Eric Garandeau – Le festival de Cannes aura-t-il lieu cette année? Rien n'est moins sûr, puisqu'il a été reporté pour les raisons que nous savons. Dommage: les cinéphiles n'auront pas droit à une comédie à la façon de "Tapis rouge", premier roman d'Eric Garandeau. Haut fonctionnaire passé par le milieu du cinéma, c'est aussi un auteur qui s'autorise plein de libertés, à commencer par celle de créer un pays... et d'inviter quelques stars dans son livre brindezingue, comme il se doit.
Pour entraîner son lecteur dans ce roman, l'auteur choisit de mettre en scène le parfait anti-héros, victime de péripéties toutes plus fabuleuses les unes que les autres. Ce sera Ricardo Verloc, loser qui gagne malgré lui, bonhomme qui peine à dire non aux multiples solliciteurs que sa fonction de vague responsable au festival de Cannes attire. Dans un esprit de revanche, le voilà expédié dans un pays imaginaire d'Asie centrale, l'Uzkhistan, dirigé par un dictateur sanguinaire qui a dix filles. Mission: personne n'est d'accord, entre métaux rares, instauration d'un festival de cinéma ou – et c'est là que ça devient délirant – production d'un film sous la férule d'Oksana, fille du dictateur.
C'est qu'Oksana, influenceuse à la mode uzkhistanaise, est complètement givrée et déconnectée de la réalité, et l'auteur ne manque jamais de le souligner, allant jusqu'à transcrire fidèlement son français aléatoire. Elle tient Ricardo par les couilles, littéralement, entre copulations échevelées et menaces d'envoyer Verloc aux crocodiles s'il ne donne pas satisfaction. L'auteur prend soin, bien entendu, de montrer que ces menaces ne sont pas lancées en l'air. Dès lors, l'auteur déploie avec un hilarant bonheur des trésors d'imagination pour faire en sorte qu'un film a priori sans queue ni tête (même s'il est porté par Jean-Pierre Mocky et Gérard Depardieu, qui passaient par là) peut arriver en sélection finale au Festival de Cannes. Disparitions mystérieuses dans le jury, effets pervers du féminisme façon quotas, tout y passe!
Bien entendu, l'auteur de "Tapis rouge" joue à fond sur les références cinématographiques, et le lecteur cinéphile prendra un plaisir gourmand à les débusquer. C'est "Apocalypse Now" qui mène le bal, avec la musique des Walkyries et les hélicoptères – des hélicos qui hantent ce roman, moyen de transport privilégié ou thème musical signé Karlheinz Stockhausen en interpolation avec un opéra fort mondain. Et Saint Jean lui-même, auteur de l'Apocalypse qui clôt le Nouveau Testament, fait lui aussi son apparition, tant qu'à faire... Il y a quelques répliques qui rappellent étrangement quelques chose, des scènes du livre qui évoquent des moments de cinéma, voire des titres de films glissés comme par hasard, tirés de la noria de productions commerciales ("Fierce Creatures") ou classiques (il sera question d'"Amadeus", mais aussi d'"Autant en emporte le vent", puisque Oksana, avec son tempérament de feu, veut absolument un incendie dans son film).
Et comme il n'y a pas de bon film sans casting, l'auteur a la main lourde sur le namedropping, et là aussi, le lecteur a droit à quelques surprises. Que Gérard Depardieu se pointe dans une ex-république de l'URSS, même imaginaire, c'est juste normal: en tant qu'acteur, il est constamment à cheval entre la réalité et la fiction. L'auteur indique aussi le verbiage de Jean-Luc Godard, et comme il faut mettre des personnages forts dans l'intrigue, on y trouvera aussi Vladimir Poutine, déguisé en fournisseur de smokings, et Recep Tayyip Erdogan, au gré d'une odyssée improbable du côté du Bosphore et d'Odessa (clin d'œil au "Cuirassé Potemkine" d'Eisenstein...). Et, fort malicieux, l'écrivain rappelle qu'Olivia de Havilland, 103 ans à l'heure où je vous écris – l'âge de Suzy Delair et de Kirk Douglas, soit dit en passant, paix à leurs âmes... – vit toujours à Paris. Oui, Ricardo Verloc aura aussi recours à elle!
Il vous en faut encore? L'auteur joue aussi l'image bovine, récurrente – on pense à "L'Age d'Or" de Luis Buñuel d'abord, même s'il n'est pas cité. De façon plus consistante, le lecteur a droit à un réalisateur japonais épris de bœuf de Kobé, et aussi, en dernière image sauvage, la recréation d'Harvey Weinstein en Minotaure. Et là, il croque des jeunes filles comme on le sait, on ne rigole plus, et Ricardo Verloc le souligne. Sauf qu'Oksana, adepte de l'amour vache, vise les Oscars, mais c'est une autre histoire, entre dents de Minotaure et dents de Crocodile (mais pas "Dents de la mer", quoique).
Dysprosium contre Rafale? C'est le deal que le Quai d'Orsay aimerait proposer à l'Uzkhistan. Mais lorsqu'on lâche un Ricardo Verloc parfaitement ingérable dans l'affaire, on a droit à un sacré moment de cinéma, truffé d'incrustations qui, bien amenées, déclenchent immanquablement l'hilarité. Mais "Tapis rouge", roman échevelé et excitant, c'est aussi une satire corrosive du monde des hauts fonctionnaires, de la diplomatie et des administratifs qui font le cinéma français d'aujourd'hui. Et le lecteur se plaît à se demander quel comédien français pourrait bien jouer tel ou tel rôle. J'ai quelques idées... et vous en aurez aussi.
Eric Garandeau, Tapis rouge, Paris, Albin Michel, 2019.
Le site des éditions Albin Michel, celui de l'Uzkhistan (qui s'approprie le Cervin...)
Bravo pour cette belle chronique !
RépondreSupprimerUn livre que tu me donnes envie de découvrir :)
Je prends note de celui-ci.
Bonne journée !
Cela fait du bien de rigoler un peu en cette saison… En effet, c'est un bon livre, à rapprocher de "En haut de l'affiche" de Fabrice Châtelain.
SupprimerBonne journée et bonne semaine à toi!