mercredi 6 septembre 2017

"Fordlandia": quand Jean-Claude Derey explore la face cachée de Henry Ford

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Avec l'écrivain Jean-Claude Derey, le lecteur a affaire à un écrivain aux recettes éprouvées: un peu d'histoire, de l'exotisme, et surtout la dramatisation extrême des heurs et malheurs de notre temps, le tout idéalement cristallisé. On se souvient par exemple du solide "Les Anges Cannibales", qui mettait en scène les enfants soldats de Sierra Leone. Le dernier roman de cet auteur, "Fordlandia", relate quant à lui la geste d'une cité au destin tragique, édifiée au coeur de l'Amazonie pour extraire du caoutchouc. Cette cité, justement nommée Fordlandia, sera le péché d'hybris d'un Henry Ford dont l'auteur s'attache à mettre en évidence les zones d'ombre.

Côté historique, Henry Ford est donc au coeur de ce roman. On le cite régulièrement dans le secteur du management (alors qu'il est un peu ringard, même dans ce domaine...), ce qui fait facilement oublier ses mauvais côtés: il s'agit d'un antisémite rabique, admiré même d'Adolf Hitler, auteur du "Juif International", recueil d'articles vigoureusement hostiles publiés dans un journal dont il a le contrôle: le "Dearborn Independent". L'auteur met aussi en évidence, de façon forte, les erreurs de management qui ont conduit à l'échec du projet pourtant exaltant de Fordlandia: refus d'écouter les spécialistes, contrôle du personnel jusque dans sa vie privée, violence de l'encadrement. C'est peu de dire que le créateur de la Ford T apparaît comme une figure antipathique dans "Fordlandia"!

Le lecteur va cependant suivre deux personnages plus humains, fictifs, avec ce qu'ils peuvent avoir d'attachant ou de détestable. D'un côté, il y a le Juif (vraiment?) Luther Ford, rédacteur en chef du "Dearborn Indépendant", et de l'autre, Irou, membre de la tribu des Yanomami, confronté à la civilisation. Le choc est inévitable! L'auteur excelle à décrire, dans le détail, la manière de réagir de deux cultures qui se rencontrent au coeur de la forêt vierge, avec leurs préjugés et leurs forces. Les sentiments mis en scène parachèvent la force dramatique du roman. On admettra qu'il y a une part de white guilt dans la description que l'auteur fait de l'homme occidental blanc, forcément coupable, désireux de mettre en coupe réglée la plus grande forêt du monde, vue comme hostile pour qui ne la connaît pas; mais pour tempérer un tel reproche, il montre aussi que des têtes brûlées, avides de casser du Blanc, existent aussi du côté des Yanomami - cela, à travers le personnage du frère d'Irou.

Les faits relatés sont globalement fidèles à l'Histoire: oui, Henry Ford, acteur clé de l'essor de l'industrie automobile, a voulu construire une ville en plein coeur de l'Amazonie afin d'exploiter le caoutchouc lui-même plutôt que d'être soumis aux aléas de la production anglaise, jugée trop chère. Sans doute même que les seconds rôles qu'il met en scène, ces chefs sans scrupules, auraient pu exister. Le roman naît des interactions des personnages, motivés également par les sentiments amoureux, et par la place laissée à la magie, élément essentiel de la culture des Yanomami (matérialisée par la présence récurrente d'un jaguar immortel et énigmatique), dont l'auteur retrace du reste assez fidèlement le mode de vie, quitte à s'offrir la liberté de leur donner parfois une manière de voir le monde un brin française, ou à tout le moins occidentale.

Cela nous amène aux quelques approximations d'un roman par ailleurs solide: on peut s'étonner par exemple, à l'instar d'un lecteur commentant sur Amazon, qu'un Juif irlandais soit appelé Luther; dans un autre domaine, l'auteur cite "Le Petit Prince" d'Antoine de Saint-Exupéry comme si tel personnage, vivant dans les années 1928, le connaissait (p. 238), alors que ce roman n'a paru qu'en 1943. Mais le noyau dur du roman est rigoureusement réel, et l'auteur revendique sa part d'imagination: "L'imagination accomplit le reste: perchée sur une branche, elle lisse ses ailes pour survoler la forêt sauvage et le rêve mégalomaniaque d'Henry Ford qui préconisait déjà la solution finale, l'extermination de tous les Juifs." Une seule phrase, citée en prélude, qui est tout un programme: celui de "Fordlandia", l'exaltante plantation de caoutchouc qui a failli exister, et dont l'auteur retrace la tragique destinée en des mots forts, sans omettre le pénible destin de ceux qui y ont trimé.

Jean-Claude Derey, Fordlandia, Paris, Rivages, 2016.

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