lundi 21 octobre 2024

Ross Douthat: décadence, quo vadis?

Ross Douthat – "Bienvenue dans la décadence" fait partie de ces essais importants par le regard original qu'ils portent sur le monde. En l'occurrence, c'est sur le destin de l'Occident (Europe et Amérique du Nord) que l'auteur américain Ross Douthat, journaliste au "New York Times", se penche. Et il s'interroge sur le destin que se veut cet Occident qui, depuis que l'homme a mis le pied sur la Lune, n'a plus guère vécu d'aventure exaltante. Le rêve occidental a-t-il vécu, pour les Occidentaux comme pour les autres? La possibilité d'un voyage sur Mars n'a-t-elle été qu'une illusion du vingtième siècle?

Qu'on ne s'y méprenne pas: l'auteur ne voit pas dans la situation actuelle de l'Occident un monde débauché en fin de règne. Il concède même que l'on ne vit pas si mal en décadence, avec Internet, l'eau courante, l'abondance et le maintien, encore, de certaines libertés. Pour combien de temps, cependant? Cela peut durer longtemps, mais les évolutions démographiques peuvent faire sombrer cette situation. Par exemple, la question de la liberté pourrait être, selon l'auteur, compromise par l'appétence de sécurité de sociétés vieillissantes et peu enclines à accepter des risques. L'ère du covid-19 et son héritage en matière de gouvernance peut, à mon avis, être vue à travers ce prisme...

De manière plus approfondie, l'auteur identifie quatre caractéristiques de la décadence telle qu'il la définit – il les surnomme les "Quatre Cavaliers": la stagnation, la stérilité, la sclérose et la répétition. La stagnation se traduit, on le conçoit, par une croissance en berne, qui fait contraste avec celle, insolente, de pays émergents ou de niveau moyen hors du monde occidental. En envisageant la question de la faiblesse démographique de l'Occident, l'auteur étudie de manière fouillée les risques que présente le vieillissement de la population: moins d'actifs, moins de capacité d'innovation, moins de prises de risques. Et moins de gens, donc plus de solitude insupportable, tout simplement. Avec tout ça, on pense à "2024" de Jean Dutourd...

Sclérose? Là, c'est l'appareil politique que l'essayiste ausculte. Il sera donc question de clientélisme, mais aussi d'abandon des responsabilités par les Parlements – le mot de "gouvernement des juges" n'est pas prononcé, mais c'est aussi de cela qu'il s'agit: blocage de lois nécessaires, jurisprudences circonstancielles faisant office de rustines (ce que l'auteur appelle la "patchocratie"). En particulier, l'Union européenne en prend pour son grade. Enfin, l'idée de répétition s'applique entre autres aux arts, et l'auteur, lui-même critique de cinéma, analyse dès lors brillamment la banalité des nouveautés cinématographiques dominantes, qui sont souvent des resucées ou des pastiches sans fin qui occupent tout l'espace, aussi par la grâce des algorithmes, étouffant toute idée artistique neuve.

Je l'ai relevé: la décadence selon Ross Douthat peut être durable, et même heureuse d'une certaine manière. Reste que le miroir que l'auteur tend à son lectorat n'est guère flatteur. Voici en effet l'Occidental moyen (et les Japonais aussi) anesthésié par la pratique du jeu vidéo (là, j'ai pensé à "Animal Crossing", le joujou vidéo tout doux qui a accompagné les premiers confinements covidiens) ou par le fentanyl et les opiacés, voire par la pornographie extrême: selon l'auteur, et ça paraît contre-intuitif (on aurait aimé des sources plus solides sur ce point précis), la consommation de porno paraît inhiber les pulsions de viol. Tout cela ouvre la voie à une forme de despotisme doux surnommé "l'état policier rose", dont les populations semblent s'accommoder, en mode "1984" de George Orwell, en attendant quelque chose d'exaltant à la façon de Giovanni Drogo dans "Le Désert des Tartares".

Dès lors, la décadence peut mourir par catastrophe, renaissance ou providence selon l'essayiste, qui analyse plusieurs avenirs possibles, dystopiques ou réalistes: remplacement de population, retour de flamme dû à de nouveaux possibles, voire régénération religieuse – l'auteur ouvrant même la porte à la possibilité d'une religion nouvelle. Ce faisant, en se fondant sur des exemples familiers ou personnels, il s'efforce de se demander où va notre monde occidental, sur quoi son destin va déboucher, en des mots précis qui n'excluent pas un brin d'humour.

Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence, Paris, Les Presses de la Cité/Perrin, 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Peggy Sastre.

Le site des Presses de la Cité, celui des éditions Perrin.

Egalement lu par Raoul de Bourges.

4 commentaires:

  1. Hello Fattorius 🌞 Merci pour cette remarquable découverte ! L'allégorie des Quatre Cavaliers de la décadence selon l'auteur est inspirante ! J'en prends bonne note ✨ J'en profite aussi pour te souhaiter une belle semaine et d'excellentes lectures à venir 😃

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonsoir Aïkà! Oui, c'est un point de vue original, bien construit et dérangeant – sans oublier que l'auteur définit bien, aussi, ce qu'il appelle la décadence. Je t'en souhaite une bonne découverte!
      Bonne semaine et belles lectures à toi, Aïkà!

      Supprimer
  2. Intéressante cette allégorie d'autant que l'auteur semble avoir des idées non dénuées d'intérêt, notamment avec son idée de Sclérose. Le portrait qui se dessine n'a pas l'air des plus rassurants mais il faut aussi parfois savoir développer une certaine lucidité...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonsoir Audrey! Oui, c'est un essai que j'ai trouvé original et qui mérite d'être découvert. La suite? L'auteur explore des pistes, pour le meilleur et pour le pire, tout en soulignant qu'on peut rester longtemps en "décadence" et même ne pas y vivre si mal. Affaire à suivre, dans la vraie vie pour le coup! Je te souhaite une bonne fin de semaine!

      Supprimer

Allez-y, lâchez-vous!