samedi 5 octobre 2024

Sans raison, vraiment? Crime et pauvreté, du tribunal au camping

Marie-Christine Horn – Oui, il y a de la pauvreté en Suisse, avec ses joies et ses galères, et aussi la marginalité qu'elle impose. La romancière Marie-Christine Horn l'évoque dans "Sans raison", un opus qui se présente comme un roman noir. Mais il n'y a pas que ça dans ces pages, qui débutent par la description terrible d'une tuerie de masse perpétrée par un sexagénaire poussé à bout par les aléas de l'existence. Faire un carton sur une place de jeux, pensez donc!

Il ne sera guère question d'enquête policière dans "Sans raison": c'est en fait au moment du procès que tout se joue, lorsque se rapprochent, par la force des choses, trois personnages clés du roman: Salvatore, le prévenu, Margot, une anonyme vivant de l'assistance publique, et une vieille dame énigmatique. Aucun lien? Voire. Le procès est décrit rapidement, avec un accent précis sur l'attitude du prévenu.

Les personnages piliers de ce roman sont donc Salvatore, un sexagénaire qui tue au FASS 90 mais n'a pas forcément la force de se supprimer lui-même. Aime-t-il sa mère? La question traverse "Sans raison". Salvatore va se trouver confronté à Margot, une femme qui vit de très peu et peine régulièrement à joindre les deux bouts. Elle trouve à se loger dans un camping, au sein d'un microcosme pétri d'amitié et de solidarité. Mais l'affaire du "forcené de la place de jeux" s'y invite aussi.

L'essentiel de l'action se déroule du côté d'un camping situé entre les cantons de Fribourg et de Neuchâtel, entre des personnages qui y vivent à l'année. D'excellente manière, l'auteure recrée les liens d'amitié et de solidarité chaude qui forment le ciment d'un microcosme où chacun ou presque a son surnom, où l'apéritif est un rituel, où vivre dans un espace restreint impose des habitudes particulières: vidange des toilettes, jardinage sur une petite surface, économie du partage au travers d'une boîte à livres.

Logés à l'année au camping, les personnages que l'auteure dessine sont reliés entre eux par les complications que suscite une existence aux moyens limités. Certains de ces personnages sont des habitués des grandes théories, ce qui permet à la romancière d'évoquer les paradoxes d'une église catholique pas forcément accueillante envers les pauvres ou les virages d'une administration labyrinthique et inaccessible à ceux qui, de base, n'entrent pas dans les cases prévues.

La romancière met en scène des personnages d'autant plus attachants qu'ils sont hauts en couleur. Elle exploite, amusée, le filon des surnoms pour nommer et caractériser son petit monde: si certains ont un vrai prénom, d'autres sont connus selon leur pseudonyme, à l'instar de la Duchesse ou de Moumousse. Des surnoms qui les rattachent à leur petit monde de gens de peu vivant au camping, alors que ceux qui sont présentés sous leur vrai nom peuvent être vus comme plus proches des règles de la société, pas marginaux, par exemple Marcel, le patron du camping, dont la voiture (Subaru ou Toyota?) va s'avérer utile. Dans ce sens, Salvatore Giordani, dont on connaît le nom et le prénom, est aussi celui qui aura connu de plus près le jeu de la société, dans toute sa rigueur. Mais quel est son problème?

Sans tomber dans le misérabilisme, "Sans raison" saisit avec justesse les âmes de quelques personnages dont le point commun est d'être peu ou prou en marge d'une société qui se présente comme bien réglée, voire inclusive. Si son ton est amical voire familier, il se révèle ferme parfois, lorsqu'il s'agit d'exprimer l'une ou l'autre révolte, par exemple face à un système hospitalier qui semble fonctionner à sa propre manière, loin de certaines particularités humaines. En refermant ce bref roman, on se prend à penser que l'auteure, au travers de ses personnages, s'est donné le droit d'exprimer quelques révoltes personnelles face à un monde qui se nourrit, sans toujours l'assumer, de ses contradictions et d'utiliser ses personnages comme des miroirs tendus, invitant son lectorat (avec ou sans jeu de mots) à réfléchir.

Marie-Christine Horn, Sans raison, Lausanne, BSN Press et Genève, Okama, 2023.

Le site des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.

Lu par Badgeekette, Cédric SegapelliFrancis RichardRebecca, Stéphane Riand.

2 commentaires:

  1. Cher Daniel, un grand merci pour cette fine chronique de "Sans raison". Les résidents du camping et les marginaux te sont reconnaissants pour ta lecture amicale et respectueuse, et ton invitation bienvenue à la réflexion, qui a été le moteur de l'écriture de ce roman. Merci.

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    1. De rien, cette lecture m'a fait passer un bon moment!

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