mercredi 20 décembre 2017

Sa préférée qu'elle abandonne

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Michaël Perruchoud – Tragique et noire histoire que celle des trois femmes qui hantent "Sa préférée"! Pour son tout dernier roman, l'écrivain suisse Michaël Perruchoud choisit de dessiner les portraits de trois femmes qu'un drame sépare et que tout devrait relier. Ou pas: la grande sœur, la petite sœur, et la mère. Qui en a abandonné l'une des deux, "sa préférée" justement, une enfant de cinq ans, par une période de grande famine. 

Grande famine? On ne saura pas grand-chose du temps ni du lieu de celle-ci, si ce n'est qu'elle aurait pu se produire au vingtième siècle en Europe orientale, si l'on en croit les prénoms des personnages et le décor relativement simple, voire minimaliste, que l'auteur pose – un cadre qui n'est pas sans rappeler celui de "La Guérite", précédent opus du romancier. Ce flou de l'arrière-plan confère à "Sa préférée" des allures de conte intemporel. 

Tout s'ouvre donc sur l'abandon, par une mère, de l'une de ses deux filles: sa préférée, justement. Terrible entrée en matière, un brin démoralisante pour le lecteur! Rien ne manque pour décrire la misère extrême d'une époque, dès la première phrase: "Elles arrivaient dans ces quartiers où l'on mourait le moins." Il y a les notations, mais aussi le jeu des contrastes avec des temps qui furent plus prospères et dont on n'a que le souvenir en période de famine. Il y a aussi le jeu de l'altération des relations humaines, et le caractère veule des hommes face à des femmes qui, vaille que vaille, agissent. Et pour donner encore un peu de poids au propos, l'auteur va jusqu'à ponctuer son récit des surnoms de certains personnages, toujours identiques à l'instar de "Pauvre vieille grand-mère".

Mais si toutes sont fragiles dans "Sa préférée", aucune ne meurt... et l'auteur, après un premier chapitre centré sur la personnalité de la mère, dessine le parcours des deux filles, celle qui a été abandonnée et l'autre. Le travail de l'écrivain sur la psychologie de ces deux personnages qui grandissent est remarquable, et permet de les cerner jusqu'au tréfonds: l'une, celle qui a été abandonnée, va totalement effacer l'épisode de sa mémoire, l'autre va se surpasser afin de prouver à sa mère qu'elle ne vaut pas moins que... "sa préférée", justement: études, enfants. La mère, toujours là à comparer ses deux filles, l'absente adulée et celle qui est restée et endure ces rabaissements, finit par sombrer dans la démence après une vie marquée par la famine, qui détermine un rapport bien défini à la nourriture.

"Sa préférée" est porté par un style d'une très grande justesse, au plus près de ce qui est dit: l'auteur ne recule pas devant la phrase sans verbe pour donner du poids à certains mots, et fait un usage modéré de mots forts et populaires, voire vulgaires ("pute", lit-on quelque part), ce qui leur confère la portée toute particulière d'un éclat dans un contexte faussement calme. On relève aussi le sens du rythme de l'écrivain, qui fait alterner rapidement les points de vue de ses personnages pour accélérer le propos en fin de roman, après de premiers chapitres relativement longs, centrés sur un seul point de vue. Ceux-ci permettent de cerner, de manière douloureuse, les personnages, les liens et le contexte. 

Michaël Perruchoud, Sa préférée, Lausanne, L'Age d'Homme, 2017.


2 commentaires:

  1. Ah je vais le mettre dans mes livres a acheter =) http://sur-mon-etagere.over-blog.com/

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    1. Oui, et je t'en souhaite une bonne lecture! L'écrivain est excellent.
      Je ne sais pas où tu vis... cela dit, l'éditeur est suisse, mais je crois qu'il est bien diffusé en France et ailleurs. Je te souhaite une bonne découverte!

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