Mali Van Valenberg – Imaginez le théâtre. Vous voilà plongé dans un de ces bars à karaoké où la clientèle est rare, à des heures indéfinies. Pour un peu, on se croirait dans ce bistrot esquissé par Gilles dans "La Gonflée":
Deux qui discutent et se regardent
Dans le blanc des yeux en trinquant
Dans une odeur de corps de garde
Café, tabac, fondue, vin blanc
Nuances cependant: les deux qui "discutent et se regardent" ne sont pas des poivrots, mais deux femmes: Solange, 60 ans, et sa fille, Vera, 25 ans, patronne de son état, qui rêvasse sur ses mots croisés à défaut de dormir sur la Julie (c'est son journal). Et le bar, hanté qui plus est par un certain "Mister Nobody", s'appelle "Sing Sing Bar". Voilà, le décor est planté, c'est celui d'un huis clos – c'est parti pour une heure de théâtre.
Le lecteur est saisi d'emblée par le ton familier et gouailleur de Solange, qui se lance dans une improbable histoire de querelles de voisinage à base de gazon. Celle-ci va se poursuivre sur le ton des conversations que nous connaissons, restitué avec beaucoup de réalisme par la dramaturge: les mots sont là, on entend Solange s'emporter à chaque phrase. L'auteure tisse l'idée du jardin, allant jusqu'à évoquer une collection de nains de jardin, prétexte à des querelles qui dessinent, le verbe haut, les rapports complexes qui peuvent exister entre une mère et une fille.
Dans ce contexte de dialogue se suffisant pour ainsi dire à lui-même, le personnage de Mister Nobody apparaît comme un élément extérieur. Extérieur au niveau du rôle d'abord, puisque Mister Nobody est un client, alors que Vera et Solange apparaissent comme les membres du staff du bar. Extérieur aussi, du moins en apparence, en ce qui concerne l'histoire qu'il amorce, et qui a ses propres personnages. Pourtant, et cela accroche le lecteur ou le spectateur, son histoire a quelques résonances avec celle de Vera et Solange. Il s'en ira au terme de la première partie, laissant tout le monde avec ses réponses.
Mister Nobody fait dès lors figure de fantôme peut-être révélateur. Dans le même esprit, il y a ce personnage vivant à l'étage supérieur, une sœur qui fonctionne comme une Arlésienne: Vera et Solange en parlent, mais on ne la verra jamais. Est-ce Jane, celle dont Mister Nobody parle?
Et puis il y a ce nom de bar, "Sing Sing Bar". Le lecteur pense d'emblée à la prison américaine légendaire, peut-être éponyme. C'est légitime: toute la pièce tient dans ce lieu, qu'on peut voir comme la prison de Vera, la patronne, assignée à son bar, pas même en mesure de prendre un jour de congé pour un cas de force majeure. Plus largement, il est permis de penser qu'à l'instar d'un tel bar, n'importe quel lieu de travail est une prison.
Mais double sens il y a: sachant que "to sing" signifie "chanter" en anglais, "Sing Sing Bar" est un nom prédestiné pour un bar à karaoké. Du reste, les chansons ouvrent et ferment la pièce de théâtre, en une danse grotesque de fin de soirée. Et dans l'intervalle, c'est dans le micro du karaoké, comme pour lui donner davantage d'importance, que Vera relate en un monologue haut en couleur ses envies d'évasion vers l'Alaska – il est possible de l'écouter ici, avec une délicieuse mise en images.
Magnifiant l'écume des jours, les mots partent en roue libre dans "Sing Sing Bar", pièce créée au Petithéatre de Sion en 2019, dans une mise en scène de l'auteure. Ils disent la vie de chacune et de chacun, parfois prosaïque, et la relation complexe entre une mère et sa fille. Ils évoquent aussi, mine de rien, la difficulté du métier de tenancière de bar obligée de faire face à la concurrence, au travers d'exemples aussi concrets que les rondelles de saucisson offertes aux clients avec l'apéro.
Mali Van Valenberg, Sing Sing Bar, Lausanne, BSN Press, 2021.
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