dimanche 10 novembre 2024

Dimanche poétique 665: Charles Cros

Testament

Si mon âme claire s'éteint 
Comme une lampe sans pétrole, 
Si mon esprit, en haut, déteint 
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin, 
Entier, sans tache, sans vérole, 
Si le bégaiement bête atteint 
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C'est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis 
Personne. Car un paradis
Matinal, s'ouvre et me fait taire.

Charles Cros (1842-1888). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 8 novembre 2024

Natalie Zina Walschots et les externalités indésirables des super-héros

Natalie Zina Walschots – Déconstruire le monde des super-héros: quelle bonne idée! C'est celle qui sous-tend "Sbires", le premier roman de l'écrivaine et journaliste canadienne Natalie Zina Walschots. Et c'est par la petite porte qu'elle invite son lectorat à revisiter cet univers familier dans un esprit parodique: Anna Tromedlov, dite "Le Palindrome" (vous l'avez?), dite "L'Auditrice", est un "sbire", second couteau intermittent et précaire au service des super-méchants qui servent d'antagonistes aux Superman et autres balèzes.

Bah oui: sbire, c'est un métier comme un autre, exercé par des femmes et des hommes, et c'est ainsi que le voit la romancière. En début d'ouvrage, Anna est à la merci d'appels d'agences d'intérim, en attente du saint Graal d'un contrat à durée indéterminée. Son super-pouvoir, c'est jongler avec les tableaux Excel. Elle a quelques collègues de galère telles que June à l'odorat surdéveloppé, elle accepte une mission, elle se fait piéger... et la convalescence l'amène à faire ses propres calculs. Et si, compte tenu des externalités indésirables, les super-héros étaient plus dangereux qu'utiles?

La romancière réussit un renversement de situation intéressant, donnant aux méchants désignés le rôle de sauveurs face à des super-héros qui cassent tout et tuent, accidentellement ou non, pourvu que ce soit pour la bonne cause du moment. Ce renversement des fronts finit par se concentrer sur un super-héros imaginé pour l'occasion, peu profilé mais presque invincible, surnommé Supercollisionneur. 

S'il joue avec les codes du genre narratif des histoires à super-héros, "Sbires" se pose aussi comme un roman critique et désenchanté sur le monde du travail vu comme une manière comme une autre d'exploiter l'humain et même le surhumain: la précarité est la norme chez les sbires comme chez les acolytes (les associés des super-héros), et les Viandes, auxquels l'auteure attribue un genre grammatical hésitant, paraissent encore moins humains qu'un ouvrier à la chaîne dûment taylorisé. Chefs inaccessibles, promotions difficiles à obtenir malgré un vrai talent, lieux de travail peu engageants, risques existentiels: bosser pour un super-héros ou un super-vilain n'a rien d'enchanteur.

Et ce roman, est-ce de la kryptonite comme le promet Benjamin Patinaud, le préfacier de l'édition française? Euh, pas tout à fait. En présence d'un tel programme, en effet, le lecteur aurait pu s'attendre à une narration plus fulgurante et rapide, rythmée par exemple à l'aide de chapitres plus brefs. Il n'est par ailleurs pas toujours évident de rendre avec des phrases, qu'on lit une à une, l'instantanéité percutante d'une case de bande dessinée riche en informations que le lecteur prend, laisse ou garde inconsciemment en mémoire pour la suite. 

Donc, si certaines scènes sont bien trouvées (par exemple celle où il faut trimballer le pré-cadavre de Supercollisionneur pour actionner les systèmes de sécurité basés sur ses données biométriques), elles tombent un peu à plat à force de détails. On se trouve cependant à sourire à certains gags récurrents et bien observés, comme l'idée du café plus ou moins bon, plus ou moins sucré et plus ou moins trafiqué – le café étant devenu par excellence la boisson des chevilles ouvrières du capitalisme.

Enfin, on peut être surpris que ce roman ait trouvé sa place dans les ventes américaines de littérature LGBT+: si la plasticité de personnages plus ou moins transhumains permet, en matière d'orientations affectives et sexuelles, une fluidité qui n'irait pas forcément de soi dans un monde romanesque plus réaliste et conventionnel, celle-ci n'apparaît pas comme l'un des moteurs de l'intrigue.

On sort dès lors essoufflé d'un si long ouvrage, qui étire ses péripéties et violences sur des pages souvent trop détaillées. Au-delà de l'originalité de l'idée de départ, aurait-il mieux valu se concentrer sur quelques thèmes de société plus ciblés, ou alors y aller à fond dans la rigolade et dans la parodie pour que les pages tournent plus vite? Le débat est ouvert (et les commentaires sous ce billet aussi, tiens...).

Natalie Zina Walschots, Sbires, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2024. Traduction de l'anglais (Canada) par Gaëlle Rey. Préface de Benjamin Patinaud.

Le site des éditions Au Diable Vauvert.

Lu dans le cadre de Masse Critique Babelio:


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dimanche 3 novembre 2024

Dimanche poétique 664: Henri-Frédéric Amiel

Novembre.

Beaux jours, vous n'avez qu'un temps,
Et souvent qu'une heure !
Quand gémissent les autans,
Il faut que tout meure. —
Calme-toi, cœur agité ;
Fleurs, oiseaux, joie et santé,
S'en vont ! — Dieu demeure.

Doux soleil aux rayons d'or
Égayant la chambre,
Rive où le chagrin s'endort,
Vergers couleur d'ambre,
Lac si pur, contours chéris,
Monts riants, sentiers fleuris,
Adieu ! — c'est Novembre.

Ô solitude des bois,
Calme et recueillie,
Aujourd'hui nue et sans voix,
De brouillard remplie,
Mon cœur frémit en secret,
Car en lui monte, ô forêt,
Ta mélancolie !

Frais lointains, aubes de feu,
Chants dans la vallée,
Couchants de pourpre, ciel bleu
Et nuit étoilée,
Adieu ! Novembre est vainqueur. —
Tu te voiles dans mon cœur,
Nature voilée !

Tout est gris, morne et désert :
Au ciel, plus de flamme,
Dans les champs, plus rien de vert !
Quel est donc ce drame ? —
Nature, en tes traits pâlis,
L'œil humide, hélas ! je lis
L'histoire de l'âme.

Mais le printemps reviendra
Guérir qui se traîne !
La beauté refleurira
Sur ton front, ô reine ! —
Dans ma nuit, ainsi que toi,
Je veux descendre avec foi,
Nature sereine !

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). Source: Poetica Mundi.