lundi 7 octobre 2024

Partir ou pas? Le tragique comme moteur du roman "Le fond du sac"

Plinio Martini – Publié pour la première fois en 1970, "Le fond du sac", roman signé Plinio Martini, inspiré de faits réels, est devenu un classique de la littérature suisse d'expression italienne. C'est en 1987 qu'il paraît en français, dans une traduction de Jeannine Gehring. Son propos? Le déracinement, vu par des Tessinois du début du siècle dernier, tiraillés entre la vie rude des vallées tessinoise et la promesse d'une vie meilleure aux Etats-Unis. Au risque de se perdre...

"Le fond du sac", c'est la confession de Gori, qui a vécu ce tiraillement. Ce personnage s'avère exemplaire dans le tragique que cela implique: amoureux dans son village, il tente sa chance en Amérique et semble, en fin de roman, n'avoir plus grand-chose pour lui, si ce n'est quelques dollars pour donner une illusion de richesse matérielle. Mais qu'en est-il de la richesse du cœur, et aussi de celle des traditions, qu'elles soient porteuses de sens ou respectées de manière servile? A travers le motif de l'Amérique des promesses, c'est bien sûr l'idée que l'herbe est plus verte qu'ailleurs qui est abordée.

Cette impression est renforcée par le dessin que l'auteur fait du Tessin du début du vingtième siècle, un terroir ingrat où la misère règne pour ainsi dire sans partage. Conçus comme autant de scènes de vie, les chapitres successifs en témoignent: on se nourrit d'eau claire, les habits sont usés jusqu'à la corde, et les gens ne sortent guère de leurs villages – celui de Cavergno, au fond de la Val Maggia, s'avérant exemplaire. 

A cela vient s'ajouter le magistère de l'église, décrit au travers de prêtres qui vont marquer les mentalités, apporter un soutien moral curieux – sur le mode du pire qui n'est jamais certain, qui prône que perdre une vache dans le ravin vaut toujours mieux que d'en perdre deux. Cette manière de vivre inhibe aussi toute possibilité d'exulter, amoureuse par exemple, et finit par enlever à la vie le peu de saveur qu'elle peut encore apporter. Cela, alors que réciproquement, les morts d'humains font partie de l'existence des survivants.

Quant au titre, "Le fond du sac", il peut évidemment évoquer le fond de vallée, impasse apparente, que l'auteur s'est proposé de décrire. Cette idée, il la mène à fond. Par conséquent, c'est aussi le fond de son propre sac que le personnage principal, Gori, choisit de révéler, avec ses parts d'ombre qu'il finit pourtant par regretter dès lors qu'il est déraciné sur un continent sans mémoire. Un continent où, pourtant, les Tessinois en exil finissent par se retrouver pour partager leurs nostalgies.

L'Amérique renvoie du reste une image ambivalente aux personnages qui peuplent "Le fond du sac". Un lieu de rêve, certes, un lieu de fortune: c'est ce qu'on en pense généralement. Mais l'idée d'un lieu de perdition qui arrache à la vallée ses habitants les plus vaillants est également présente.

A cela vient s'ajouter, enfin, le ressenti de ceux qui sont partis en Amérique chercher fortune et qui, revenus au pays, découvrent un canton transformé par l'irruption de la modernité et du tourisme, et un lieu de vie où chacune et chacun a vieilli, est mort ou a su trouver son chemin sans s'exiler – pour le meilleur ou pour le pire, comme ces jeunes femmes qui se sont flétries à force d'attendre un compagnon de jeunesse sur la base d'un serment amoureux. 

Où se trouve le bonheur, dès lors? L'impression d'avoir raté sa vie, d'avoir manqué le coche au bon moment par fierté ou par opportunisme mal placé colle à certains personnages. Le lecteur conserve ainsi de "Le fond du sac" l'impression dure et nostalgique d'un roman tragique par excellence.

Plinio Martini, Le fond du sac, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1987. Traduit de l'italien par Jeannine Gehring.

Le site de Plinio Martini (en italien), celui des éditions L'Age d'Homme.


7 commentaires:

  1. Les femmes qui se sont flétries en attendant sur la base d'un serment amoureux... J'y retrouve comme un écho de l'une des nouvelles de Jean Hougron que j'avais lue l'an dernier: le retour dans sa ville de province (qui n'avait pas bougée) d'un homme parti faire fortune "aux colonies" (en Indochine), mais qui jette désormais un regard froid sur ce qui lui paraissait le plus désirable lorsqu'il était jeune...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonjour Tadloiducine! Je ne connais pas la nouvelle que tu évoques, j'essaie de la garder en mémoire! Merci pour ce partage.

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  2. Le thème ne me tente pas trop pour l'instant... Un jour peut-être !

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    1. ... j'y suis venu sur la recommandation d'un ami; sinon, pas sûr que je l'aie lu un jour.

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  3. Ta conclusion évoque cette nostalgie que l'on ressent très bien à travers ton avis. À ma grande honte, je ne connais quasiment rien de l'histoire de la Suisse et étrangement, je n'avais pas pensé que la volonté de l'exil américain avait aussi pu toucher le pays ou du moins, certains endroits.

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    1. Bonjour Audrey! En effet, cette envie a aussi touché la Suisse, qui est longtemps restée assez pauvre et rurale – et a donc parfois exporté sa misère. Ce n'est certes pas le thème de ce roman, mais quelques localités d'Amérique conservent encore des noms à consonance suisse, par exemple Nova Friburgo au Brésil.
      Bonne fin de semaine à toi et bonnes lectures! Es-tu venue à la Fête du Livre de Saint-Etienne le week-end passé?

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