Hideo Okuda – "Lala Pipo": voilà bien un titre énigmatique et intrigant derrière sa consonance amusante. L'écrivain japonais y confronte, dans un esprit à la fois drôle et grinçant, les thèmes de la solitude et de la sexualité. Cela, au travers de six personnages principaux quelque peu marginaux, hommes ou femmes tokyoïtes, qu'on qualifiera aisément de bizarres: de purs anti-héros.
Une note tout d'abord sur la construction maîtrisée de cet ouvrage, un roman composé de six parties centrées chacune sur l'un des six personnages mentionnés. Bien lié, l'ensemble compose une danse des personnages récurrents: aperçu en arrière-plan, tel personnage peut ainsi prendre chair plus loin. Cela, à l'instar de l'opératrice de saisie un peu forte qui transcrit les romans d'un écrivain à la chaîne, ou du rabatteur et des filles qu'il ramène chez lui pour les tester... et qu'un voisin de palier écoute.
Justement, ce voisin de palier... en commençant son récit avec lui, l'auteur n'y va pas de main morte, si l'on peut dire. Hiroshi Sugiyama est en effet un otaku peu ambitieux, mais aussi un trentenaire qui aime se masturber en écoutant les voisins et développe des combines pour améliorer l'expérience: utilisation d'un verre pour écouter à travers le plafond, debout sur une chaise, puis carrément au moyen d'un micro permettant d'entendre à travers les murs. Seule l'écoute compte.
Face à cela, le lecteur se trouve pris en porte à faux, à la fois gêné et amusé par ces procédés dérisoires et grotesques, mais aussi épaté: si Hiroshi Sugiyama, soucieux de son image, craint à chaque action de passer pour un pervers aux yeux de son entourage romanesque, c'est bel et bien ce qu'il est aux yeux du lecteur.
La mise en avant du gigolo-rabatteur permet à l'auteur d'ouvrir son récit sur la société japonaise, ses codes rigides, ses difficultés et les arrangements qu'on peut y trouver. Si le thème du regard masculin sur les femmes est une constante, révélatrice d'une société présentée comme patriarcale dans l'âme, l'auteur montre ainsi aussi comment, à plus d'une reprise, les femmes savent, même si cela a un coût social, tirer leur épingle du jeu.
Leur bénéfice est aussi financier à l'instar de ces vraies ou fausses lycéennes qui, semblant assumer leur vénalité, monnaient leurs charmes dans un bar à karaoké et finissent par y faire leur loi – un univers complètement fou, hanté entre autres par le fameux écrivain érotique, méprisé ouvertement parce qu'il écrit de la littérature de genre. Ou la fameuse opératrice de saisie, qui tourne en secret des films de ses ébats avant de revendre ces vidéos, avec succès: elle sait trouver les hommes qui voudront bien la suivre. Mais qu'est-ce qu'elle encaisse...
Le jeu des hiérarchies sociales (sexe, mais aussi âge et expérience) et la difficulté à dire franchement non sont aussi présentes dans "Lala Pipo", entre autres par le biais d'un représentant de commerce spécialisé dans les journaux ou les baignoires, et qui refile immanquablement sa marchandise à un personnage qui, déjà peu fortuné dans un pays où la vie coûte cher, se fait avoir à chaque fois par des trucs de vente grossiers.
L'auteur faisant preuve d'une folle imagination, le lecteur est ainsi constamment ballotté entre le rire et le scandale tout au long d'un roman virtuose et échevelé. Celui-ci présente six personnages qui sont autant de solitudes fondamentales et de rouages voilés, exemplaires d'une société dont "Lala Pipo" châtie par une ironie vigoureuse quelques aspects sombres, générateurs de frustrations en tous genres.
Hideo Okuda, Lala Pipo, Paris, Wombat, 2016. Traduit du japonais par Patrick Honnoré et Yukari Maeda.
Le site des éditions Wombat.
Egalement lu par Catherine Dutigny, Happy Antipodean, John Barré, Nicolas Derder.
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