Erida Bega – Puisant dans son propre vécu, l'écrivaine Erida Bega invite son lectorat à plusieurs voyages dûment mesurés, d'un bout à l'autre de Tirana, en Albanie, puis en direction de Genève. Tel est le propos de son premier roman, "Et pour rentrer chez moi, je contourne l'ambassade de Chine", vecteur d'un vécu unique parce que personnel, qui ne manque pas de percuter la grande histoire, celle de cette fin de vingtième siècle qui a vu disparaître les régimes communistes en Europe orientale.
Tout commence par la petite musique d'une vie ordinaire, celle d'une jeune femme qui quitte le bureau à la fin de sa journée de travail et se sent un peu seule, d'autant plus que personne ne souhaite partager l'apéritif avec elle. Résultat: elle va au restaurant manger un morceau, et c'est là qu'un énigmatique "chasseur de solitaires" l'aborde. Les dialogues sont vifs comme ils peuvent l'être entre deux personnes qui ont du caractère, et voilà le lecteur ferré, se posant mille questions. Cette scène, la romancière va la réécrire à plusieurs reprises, suscitant l'attente chez le lecteur, mais elle sera revisité à chaque fois, structurant le roman, comme dans une pièce musicale avec des variations (et comme il se trouve que l'auteure est musicienne, c'est certainement délibéré!): quelque chose va vraiment se construire entre ces deux personnages au vécu curieusement proche. Mais là n'est pas l'essentiel...
... celui-ci réside dans les souvenirs que cette rencontre fait remonter dans la mémoire de la narratrice. Une narratrice obsédée par la mesure de toute chose, tenant à avoir sur soi un mètre ruban. Dans ce qui constitue un vaste flash-back, le lecteur la découvre dans les déracinements qu'elle va successivement vivre: d'un appartement à l'autre en ville, ça compte déjà quand on est presque adolescente. La narratrice mesure tout pour trouver ses repères, constate qu'une école de danse n'est pas loin de chez elle et qu'elle aurait préféré exercer cet art plutôt que celui du violon, imposé par ses parents.
Déménager, c'est aussi prendre ses distances avec un premier petit amoureux, pour risquer de se retrouver seule. Vraiment? Le nouveau logement sera synonyme de nouvelles opportunités de contact, mais aussi l'occasion d'assister à l'histoire en marche puisqu'il se trouve dans le quartier des ambassades. C'est là que le lecteur voit la narratrice mûrir, vivre les unions comme les séparations. Puis viendra Genève...
... et dès lors, reste le mètre ruban. Celui-ci disparaît dès lors que le "chasseur de solitudes" s'avère un compagnon de route: perdu! Une perte inconsciente, cependant. Ce mètre peut dès lors être vu comme le symbole d'une vie d'avant, imparfaite et instable: apportant à la narratrice quelque chose d'aussi solide que des mesures précises entre deux emplacements, sa présence semble aussi rassurante qu'un objet transitionnel – un doudou, en quelque sorte. Dès lors, et par sa simple présence, ne serait-ce qu'au bout du fil, le "chasseur de solitudes" peut être vu comme un élément de substitution acceptable, accepté même, plus séduisant pour la vie.
Dès lors, au fil de pages tantôt vives et dialoguées, tantôt plus lentes et descriptives, où le titre apparaît régulièrement comme un leitmotiv aux résonances diverses, entre inquiétude et fierté, l'écrivaine décrit sa propre destinée sur le mode du roman, alternant actualité et souvenirs, se focalisant sur ce qui compte dans toutes ses nuances: la famille qu'elle ne comprend pas toujours, le jeune homme qui lui fait découvrir le gros son et le gros coup de cœur, les Albanais qui occupent les ambassades et ouvrent pour elle une fenêtre sur l'histoire en marche et sur un Occident vu comme plein de promesses. Et puis, d'un bout à l'autre, les chansons intemporelles ou à la mode, de Radio Nostalgie à Leonard Cohen, créent une playlist des plus porteuses.
Erida Bega, Et pour rentrer chez moi, je contourne l'ambassade de Chine, Genève, Encre fraîche, 2024.
Le site des éditions Encre fraîche.
Lu par Francis Richard.
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