vendredi 27 octobre 2017

L'odyssée baudelairienne et titubante d'un mec qui picole

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Mr P et Saint Georges – Monsieur et Madame, tout le monde connaît: c'est cette série de livres illustrés destinée aux jeunes lecteurs et signée Robert Hargreaves. Grande est aujourd'hui la tentation, pour les créateurs qui ont baigné là-dedans dans leur enfance, de détourner le concept à l'attention d'un public adulte. C'est ce qu'ont fait les artistes fribourgeois Mr P et Saint Georges, pour plusieurs titres. En la matière, "Monsieur Picole" a quelque chose d'emblématique. A ce propos, j'ai deux nouvelles, une mauvaise et une bonne. La mauvaise, c'est que le petit livre que je m'apprête à évoquer ci-dessous n'est plus disponible en librairie. La bonne, c'est que les auteurs en ont publié une version imprimable: il suffit de se l'imprimer chez soi pour avoir le bouquin. Gratos. Si possible en étant sobre, quand même, pour ne pas agrafer de travers...

On pourrait évidemment croire à une pochade potache sur le thème de l'ivresse de fond, qui amuse et inquiète à la fois. Soit. Mais les auteurs assument leur parti pris et jouent la carte de la tendresse face à leur personnage rougeaud, alcoolique de fond à la face hilare, qui, tel le capitaine Haddock, a développé une allergie à tout breuvage qui ne contient pas d'alcool. Pire: tel le "pochtron" de Renaud, mélanger de l'eau au Ricard est déjà problématique. Ah, et puisque j'y pense, pour compléter le portrait du bonhomme: "Monsieur Picole" a de qui tenir puisque sous la férule de François Léveillé, il a tenu un rôle dans l'émission télévisée québécoise "Habitaction", et qu'il a donné son nom à un marchand de glaces chilien réputé basé à Santiago (là-bas, on dit "Picolé"). Cela, sans oublier le chef français d'un atelier de parachutistes du côté de Biscarosse, en France, dans les Landes. 

Et enfin, bien sûr, cet opuscule se distingue par un background culturel costaud (comme qui dirait).

La structure du récit rappelle, pour faire court, l'Odyssée d'Homère, Monsieur Picole faisant figure d'Ulysse à la recherche de sa mère patrie, figurée par son logement – à moins qu'il ne recherche un rendez-vous chez le médecin ou une rencontre galante, on n'en sait rien, le texte se montre légèrement flou. Tel le héros d'Homère, Monsieur Picole fait en une journée un voyage en plusieurs étapes, correspondant aux rituels liés à l'alcool: coup de l'étrier, apéritif, premier verre  du matin pour se donner du courage, un autre pour se calmer, etc. Le personnage va donc se retrouver dans des cadres divers, allant du bar branchouille à la décharge trash, en passant par l'établissement de quartier un brin cradingue mais si familier, où l'on trouve des bocaux qui renferment des organes humains, un peu comme dans "Alien: Resurrection" (mais on n'y reconnaît pas de foie, hélas...) 

Le rapport entre le texte et l'image joue l'ambivalence, entre redondance et innovation. Certes, l'illustrateur assume sa mission de montrer en images ce que dit le texte. Le dessin enrichit cependant le texte, dans la mesure où il développe parfois, dans une certaine mesure, ses propres histoires. En particulier, le dessinateur met dans plus d'un de ses dessins des ronds mal définis, suggérant ainsi l'ivresse... ou les planètes qu'elle promet de découvrir. 

... ce qui nous amène au thème du Petit Prince, qui va de planète en planète, tel un Ulysse moderne. On sent que ce personnage est amené par le dessinateur, qui le représente en particulier dans le bar qui sert de point de départ, comme un gamin un peu paumé. La narration y reviendra, et le lecteur comprendra que "dessine-moi un mouton", c'est sympa, surtout si le mouton s'appelle Rothschild et se déguste par caisses de six bouteilles. Mais il ne faut pas exagérer: plutôt que des roses, l'illustrateur dessine des peaux de bananes, qui rendent la marche difficile. 

Le texte joue lui aussi avec ses références propres (ou pas), en brodant spécialement autour du poème "L'Albatros" de Charles Baudelaire. Pour la faire courte et sans trahir les artistes, disons que l'alcool fait pousser des ailes de géant, mais que celles-ci empêchent tout un chacun de marcher, surtout au-delà de un pour mille. Le lecteur est du reste mis sur la piste, par le biais astucieux du nom d'un cocktail. Mais il n'y aura pas de dessin d'albatros dans ce livre: sur ce coup-ci, éminemment littéraire, le texte prime.

Le texte, justement... le lecteur goûte un texte au ton pertinent, habillé d'une éloquence un peu trop flamboyante pour être honnête, où abondent les excuses d'ivrognes qui permettent au personnage d'éviter d'accuser l'alcool. Tout cela relève de la caricature! Et il est possible que les auteurs aient voulu se mêler à ce jeu-là, puisqu'ils proposent en fin de livre un renvoi au bar "de la page 3", qui se trouve en réalité en page 7 (ou 5, si l'on ne compte pas les pages de couverture). L'ivresse aidant, le langage devient tangage. Quelques astuces lexicales, enfin, s'avèrent succulentes: pour n'indiquer qu'un exemple, on trouve dans "Monsieur Picole" l'expression "lâcher la grappe", qui renvoie au raisin, donc au vin.

Enfin, et puisque les "Monsieur et Madame" de Fribourg constituent une série, force est de relever que les auteurs ont utilisé, comme personnages secondaires, des bonshommes qui mériteraient un livret à eux seuls: Monsieur Travelo, Monsieur Anonyme, Monsieur Cocu, Monsieur Punkachien. Il n'en faut pas moins pour recréer un monde qui a le double avantage d'être délicieusement régressif, en rappelant Roger Hargreaves, et franchement adulte et grinçant, si l'on pense aux doubles sens du texte et aux astuces du dessin, où il est question de "bites" alors qu'un paumé cherche où il "habite". Comme quoi les auteurs osent tout... y compris des dessins riches où le lecteur trouvera plein de détails intrigants et significatifs.

Alors, tous avec moi, criez à l'attention de l'éditeur: rééditez "Monsieur Picole"!

Mr P et Saint Georges, Monsieur Picole, Fribourg, Les Fleurs bleues. 2012.

2 commentaires:

  1. Ohlala merci pour cette découverte. J'adore les albums détournés d'une manière générale, et là, je trouve l'idée de le faire sur les Monsieur et Madame très intrigante. J'adore le titre de celui-ci aussi, et tout le concept. Je viens de me le télécharger en pdf. Yapluka !

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  2. En effet, yapluka! :-)
    Je te souhaite bien du plaisir avec ce petit livre... Les créateurs ont fait toute une série de tels ouvrages; certains sont disponibles sur le site de leur maison d'édition.

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