mercredi 7 mai 2025

Bal pour une ascension sociale découronnée

temp-Image-FXs-FHF

Irène Némirovsky – Elle est cruelle, l'histoire que relate "Le Bal", court roman (on parlerait aujourd'hui de "novella") de l'écrivaine russe d'expression française Irène Némirovsky. Et amorale, si l'on en considère l'issue: pourquoi le bal organisé par les Kampf a-t-il tourné au fiasco?

Rembobinons: "Le Bal" relate l'organisation d'un bal par les parents Kampf (un mot allemand qui signifie "combat": le conflit familial est annoncé!), devenus soudain riches à l'issue d'un placement financier particulièrement heureux. L'enjeu est de taille: il faut s'imposer dans le grand monde, l'impressionner même, et montrer qu'on en est. 

En quelques mots et phrases qui suffisent à faire mouche, la romancière réussit à saisir parfaitement le gigantisme d'une telle opération: deux cents invitations, une débauche de moyens (menu de chasse, caviar, foie gras, orchestre...), et même quelques ruses pour masquer le fait que les Kampf, famille en partie juive et laborieuse comme l'était celle de l'écrivaine, n'ont pas tous les codes. 

Cela passe aussi, et c'est là que l'intrigue se noue, par l'attitude des parents, Rosine et Alfred, à l'égard de leur fille Antoinette: devenus riches, ils ont sous-traité son éducation à une gouvernante anglaise qui la tient de manière stricte, ainsi qu'à une professeur de piano très rigide. A travers ces choix, les parents imposent à leur fille ce qu'ils imaginent être une bonne éducation, austère, corsetée et surtout infantilisante, tout en signifiant qu'ils ont d'autres priorités, d'ordre social, dont le bal est le symbole.

Ce choix s'avère problématique au moment de l'intrigue: à 14 ans, Antoinette, consciente que son corps change, que ses bras, aujourd'hui tels des flûtes, pourraient devenir "les plus beaux bras du monde, qui sait?", n'est plus un enfant... et elle entend bien n'être plus traitée comme telle. Ses parents ne veulent pas d'elle au bal? Elle doit être couchée à neuf heures, et on la relèguera pour une nuit dans un débarras aménagé à la hâte? Elle saura trouver sa revanche, fracassante. 

Cette revanche, il est permis d'y voir une manière freudienne de tuer non seulement le père, mais aussi la mère, puisque tout va se jouer, finalement, entre une Antoinette consolatrice mais sûre d'elle et une Rosine à terre. Rien ne sera dit des modalités de la revanche, rien n'aura changé, chacune aura sa vérité. Mais l'auteure conclut en rappelant que si Antoinette est sur la pente ascendante, Rosine est déjà, en quelque sorte et de même qu'Alfred, qui a déjà quitté la scène, un modèle obsolète. Ce qu'elle essaie de masquer: l'auteure l'annonce déjà plus haut dans le récit, montrant en particulier Rosine, vaguement consciente de son déclin, cheveux teints, en train de se maquiller en pensant à ses propres années de jeunesse.

Récit d'un basculement dans l'âge adulte, celui où l'on n'a plus peur de ses parents, "Le Bal" est aussi une critique féroce d'un ménage de parvenus, désireux de surjouer un style grand-bourgeois (débauche de moyens pour le bal, bijoux à profusion pour Rosine, qui a commencé comme dactylo) pour faire oublier son extraction modeste et une ascension sociale due à un simple coup de génie boursier.

Posée en adversaire face à des parents oppressifs, Antoinette apparaît comme le parangon de la jeune génération qui, déjà, pousse ceux-ci vers la sortie. Cela, avant même qu'ils n'aient existé socialement, fût-ce une soirée, puisque "leur" bal s'avère un fiasco qui n'attirera que la professeur de piano d'Antoinette. 

C'est ainsi avec une ironie féroce que l'écrivaine Irène Némirovsky dessine, implacable, le passage de témoin d'une génération à une autre, sans que la génération précédente n'ait eu le temps de jouir d'une ascension sociale soudain découronnée, ni en somme de jouer toute sa partition – comme ces musiciens qui, commandités pour le bal, n'ont pas joué grand-chose de toute la soirée.

Irène Némirovsky, Le Bal, Paris, Grasset & Fasquelle, 1930/Les Cahiers rouges, 2002/2016.

Le site des éditions Grasset.



2 commentaires:

  1. Je n'ai lu qu'un seul roman de cette autrice "Chaleur du sang". Il ne m'a pas laissé un souvenir inoubliable... J'avais trouvé certaines phrases étranges (la traduction ?) et quelques jours après il ne m'en restait plus rien... Je retenterai peut-être un jour et pourquoi pas avec celui-ci ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Nathalie, merci d'être passée! :-) Celui-ci est saisissant et court (120 pages écrites gros), cela pourrait en effet te réconcilier avec cette écrivaine. Bon week-end à toi!

      Supprimer

Allez-y, lâchez-vous!