vendredi 13 avril 2018

Du beau monde au mariage de l'Arlésienne... et une autofiction à la clé?

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Laure Mi Hyun Croset – "Un os dans la noce": c'est avec ce mot de Frédéric Dard qu'on a envie de résumer "Le beau monde", présenté comme le premier roman de l'écrivaine suisse Laure Mi Hyun Croset, publié tout dernièrement chez Albin Michel. Et l'os est de taille, si l'on peut dire: telle Julia Roberts dans "Runaway Bride", la fiancée a fait faux bond, le jour même de son mariage. Les festivités sont toutefois maintenues! Ainsi lâchés, les invités conversent en roue libre, dressant peu à peu le portrait aigre-doux, mais avec une note finale positive, de l'absente. "Le beau monde" poursuit ainsi plusieurs pistes: en revisitant le thème de l'Arlésienne, cette absente dont on ne fait que parler, l'écrivaine égratigne une société présentée comme très heurff. Et suggère fortement qu'en définitive, la mariée absente, prénommée Louise, c'est l'écrivaine elle-même. Mais chaque chose en son temps...

C'est qu'un mariage sans mariée, ce n'est pas un mariage! L'auteure casse donc d'emblée le déroulement programmé, banal finalement, d'une noce des beaux quartiers, en lui enlevant son personnage principal – puisque dans une noce, chacun joue un rôle, dit les répliques qu'il faut quand il faut, trinque quand c'est demandé, bref: se montre l'acteur consentant et souriant d'un rituel. Ce rituel, vu les circonstances, il est nécessaire de le réinventer, et les personnages jouent le jeu de cette réinvention. Autant dire qu'on est dans une démarche moderne! Modernité qui tranche avec les personnages mis en place, obligés de sortir de la tradition des noces de toujours. Vraiment? Si on les sent très "beaux quartiers", à la façon des personnages des romans d'une Solange Bied-Charreton, ceux de Laure Mi Hyun Croset se montrent finalement assez disposés à revoir activement les scénarios trop bien écrits de la tradition.

La romancière convoque à la noce les anciens compagnons de la mariée. Un choix qui peut surprendre: pas sûr qu'on ait envie d'inviter ses ex à son mariage! On peut voir cela comme un choix de pure convention, mais il est révélateur, dans les deux sens: il en dit long sur la mariée, mais aussi sur ceux qui en parlent. Ainsi naissent des personnages qui, avec leurs qualités, leurs défauts et surtout leur médiocrité (mais en somme, le roman d'aujourd'hui est truffé de personnages médiocres, d'âmes grises en somme – pour reprendre le mot de Philippe Claudel...), sonnent vrai et suscitent chez le lecteur des sentiments francs de rejet ou de compréhension. On trouvera ainsi un professeur aux airs de Pygmalion imbu de lui-même, qui a instillé une certaine culture générale à la mariée, ou tel richard qui lui a appris les bonnes manières: ce sont autant de créateurs d'un vernis social, aux relents marqués de baronne Nadine de Rothschild, suggérant que la mariée n'est pas ce qu'elle voudrait paraître. Ainsi sont par ailleurs esquissés certains fantasmes masculins classiques, qu'on peut qualifier de dominateurs, le premier desquels consistant à "créer une femme", à lui donner les clés d'un monde.

Non contente de revisiter le mythe de l'Arlésienne et de s'aventurer dans le monde de Pygmalion, l'écrivaine exploite le thème du locus amoenus, à savoir ce lieu clos où des personnages que rien ne rapproche a priori se retrouvent et se trouvent obligés de se raconter des histoires pour passer le temps. Une noce, en effet, quoi de plus clos? Les invités sont ensemble, et basta. Et les membres des deux familles, réunis presque malgré eux, n'ont pas forcément grand-chose à se dire. Ah, vraiment? L'auteure fait le grand écart en confrontant une famille de la grande bourgeoisie lyonnaise, celle du marié (assez vite évacué) et celle de sans-nom genevois, parents de Louise, dont on comprend qu'elle est une enfant trouvée. L'auteure dessine avec une incisive justesse le tableau d'une classe sociale supérieure qui trouve un certain plaisir, mesuré certes, à s'encanailler avec celle du dessous, qui elle-même jouit d'avoir pu côtoyer, voire presque tutoyer, des gens qui comptent. Choc des familles, le mariage est aussi un choc des classes, le temps de quelques heures. Et un jeu des illusions. 

Enfin, il est permis de se demander si cette mariée absente, cette fameuse Louise, qui a joué les mariées fugitives pour signifier son inaptitude à se soumettre à quelque joug social que ce soit, n'est pas l'écrivaine elle-même. Cette dernière donne des pistes au lecteur dans ce sens: formée à l'université de Genève comme l'auteure, Louise serait donc une écrivaine, auteure de plusieurs livres aux succès divers qui ressemblent étrangement à ce qu'a écrit Laure Mi Hyun Croset elle-même. A ce titre, le mot "velléitaire", glissé comme sans faire exprès au détour d'une phrase, apparaît lui-même comme révélateur: il évoque le premier recueil de nouvelles de Laure Mi Hyun Croset, consacré à des personnages qui abandonnent leurs projets – des procrastinateurs, pourrait-on penser. Certaines phrases semblent par ailleurs commenter ses autres ouvrages, tels "On ne dit pas "je"!". Enfin, on retrouve toutes les lettres de "Louise" dans "Laure Mi Hyun Croset" – jeu de lettres qui pourrait paraître oiseux si la Louise du roman ne s'y était pas elle-même adonnée, en sens inverse, pour définir son totem de scout.

"Le beau monde" est structuré en sept parties, correspondant aux sept sacrements de la religion catholique, illustrés de façon plus ou moins pertinente dans un jeu où prévaut le crescendo: crescendo d'ivresse, crescendo de révélations. Quitte à grossir le trait, l'écrivaine revisite ainsi de façon éclatante le type de l'Arlésienne, lui conférant une incroyable épaisseur. Reverra-t-on Louise aux funérailles? Affaire à suivre, puisque la fin du roman est ouverte. Et si "Le beau monde" était le pendant de "Polaroïds", à savoir une autre autofiction assumée, une "confession" (pour reprendre le nom d'un sacrement) énoncée  par Laure Mi Hyun Croset derrière un masque presque transparent? Avec un sourire mutin, la question est posée...

Laure Mi Hyun Croset, Le beau monde, Paris, Albin Michel, 2018.

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