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mercredi 31 janvier 2024

Les enjeux d'un héritage à La Bourboule

Julien Moreau – C'est l'histoire d'un héritage à la fois encombrant et prometteur que l'écrivain et journaliste Julien Moreau développe dans son dernier roman, "L'Héritier du Grand Hôtel". Plantons un instant le décor: c'est autour du Grand Hôtel, établissement construit sur le plateau de Charlannes près de La Bourboule, que toute l'intrigue va tourner. Son moteur? Paul Kerjean, fils du fondateur de ce splendide établissement, désireux contre vents et marées de revoir vivre ce lieu historique. Nous sommes dans les années 1970, on roule en Peugeot 504, on fume encore dans les bistrots...

La force de "L'Héritier du Grand Hôtel" repose sur la mise en scène de personnages aux caractères bien trempés et parfaitement représentés, capables de créer plus d'une scène de confrontation bien tendue. Autour de Paul Kerjean, enfant de la balle s'il en est, c'est une dynastie qui est mise en scène: le père, fondateur de l'hôtel, est un passionné à l'autorité forte, et Paul et sa sœur ont hérité de ce tempérament marqué. Autant dire qu'il y aura des étincelles, les intérêts étant divergents. Personne ou presque en effet, à part Paul lui-même, n'a envie de faire revivre le Grand Hôtel, qui a périclité pendant quelques années avant de crever, victime de la fermeture du funiculaire qui y conduisait les touristes et les curistes. 

On mesure la force du caractère de Paul Kerjean, désireux de faire revivre le Grand Hôtel, à la détermination de l'adversité que l'écrivain met en scène. Cette adversité, l'auteur lui confère une place considérable, donnant au lecteur l'impression que Paul Kerjean est un David se battant contre plus d'un Goliath. Vu les méthodes mises en scène, allant de la lettre anonyme jusqu'à l'incendie en passant par le sabotage de voiture, l'intrigue emprunte certains outils propres au polar pour conduire au dénouement. Cela, y compris le doute: le lecteur est en droit de se demander, par moments, si la gendarmerie, dolente par moments, est vraiment du côté des victimes.

Réaliste et documenté, apte à poser discrètement quelques éléments pour circonscrire une époque ou une région, "L'Héritier du Grand Hôtel" est un roman accrocheur qui se lit rapidement et avec plaisir et met au jour, mine de rien, une page d'histoire du tourisme en Auvergne. Il couvre deux ou trois générations ayant vécu dans les deux premiers tiers du vingtième siècle, préservant cependant un peu de flou dans la chronologie. Et derrière une intrigue de terroir qui mêle avec adresse rêves individuels, tensions familiales et rancunes villageoises, l'écrivain évoque quelques éléments bien réels, d'un intérêt patrimonial manifeste. 

Le funiculaire de Charlannes a donc bien existé, tel qu'il est décrit dans "L'Héritier du Grand Hôtel", et si son exploitation a pris fin dans les années 1950, une association nommée Fun-Rail œuvre aujourd'hui à sa réhabilitation. Le Grand Hôtel a lui aussi existé, et c'était, le roman comme les images anciennes qu'on en trouve en ligne en témoignent, un établissement imposant. Est-il encore exploité aujourd'hui? Le roman ne le dit pas. Mais en lui prêtant une légende, "L'Héritier du Grand Hôtel" le fait revivre avec beaucoup de talent.

Julien Moreau, L'Héritier du Grand Hôtel, Paris, De Borée, 2024.

Le site des éditions De Borée.

Lu par Célittérature, Mlle Cup of Tea.

dimanche 28 janvier 2024

Dimanche poétique 625: Anna de Noailles

La vie profonde

Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l'espace !

Sentir, dans son coeur vif, l'air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
- S'élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du coeur vermeil couler la flamme et l'eau,
Et comme l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...

Anna de Noailles (1876-1933). Source: Bonjour Poésie.

mardi 23 janvier 2024

William Marmaduke Thompson: le regard en coin d'un major anglais sur ces chers Français

Pierre Daninos – "Qui aime bien, châtie bien": en se mettant dans la peau d'un Anglais à la riche carrière militaire du côté des Indes, l'écrivain et humoriste français Pierre Daninos (1913-2005) s'offre le plaisir d'observer à distance ses compatriotes, reposant, après Montesquieu dans ses "Lettres Persanes", la question: "Comment peut-on être Français?". Tel est le propos de son court ouvrage humoristique, "Les Carnets du major Thompson". 

Il finit par devenir attachant, à force de considérations, ce brave major William Marmaduke Thompson. Au fil de chapitres qui sont autant de chroniques, originellement destinées au journal "Le Figaro", l'auteur dresse de lui le portrait d'un personnage sûr de lui, Anglais jusqu'au bout des moustaches, observant le monde avec le regard paternaliste et forcément décalé d'un ressortissant d'un empire colonial – nous sommes au début des années 1950. 

Naïf? Il l'est, et c'est pour cela qu'on l'aime, mais faussement: il comprend très bien qu'il y a bien plus que la Manche pour séparer les mentalités française et anglaise. Et c'est avec une fausse ingénuité que le major, c'est-à-dire le narrateur, relève des divergences inattendues. Il se révèle amusé ou dérouté, mais toujours distancé – de quoi conférer un ton ironique et cocasse à ce petit livre. 

Cet aspect cocasse est encore renforcé par le jeu, improvisé par l'auteur, des collaborations avec l'entourage du fictif Thompson: il y aura des notes de traduction exigées d'un major qui considère que seule la langue anglaise peut rendre justement telle situation, ou rappelant le choc (heureusement amorti depuis) des cultures au détour du rappel d'anciens temps, marqués par la guerre de Cent ans ou l'aventure napoléonienne. 

Soit dit en passant, le traducteur (fictif) excelle lorsqu'il s'agit de ciseler des phrases drôles mine de rien, dont l'humour peut naître de la collision inattendue entre des mots que tout pouvait rapprocher... et qui s'entrechoquent effectivement. Ce traducteur, on l'a compris, n'est autre que l'auteur – un francophone qui connaît sa langue française sur le bout des doigts et se plaît à s'en amuser.

Quant à l'observation des Français proprement dite, celle proposée par le major Thompson repose sur le motif récurrent du paradoxe, annoncé dès le début du livre (chapitre I: "Qu'est-ce qu'un Français?"). Ce premier chapitre s'avère programmatique: avec une régularité de métronome, l'auteur place les Français face à leurs contradictions. Tout y passe: la politique, la galanterie (un peu datée dans sa conception: non, on ne suit plus une fille dans la rue, même en cas de coup de cœur sincère!), l'automobile, le bricolage et les dimanches, les circonvolutions de la langue française, et même le Tour de France. 

Réciproquement, il arrive que le major Thompson, riche de son expérience française, observe son pays natal avec un regard empreint de sentiments mêlés: si les Français sont gens d'amour, les Anglais sont gens de sport, et là, le cœur de l'officier balance même si, en fin de compte, l'Anglais reste pour lui supérieur en toutes choses – jusqu'à la caricature, quitte à glisser un peu de mauvaise foi dans le propos. Mais voilà: dans le dernier chapitre, "Le pays du miracle", ce cher major se surprend à se sentir... assimilé, ayant intégré les qualités de cœur comme les travers aimables qu'il a prêtés aux Français auprès desquels il vit.

Porté par une écriture distinguée qui joue à saute-Manche avec virtuosité et se prête volontiers au jeu de la comparaison souriante, "Les Carnets du major Thompson" amuse aujourd'hui encore, et il ne fait aucun doute que plus d'un Français, ou d'une Française, s'y reconnaîtra, même soixante-dix ans après, et même en assumant la nostalgie d'un temps révolu. 

Pierre Daninos, Les Carnets du major Thompson, Paris, Le Livre de Poche, 1988/Hachette, 1954.

Défi 2024 sera classique aussi.

dimanche 21 janvier 2024

Dimanche poétique 624: Solange Broillet

Tristesse

Quand le jour grisonnant vomit sa nostalgie,
Les fleurs au vent du soir replient leurs doux pétales
Et s'endorment chantant leurs douces pastorales.
Parfums vertigineux et troublante égérie!

Les fleurs au vent du soir replient leurs doux pétales.
La blême luciole allume sa bougie,
Parfums vertigineux et troublante égérie!
Un souvenir poignant éveille des ombres pâles.

La blême luciole allume sa bougie,
De mon cœur ulcéré s'exhalent de longs râles,
Un souvenir poignant éveille des ombres pâles,
Fantôme hallucinant, torturante magie!

De mon cœur ulcéré s'exhalent de longs râles,
Reliefs amers et cruels de quelque orgie,
Fantôme hallucinant, torturante magie
Qui sont de ma douleur les atroces vestales...

Solange Broillet (1938- ). Martigny, Le Rhône, 12 février 1958.

vendredi 19 janvier 2024

Défi et lecture commune: 2024

2024? C'est l'année qui a commencé il y a un peu plus de deux semaines, nous sommes d'accord. Mais "2024", c'est aussi le titre d'un roman dystopique de Jean Dutourd (1920-2011), paru en 1975. A vous, lectrices et lecteurs, je propose de le (re)lire cette année encore. Et à vous, blogueuses et blogueurs, je propose d'évoquer votre ressenti de lecture dans vos colonnes. C'est le moment ou jamais! 

Je marie le concept de lecture commune et de défi: ce défi sur un seul livre court sur toute l'année, jusqu'au 31 décembre à 23 heures 59 et 59 secondes. Jean Dutourd a-t-il vu juste il y a cinquante ans? Comment son livre résonne-t-il aujourd'hui? A vous de le (re)découvrir.

Je relaierai volontiers vos billets sur mon propre blog, ici même! N'hésitez pas à me les annoncer dans les commentaires de ce billet. Et réciproquement, un p'tit lien vers ce blog sera toujours apprécié! Pas de logo spécifique pour les articles: la couverture du livre, quelle que soit sa version, vous distinguera.

Bonne lecture à vous! Et bonne recherche aussi: je ne sais pas si Gallimard a prévu une réédition cette année. Surveillez donc vos boîtes à livres, talonnez vos libraires, écumez les bouquinistes, traquez les livres voyageurs... Et bien sûr, il n'est jamais interdit d'ouvrir dans la foulée d'autres livres de ce ronchon en chef, pilier des Grosses Têtes de RTL, que fut Jean Dutourd!

Jean Dutourd sur Fattorius:

mercredi 17 janvier 2024

Klaus Schwab, perspectives et questionnements autour de la révolution numérique

Klaus Schwab – Alors que l'édition 2024 du World Economic Forum de Davos déroule ses tapis rouges, il m'a paru de circonstance de me plonger dans "La Quatrième Révolution Industrielle" de Klaus Schwab, fondateur de ce raout. Paru en 2017, il n'a certes pas prévu la pandémie qui nous a tous préoccupés au début des années 2020. Il n'empêche: plus d'un lustre plus tard, bon nombre des éléments que ce livre soulève restent parfaitement actuels et suscitent la réflexion, voire le débat.

La Quatrième Révolution Industrielle? L'auteur désigne ainsi le virage numérique inédit que nous, sociétés occidentales avancées, vivons depuis une pincée de décennies. Plutôt que de considérer cette évolution comme un prolongement de la troisième révolution, celle de l'informatique, qui s'est fait jour dans les années 1960/70, il en fait une révolution à part entière, moment de bascule ou de "disruption" fondé sur des moteurs aussi divers mais convergents que l'impression 3D ou les véhicules autonomes, voire des appareils familiers tels que les téléphones intelligents. Et au fil des pages, on sent l'auteur technophile et optimiste, et il ne s'en cache pas une seconde même s'il se veut pragmatique. Se faisant messianique, il pose aussi comme acquis que cette révolution doit s'appliquer à l'ensemble de l'humanité. 

La part la plus importante du livre est consacrée à l'impact de la Quatrième Révolution Industrielle sur l'humanité. Elle s'efforce d'être lucide: elle évoque les changements que cette révolution apportera dans le monde de l'emploi (analyses plutôt favorables des modèles de type Uber y compris pour les chauffeurs, regard sur les plates-formes d'intermédiation, émergence du freelancing sur ordinateur, défis aux processus politiques, qu'ils soient démocratiques ou non), en matière de transparence vue comme un gage d'amélioration vertueuse de la qualité pour le bien de toutes et de tous. Ce long chapitre pourra paraître bien théorique au lecteur; heureusement, et même s'il est peu critique et très synthétique, le bouquet d'annexes intitulé "Mutations profondes" vient nourrir sa réflexion d'éléments concrets, actuellement dans les tuyaux ou déjà réalisés. 

Enfin, même la question de la confiance, au cœur de l'édition 2024 du World Economic Forum de Davos, est présente dans "La Quatrième Révolution Industrielle". On pourra me reprocher de ne pas faire confiance à certains intervenants, fortement soupçonnés de corruption, mais là n'est pas le propos: si le Forum de Davos défend cette année l'idée de confiance tout en mettant en valeur des personnes "trop riches ou trop influentes pour être honnêtes", capables d'organiser la transparence à leur seul profit, c'est son affaire.

Qu'on ne se méprenne pas: la lecture de "La Quatrième Révolution Industrielle" est instructive et utile. Cet ouvrage est un apport judicieux aux débats qui font le fracas du monde, à considérer comme un essai de prospective nourri de sources abondantes, parfois issues de recherches soutenues par le World Economic Forum lui-même. Le lecteur comprendra cependant vite qu'il y a deux ou trois angles morts regrettables dans cette étude. 

Le premier est celui de l'écologie et de l'utilisation des ressources terrestres, à peine abordée – Dieu sait que je ne suis pas un écolo, mais je me mets à leur place sur ce coup-ci... L'auteur paraît bien optimiste lorsqu'il évoque l'économie circulaire, sans mentionner en parallèle, ce qui serait plus honnête, les limites actuelles du recyclage des matières premières indispensables à cette révolution – "La Quatrième Révolution Industrielle", en particulier, ne répond pas à la question du caractère fini des matières premières: Philippe Bihouix estime par exemple dans "L'Age des Low-Tech" que les réserves en métaux rares n'iront pas au-delà de deux ou trois générations, et à quel prix! Cela, sans oublier la question géopolitique – là, on pense à Guillaume Pitron et à "La guerre des métaux rares": c'est un peu facile de dire que toute l'humanité doit tirer à la même corde pour que la Quatrième Révolution Industrielle déploie pleinement ses effets supposés positifs. Or, avec le monde multipolaire qui advient, pétri de puissances qui se regardent plus ou moins en chiens de faïence, ça va être chaud.

Enfin, jamais l'auteur ne se pose la question des personnes qui, pour des raisons diverses et variées, n'en ont rien à faire et s'en passent très bien: individus occidentaux technocritiques et décroissantistes, mais aussi populations qui ont toujours vécu sans cette quatrième révolution (certaines n'ont même pas vécu les trois premières et s'en portent aussi bien que possible) et ne voient pas pourquoi on la leur imposerait tout d'un coup. Tout le monde n'a pas envie d'avoir un ordinateur portable greffé dans ses vêtements ou de profiter des bienfaits du télétravail à l'écran – à commencer par les invités World Economic Forum eux-mêmes, qui aiment prendre l'avion pour se voir en présentiel. Force est de constater, en fermant le livre, que l'auteur n'a rien à proposer de ce côté-là, pas même le retour aux cabines téléphoniques (pourtant un bel exemple d'économie fondée sur le partage, mais l'auteur préfère parler ici de trafic individuel motorisé, si possible autonome...) pour ceux, dont je suis, qui refusent le téléphone portable.

On l'a compris, si rapide qu'il soit, "La Quatrième Révolution Industrielle" n'est pas exempt d'étonnantes lacunes sur lesquelles le lecteur peut réfléchir, ni de contradictions intrinsèques si l'on réfléchit un peu à ce qui y figure. Cela, sans oublier que ce livre manque singulièrement de réponses respectueuses à celles et ceux qui, pour une raison ou pour une autre, choisissent, radicalement ou au cas par cas, une autre voie que celle du numérique pour tous. On pourrait y voir un message en creux: à chacun d'inventer sa vie, numérisée ou non. Mais la conclusion de l'auteur ne va pas dans ce sens: elle est celle d'un maître à penser ès prospectives, convaincu et désireux de convaincre qu'il n'y aura pas de salut en dehors de la Quatrième Révolution Industrielle – d'ailleurs régulièrement écrite avec des majuscules au fil de l'ouvrage.

Klaus Schwab, La Quatrième Révolution Industrielle, Paris, Dunod, 2017, traduit de l'anglais par Jean-Louis Clauzier et Laurence Coutrot, préface de Maurice Lévy.

Le site des éditions Dunod, celui du World Economic Forum.

dimanche 14 janvier 2024

Dimanche poétique 623: Claude Seydoux

Poupée

Poupée assise, aux yeux gris verts,
Tu ne vois pas que je sommeille,
Ne perçois pas ma longue veille,
Malgré tes yeux tout grands ouverts.

Poupée aimable et bien trop sage,
Ta porcelaine ignore tout
Des plis de ton âme et ton atout,
C'est la froideur sous ton corsage.

Poupée étrange, à mots couverts,
Je vais te dire un peu ma vie,
Tu garderas mine ravie...
Et mes secrets en tes yeux verts.

Claude Seydoux (1947- ). Source: Cercle romand de poésie classique, Mélodies, Sierre, Editions À La Carte, 2002.

samedi 13 janvier 2024

Raymond Farquet, le Valais en mosaïque

Raymond Farquet – "Le Valaisan n'existe pas. Il n'y a que des Valaisans!": boutade d'un ancien curé de Bovernier, cet incipit constitue le programme du récit de voyage "Le voyage amoureux" de Raymond Farquet. L'auteur a en effet pris son bâton de pèlerin pour voir, d'une contrée à l'autre, ce qu'il y a derrière les guides touristiques qui vantent un Valais de carte postale aux descriptions interchangeables. Cela, plutôt deux fois qu'une: paru en 2011 dans la collection de "L'Aire Bleue", cet ouvrage est la version largement revisitée d'un premier texte paru en 1987.

Bâton de pèlerin? Au fil des pages, on imagine en effet l'écrivain marchant (on le suppose: jamais il ne mentionne ses modes de transport) d'un village du Valais romand à l'autre, ballotté au gré des humeurs. L'écriture même en témoigne: elle prend son temps, s'étend en chapitres de longueurs variables en fonction du coin de pays évoqué, ne se précipite jamais dans des dialogues fulgurants. Avec "Le Voyage amoureux", on se promène, on regarde le paysage, on prend son temps, et on discute.

L'auteur de ce roman vagabond, en effet, part à la rencontre d'un territoire et cherche constamment à percer ce que chaque village, chaque hameau du Vieux Pays a d'unique, de particulier, pour le pire comme pour le meilleur. Pour cela, rien de mieux que de discuter avec les gens du cru! On le verra donc aborder les curés et les politiques, hanter les bistrots, parler aux femmes (on pense à la figure récurrente de Madeleine Pommard de Giétroz) ou simplement les regarder, avec ces tenues traditionnelles qui en font des mannequins folkloriques plus que des êtres vivants. 

Et d'un village à l'autre, les ressentis sont divers: les taiseux d'ici ne sont pas les bavards voisins – on pense aux mentalités si diverses de la vaste commune de Bagnes, à l'esprit prêté aux gens de Bovernier ou aux folles audaces assumées et couronnées de succès des gens de Fully. Pour créer sa cartographie poétique des Valaisans, l'écrivain n'hésite pas à ruser, par exemple en demandant aux uns ce qu'ils pensent des autres lorsque ceux-ci se montrent taiseux ou adroitement fuyants. 

Nourri par quelques anecdotes, finaud et parfois amusé, "Le Voyage amoureux" constitue en somme une sacrée balade auprès des gens et des lieux. Si longue qu'elle puisse paraître parfois, surtout vers la fin, la version 2011 de cet ouvrage est pourtant sans doute plus courte, plus directe que l'œuvre originelle de l'écrivain. Forte et dense, elle donne page après page raison au curé de Bovernier en révélant une mosaïque moirée de mentalités, franches ou combinardes, gaies ou tristes, travaillées par une histoire variée et marquée par la culture des arbres fruitiers comme du vignoble, par l'élevage bovin et surtout par le tourisme, venu secouer une contrée de tradition rurale et montagnarde.

Raymond Farquet, Le Voyage amoureux, Vevey, L'Aire, 2011.

Le site des éditions de l'Aire.

dimanche 7 janvier 2024

Dimanche poétique 622: Paul Verlaine

Vers sans rimes

Le bruit de ton aiguille et celui de ma plume
Sont le silence d'or dont on parla d'argent.
Ah ! cessons de nous plaindre, insensés que nous fûmes,
Et travaillons tranquillement au nez des gens !

Quant à souffrir, quant à mourir, c'est nos affaires
Ou plutôt celles des toc-tocs et des tic-tacs
De la pendule en garni dont la voix sévère
Voudrait persévérer à nous donner le trac

De mourir le premier ou le dernier. Qu'importe,
Si l'on doit, ô mon Dieu, se revoir à jamais ?
Qu'importe la pendule et notre vie, ô Mort ?
Ce n'est plus nous que l'ennui de tant vivre effraye !

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 5 janvier 2024

Tout un monde en une phrase rêvée

Lionel Bourg – C'est comme une recherche de l'absolu, comme on peut en avoir dans une enfance portée par une certaine naïveté: "Ce serait du moins quelque chose", court récit de l'écrivain Lionel Bourg, commence par cette idée a priori étrange qu'a un enfant, l'auteur lui-même mis en scène: rêver d'une phrase interminable et de ses méandres sensuels, porteurs d'un supplément de conscience, et prendre des notes pour la construire.  En toile de fond: la famille, les expériences, un frère mort noyé.

"Ce serait du moins quelque chose" ne tente pas de relever formellement le défi de cette phrase sans fin: son écriture est celle d'une prose empreinte d'une poésie imagée de tous les instants, soucieuse cependant de préserver une tonalité naturelle. Indissociable de cette poésie, le monde du rêve est omniprésent dans ce récit, avec ses peurs (les monstres, le marchand de sable) et la difficulté même à trouver le sommeil, propice à l'écoute de ce que l'on ne remarque pas autrement mais nourrit l'imaginaire.

C'est ainsi, peu à peu, que les souvenirs d'enfance renaissent sous la plume de l'auteur, nourris et éclairés peu à peu par l'apport d'écrivains tels que Faulkner ou Proust – sans oublier Claude Simon, auteur d'une exergue qui reflète, en quelques mots, la synthèse du métier d'écrivain. Et l'idée même d'une phrase absolue fait son chemin, apparaissant çà et là dans le récit. Elle devient même lieu de noyade: si le frère du poète s'est noyé dans l'eau, le poète se noiera dans sa phrase immense, nourrie encore d'une expérience mystique à La Chaise-Dieu.

Et en fin d'ouvrage, le titre s'explique par la simple et impérieuse volonté de l'auteur de, modestement, laisser quelque chose plutôt que rien au sujet des quelques éclats d'enfance qu'il rappelle. Dense, imagée, transfigurée, la langue de l'écrivain sonne et résonne, flatte les sens, porteuse de la belle genèse de sa vocation de poète. Et les teintes de l'écrit trouvent un écho dans les illustrations vivement colorées et faussement classiques de l'illustratrice de ce livre, Cristine Guinamand.

Lionel Bourg, Ce serait du moins quelque chose, Saint-Etienne, Le Réalgar, 2014. Illustrations de Cristine Guinamand.

Le site des éditions Le Réalgar.

jeudi 4 janvier 2024

Colt ou Beethoven, même toucher et même combat...

Elsa Errack – La sommation habituelle dans le monde du roman, c'est de "tirer sur le pianiste". Dans "Des Colts et du Beethoven", c'est le contraire: avec le beau Victor Brennan, l'écrivaine Elsa Errack met en scène un jeune homme à la fois as de la gâchette et virtuose des claviers. Ce premier roman trouve son cadre dans le monde aventureux du Far West, dans les années 1870: voilà un western en bonne et due forme, riche en action et solidement documenté, y compris pour ce qui peut sembler anecdotique. Quant à son sous-titre "Et il paraît que la musique adoucit les mœurs", il s'avère doucement ironique...

Formidable personnage que ce Victor Brennan, alliant deux savoir-faire rapprochés de façon pour le moins inattendue! Travaillé en profondeur jusque dans ses tourments et ses ambiguïtés, il attire la sympathie du lecteur alors que, disons-le: c'est un tueur à gages! L'auteure le rend sympathique en dévoilant sans fard ses doutes quant à ce métier exercé par nécessité matérielle et ses aspirations pianistiques, pas forcément évidentes à réaliser dans un Ouest américain qui n'accorde guère de place à Beethoven, à Liszt et à leurs collègues. 

Cette tension entre les contraintes matérielles qui aliènent et les aspirations personnelles les plus profondes se retrouve chez deux autres personnages en tout cas, qui sont les comparses de Victor: Sam, roi constamment ivre de la combine, poète flamboyant à ses heures, et Elmer, passionné de médecine capable d'en remontrer à plus d'un professionnel. Tous trois auront dû se battre contre une vie rude pour, enfin, avoir leur chance de s'établir: Victor comme pianiste, Sam comme photographe et Elmer comme pharmacien. Pour eux trois, l'errance à travers l'Ouest inhospitalier fait figure de métaphore d'une odyssée menant à l'accomplissement de soi.

Même si ces cheminements ne s'expriment pas dans les mêmes termes pour elles, les femmes ne sont pas oubliées par la romancière. Au-delà des profils classiques de la mère (entre autres à travers la mère de Victor, de Ruth) et de la putain (oui, il y aura aussi des scènes de bordel, mais version chic!), la romancière met aussi en scène quelques femmes qui tiennent à imaginer pour elles une nouvelle voie dans ce pays neuf que sont les Etats-Unis. On découvre ainsi Octavie, une comtesse richissime et fantasque, la jeune Suzy dont on ne saura pas si c'est vraiment une menteuse, ou Laura, si déterminée qu'elle a imposé à sa famille et à son entourage sa vocation de médecin et sa volonté de poursuivre des études poussées dans cette voie. Bien sûr, l'amour va s'en mêler!

Si les espaces sont grands, tout ce petit monde s'entrechoque entre une poignée d'Etats américains dans "Des Colts et du Beethoven". Et comme on ne trace pas sa route sans faire des mécontents, surtout si l'on est un tueur à gages aux airs de mirliflore, l'ambiance est constamment tendue. Voilà qui pousse irrésistiblement à tourner les pages, et même à dévorer des paragraphes parfois longs, ponctués çà et là d'un zeste d'humour malicieux, contrebalancés par des dialogues rapides et maîtrisés.

Toute cette intrigue habilement troussée, soucieuse de ses personnages comme du contexte dans lequel ils évoluent, se termine enfin sur une ultime astuce de scénario. Et si l'on sait ce qu'il advient de Victor Brennan à la fin de ce roman pétri de références artistiques et musicales, force est de relever que "Des Colts et du Beethoven" laisse un peu le lecteur en suspens, notamment pour ce qu'il va advenir de son entourage: entre des fiançailles en suspens, une carrière de pianiste qui vient à peine de décoller et quelques personnages au sort incertain, il y a largement de quoi faire un deuxième volume! Alors... affaire à suivre, a fortiori avec des personnages aussi riches? Chiche! 

Elsa Errack, Des Colts et du Beethoven, Ed. Elsa Errack/Librinova, 2022.

Le blog et le site d'Elsa Errack, sa page sur Librinova. Lecture en partenariat avec SimPlement.pro.

mardi 2 janvier 2024

De la poésie dans l'entreprise

Jérôme Mauche – Signé Jérôme Mauche, "La loi des rendements décroissants" prend la forme de 202 fragments de prose poétique, classés du plus court au plus long dans une dynamique de croissance quasi imperceptible.

L'esprit d'écrite se veut expérimental. Le poète cherche en effet à marier par le verbe deux mondes que tout semble séparer: celui de l'entreprise, auquel on prête des vertus d'ordre et d'utilité, et celui de la poésie. Le résultat peut s'avérer déconcertant, à force d'être libre, avec une saveur qui rappelle par instants l'écriture automatique. Cela, sans oublier quelques attelages qui peuvent surprendre.

Et peu à peu, le lecteur comprend le truc, et aussi sa richesse: l'auteur fait œuvre de poète en filant images et métaphores pour dire le monde de l'entreprise. Cela peut être assez classique, par exemple lorsqu'il est question de Monopoly ou de fromage (en jouant sur le double sens du mot), ou très original: ping-pong, fer à cheval, hooliganisme. Ces alliances s'avèrent volontiers astucieuses, voire drôles.

L'écriture, elle, se développe en phrases plutôt longues en général, propices à donner à entendre une certaine mélopée poétique qui berce. Elle se met au service d'un propos qui, loin de n'être que pure esthétique, ne manque pas de se montrer critique, dans un souci social: actionnariat, personnel, capital, tout y est observé, non sans justesse.

Reste que l'exercice peut paraître un peu long sur la fin, alors que l'auteur tire ses dernières cartouches. C'est alors que les fragments apparaissent un peu longuets, d'autant plus qu'ils ont eu tendance à croître en cours d'ouvrage. La lecture laisse dès lors le souvenir d'un ouvrage poétique qui, parti d'une bonne idée, aurait gagné à être plus ramassé pour être plus percutant et, partant, plus mémorable.

Jérôme Mauche, La loi des rendements décroissants, Paris, Déplacements/Seuil, 2007.

Le site des éditions du Seuil.

lundi 1 janvier 2024

Bonne année!

Bonne année à vous, chères visiteuses et chers visiteurs de ce site, familiers ou occasionnels! Je vous souhaite le meilleur pour 2024, avec même un petit supplément puisque ce sera une année bissextile. Bonne santé et beaucoup de bonheur à vous, de bonnes lectures et plein d'instants baignés de bonheur!

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