Jean-Pierre Ohl – Les inconditionnels de la fratrie Brontë connaissent Jean-Pierre Ohl pour sa toute nouvelle biographie des Brontë, sobrement intitulée "Les Brontë" et parue en 2019, et que m'a signalée une lectrice amatrice de cette époque – merci! Deux ans auparavant, il a proposé à ses lecteurs "Le Chemin du Diable", un roman historique de la meilleure eau, campé dans les années 1824 au cœur de l'Angleterre.
En installant le journal de Leonard Vholes, "destiné à personne", en guise de captatio benevolentiae, l'écrivain annonce d'emblée la couleur: il sera question de mystères à multiples fonds, et le lecteur va se sentir privilégié d'y entrer petit à petit. C'est là qu'il place certains éléments qui vont trouver place dans le roman. Cette "main qui écrit", par exemple, ne fait-elle pas écho à la main du Caporal, tranchée lors d'une insurrection populaire survenue à Peterloo, et remplacée par un fort utile tire-bouchon?
Mais c'est lorsque les personnages du roman deviennent davantage que des ombres que le lecteur se met à saliver. L'auteur a en effet le chic pour dessiner un monde d'humains, surtout des hommes, hauts en couleur, à commencer par Edward Bailey, dont le penchant pour le madère finit par constituer un leitmotiv. On aime aussi la construction de son commanditaire, Spalding, dont l'auteur se complaît à illustrer ses problèmes de goutte – avec l'image qui fait mouche à tout coup, conférant à ce noble un caractère soudain dérisoire.
Il est vrai que "Le Chemin du Diable" tient une bonne part de sa saveur à la capacité de l'écrivain de trouver les images qui font mouche: tels yeux seront ainsi comparés à des huîtres, et une peau tendue par une expression apparaîtra telle une barde de lard. Quant au "Chemin du Diable" qui donne son titre au livre, c'est le chemin de fer, rien que ça. Une telle image cristallise les résistances à ce moyen de transport, novateur au début du dix-neuvième siècle. De façon générale, bien sûr, il y a la crainte de pertes d'emploi ou de salaire, vécue par les travailleurs, et aussi les soucis face à un mode de transport perçu comme pathogène. Ces craintes et soucis, l'auteur les personnifie au travers d'un cadavre trouvé au fil du chantier. Il n'en faut pas moins pour jeter l'effroi et lancer une intrigue qui file sur les rails du genre policier.
Ce regard sur les hommes besogneux, affectés à la construction du chemin de fer ou à la mine, l'auteur les observe avec un réalisme zolien, retrouvant leur jargon et retraçant leurs rancœurs face à une révolution industrielle qui ne tient pas toutes ses promesses. A l'autre bout de l'échelle sociale, il y a les possédants, ceux qui se lancent dans l'invention du chemin de fer et des trains à vapeur, à commencer par George Stephenson, et aussi ceux qui se mêlent de politique, pour le meilleur et pour le pire, entre France et Angleterre: la Révolution française n'est pas loin, Waterloo non plus. Et il y a aussi ce monde de poètes – Charles Dickens en tête, jeune encore, apprenant son latin chez un bouquiniste – et de prostituées qui hantent les marges de l'ouvrage et lui donnent sa couleur littéraire, loin de toute froide technique.
Et comme il se doit, c'est en marge de l'inauguration de la première ligne de chemin de fer, entre Stockton et Darlington, que les derniers fils de l'intrigue se dénoueront. Ils sont complexes, passent par une chambre secrète qui s'ouvre par magnétisme et explorent quelques secrets de famille et autres cadavres mis au placard plutôt qu'au caveau. C'est gourmand, c'est dense, parfois même aussi tortueux qu'un tortillard de campagne: au-delà de l'intrigue, manifestement passionné par son sujet, l'auteur réussit à construire un univers à part entière autour d'un des berceaux de la révolution industrielle de la vapeur. De quoi captiver pleinement!
Jean-Pierre Ohl, Le Chemin du Diable, Paris, Gallimard, 2017.
Lu par Albertine, Alexandre Burg, Brontë Divine, Girl Kissed By Fire, Jean-Paul Gavard-Perret, Lilly, Une Ribambelle.
Et pour la petite histoire: les éditions Harlequin ont publié en 1978 un roman portant le même titre. Signé Violet Winspear, il parle sans doute de transports plus amoureux que ferroviaires...
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