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lundi 31 juillet 2023
Harcèlement et sang, la terreur d'un bal selon Stephen King
dimanche 30 juillet 2023
Dimanche poétique 599: Claude Luezior
samedi 29 juillet 2023
Défi des Mille: Lili Galipette au taquet!
Défi des Mille – Sept livres pour 2484 pages: voilà ce que pèse le cycle de Dina, complet. Lili Galipette a lu et commenté les volumes de cette vaste saga signée Herbjørg Wassmo, dans l'excellente édition 10/18. Le billet de synthèse de ses lectures est à découvrir sur son blog. Merci pour cette participation! Et vous, une fois sur son blog, cliquez sur les couvertures pour en savoir plus!
Pour mémoire, s'il a été lancé en 2011 par votre serviteur, le Défi des Mille est toujours valable à présent: l'idée est de lire un ouvrage de plus de 1000 (mille) pages, en un ou plusieurs volumes. Les règles du jeu sont présentées dans ce bon vieux billet. A vous de jouer!
jeudi 27 juillet 2023
Eva Baltasar, amour et bovarysme entre Amérique du Sud et Islande
Eva Baltasar – C'est l'histoire d'une femme à peine nommée au début du roman, qu'on ne dirait pas forcément être une femme lorsqu'on la voit de loin. Elle vit simplement, elle aime cuisiner, et elle trouve l'emploi qui lui convient dans un navire cargo qui dessert les rivages sud-américains. Un poil misanthrope, c'est là qu'elle a trouvé son territoire. Puis l'amour survient, violent, sans présager de ce qu'il va lui faire endurer – l'amour d'une autre femme. Tel est le point de départ de "Boulder", roman de l'écrivaine bourlingueuse et poétesse Eva Baltasar, native de Barcelone.
Cet amour, l'auteure en relate les vicissitudes et les aspérités dès le deuxième chapitre de l'ouvrage, adoptant le point de vue de la narratrice. Une narratrice qui recevra de son amante le surnom de "Boulder", "le rocher". Surnom empoisonné: nommer, c'est prendre le pouvoir. Et l'on comprend en effet que Samsa (un nom à la Kafka, façon "La Métamorphose", auquel le lecteur donnera peut-être un sens connexe), femme matériellement à l'aise, sera l'élément dominant du couple, exerçant une forme d'emprise dérangeante.
La narratrice, quant à elle, a accepté de la rejoindre en Islande, mais l'auteure excelle, dès les premières pages de ce deuxième chapitre, à démontrer comment cette île a des airs de prison dorée, un peu comme la vie de ce couple. Bovarysme, avez-vous dit? Il y a quelque chose. La nostalgie pointe par moments, la solitude mord malgré la vie en couple, aussi alors que Samsa est souvent absente en raison de son métier.
Le lecteur perçoit d'emblée le sens de l'image expressive qui caractérise l'écriture de l'auteure. Si elle s'avère "simplement" juste en début de roman, elle gagne en puissance, et aussi parfois en ironie à base d'outrance, à partir du moment où Samsa a des envies d'enfant. Dès lors, aucun des stéréotypes de la mère parfaite n'est épargné – le génie de l'auteure étant de les pousser à l'extrême pour en dire la vanité. Il y aura les rituels liés à la procréation médicalement assistée, la préparation à l'accouchement, la gynécologue qui convie Boulder à un entretien à trois avec Samsa mais ne s'adresse guère à elle (attitude ordinaire contre celui ou celle qui n'est pas future mère?), l'orientation exclusive d'une mère envers celle qui sera, qui est sa fille: Tinna. Une mère, une fille, OK; mais quelle doit être la place de Boulder, ni mère, ni père, nullement génitrice ou géniteur? Doit-elle se contenter d'être tenue à l'écart par une Samsa qui impose ses vues et considère Boulder comme une servante, ou se laisser guider par les risettes de Tinna?
La vie de celle qu'on appellera désormais Boulder reste limitée en Islande, même si elle réussit à animer un food-truck spécialisé dans les empanadas, qui connaît un certain succès. Elle constitue cependant l'occasion d'ouvertures, rares et précieuses, vers autre chose que l'entre-soi étouffant du couple, même lesbien. Il y a Anna, promesse d'un amour alternatif, coiffeuse que la narratrice prend pour la conservatrice de quelque musée du cru. Il y a aussi Ragnar, son premier chef en Islande, patron d'un restaurant asiatique, qui la reçoit en fin de journée, en ami, pour boire des coups et fumer des cigarettes.
Et en une manière de narration cyclique, c'est la mer qui reprendra Boulder, qui la retrouvera transformée par une part de vécu marquante malgré tout. S'il est court, "Boulder" est aussi un roman qui défie et subvertit les stéréotypes de genre. Relatant les méandres d'un amour vécu entre deux femmes, l'est un texte dense, porté par une écriture aux images maniées avec virtuosité pour créer des impressions qui ne peuvent que résonner fortement chez le lecteur.
Eva Baltasar, Boulder, Lagrasse, Verdier, 2022. Traduction du catalan par Annie Bats.
Le site des éditions Verdier.
Lu par Aline, Kits Hilaire.
mardi 25 juillet 2023
Céline désormais édité: quelques mois dans la vie d'un biffin en convalescence
lundi 24 juillet 2023
Une semaine et un bouton pour changer la vie
Leslie Héliade – Certains destins peuvent basculer en peu de jours, à peine une semaine. Celui d'Anna est de ceux-ci. La romancière Leslie Héliade le relate dans "Le Bouton d'Anna". Et de même que tout se joue rapidement dans ce roman, l'écriture s'avère alerte et efficace.
Tout commence pourtant avec un bouton de fièvre sur la lèvre... il ne sera certes guère question de boutons de rose dans ce roman, contrairement à ce que suggère sa couverture. Mais force est de relever que d'un motif pas très appétissant a priori, l'auteure réussit à tirer un moteur performant pour son roman.
Cela, en retenant Anna d'embrasser à sa guise et en relatant avec justesse les états d'âme qu'une telle blessure peut susciter, surtout au moment où la boutique de vêtements chics qui emploie Anna vit une journée clé d'un point de vue commercial. Voilà qui ouvre des portes sur le stress lié au travail et à sa somatisation! Enfin, alors que le lecteur a cru que le problème a fini par s'effacer, le voilà qui revient de manière inattendue...
Mais voyons d'un peu plus près ce que charrie l'intrigue du roman "Le Bouton d'Anna". Il sera question du monde du travail, avec quelques drames qui sont autant de portes ouvertes: Anna se fait licencier sans motif sérieux de son emploi de vendeuse dans une boutique d'habits chics. Or, Anna rêve de monter sa propre boutique, mais une offre intéressante lui parvient de son ancien employeur. Que choisir? Une question que le lecteur s'est peut-être posée, et qu'il est amené à se poser pour Anna: lui faut-il poursuivre son rêve ou suivre une voie réaliste et sûre? Anna s'avère attachante, l'empathie fonctionne.
Enfin, comme nul n'est une île, la romancière n'oublie pas l'entourage d'Anna. François joue le rôle classique du meilleur ami, celui qui permet qu'on se blottisse dans ses bras sans penser à aller plus loin. Il y a le beau Mathieu aussi, qui a vu Anna dans une séquence d'ivresse qui pourrait aussi être perçue comme un moment d'authenticité, fût-elle débordante, loin du rôle joué dans le métier de la vente. Enfin, la famille d'Anna prend une place important dans "Le Bouton d'Anna", entre soutien financier et mise au jour de plus d'un secret de famille. Peut-on rabibocher une famille comme on reprise un vêtement déchiré? Anna s'y essaie...
"Le Bouton d'Anna" est un court roman solidement construit, fondé sur des ressentis simples que chacune et chacun peut comprendre. Il emprunte au feel-good pour dire l'envie de devenir une meilleure version de soi-même et à certains traits de la littérature blanche lorsqu'il s'agit d'éclairer, de façon franche mais sans pesanteur, les zones sombres de tel ou tel personnage. Porté par un style sans afféterie, ce livre s'apprécie et laisse le goût agréable typique des belles histoires telles qu'il peut s'en produire à Paris.
Leslie Héliade, Le Bouton d'Anna, éd. Leslie Heliade, 2013.
Le site de Leslie Héliade.
dimanche 23 juillet 2023
Dimanche poétique 598: René-François Sully Prudhomme
J'aime les grottes où la torche
Ensanglante une épaisse nuit,
Où l'écho fait, de porche en porche,
Un grand soupir du moindre bruit.
Les stalactites à la voûte
Pendent en pleurs pétrifiés
Dont l'humidité, goutte à goutte,
Tombe lentement à mes pieds.
Il me semble qu'en ces ténèbres
Règne une douloureuse paix ;
Et devant ces longs pleurs funèbres
Suspendus sans sécher jamais,
Je pense aux âmes affligées
Où dorment d'anciennes amours :
Toutes les larmes sont figées,
Quelque chose y pleure toujours.
samedi 22 juillet 2023
Sang chaud et bains thermaux: mort à Charmey
Daniel Bovigny – Un cadavre flotte à la surface de la grande piscine des bains thermaux de Charmey. Qui cela dérange-t-il? La police, en tout cas, qui mène l'enquête avec zèle! Tel est le propos de "Bain de sang chaud" de Daniel Bovigny. Après un roman tout public remarquable et remarqué intitulé "Crìme double en Gruyère" et le recueil de nouvelles "Bonsoir, chéri!", l'écrivain propose ici son premier roman policier à ambiance adulte. Un roman d'ores et déjà repéré, puisqu'il a obtenu le "Prix Vanil Noir", qui récompense, sur manuscrit, un polar de terroir méritant.
Avis à ceux qui n'aiment pas les polars à tiroirs: l'intrigue de "Bain de sang chaud" est à la fois simple et solide. Elle se fonde sur des péchés d'enfance qui, longtemps enfouis, refont surface lorsque vient l'âge mûr. Avec les enquêteurs, le lecteur découvre que Simon, la victime noyée dans les bains thermaux, n'a pas toujours été un ange. Est-on dès lors en présence d'une vengeance? Ce n'est pas exclu...
La conduite de l'intrigue est rigoureuse, et sa narration apparaît globalement sérieuse dans sa tonalité – tout au plus peut-on regretter que la réceptionniste Sandra, furtivement mentionnée au début du livre, n'ait pas été davantage exploitée. L'auteur a cependant la bonne idée de tempérer cette gravité par un humour certain, tantôt potache, tantôt subtil (il y a une contrepèterie particulièrement astucieuse en page 109, avis aux marioles!), fondé souvent sur des jeux de mots, qui hante les dialogues entre policiers.
Une équipe de policiers à laquelle l'auteur offre toute son attention d'écrivain! Chaque flic a ainsi son surnom, ce qui, en plus des jeux de mots à usage interne, souligne les complicités – et permet à l'auteur, d'un simple point de vue technique, d'éviter des répétitions de noms qui peuvent s'avérer lourdes. Il n'y en a qu'un qui n'a pas son totem: c'est Quentin Imhof, le gaffeur de l'équipe. Face à lui, le lecteur se trouve divisé: est-il vraisemblable d'être à la fois aussi benêt que lui (ça en devient presque attendrissant...) et de trouver quand même la clé de l'énigme? Enfin, compte tenu du contexte de publication, il est permis d'imaginer que certains surnoms, Ergé ou Tintin, sont autant de clins d'œil appuyés à l'éditeur, Francis Antoine Niquille, grand tintinologue devant l'Eternel.
Enfin, force est de relever que l'eau, en général, apparaît comme un thème récurrent de l'ouvrage. Certes, elle est la matière de l'arme des crimes, jusqu'à un point inattendu. Mais elle est aussi le lieu de l'acte originel qui a entraîné trois homicides, et se trouve parfaitement en phase avec l'épicentre de l'intrigue policière, Charmey, où, outre des bains thermaux et une piscine couverte, il y a la Jogne et le lac de Montsalvens. Et pas mal de neige sur les sommets, serait-on tenté d'ajouter – force est de relever qu'il y en a aussi un peu dans "Bain de sang chaud". Enfin, l'identité masquée de la suspecte numéro un, Renée Leport, est également évocatrice de l'élément liquide.
"Bain de sang chaud" saura plaire à un lectorat régional qui y retrouvera des lieux familiers, y compris l'un des restaurants de la nouvelle gare de Bulle, "La Koujena", auquel l'auteur consacre quelques jolies pages – à titre personnel, je confirme: leurs tranches de cake sont délicieuses! Plus: grâce à une intrigue bien construite, ce polar saura également accrocher un lectorat hors terroir, désireux de se plonger dans les eaux troubles d'une région qu'on aurait crue plus tranquille que ça.
Daniel Bovigny, Bain de sang chaud, Charmey, Editions Montsalvens, 2023.
Le site des éditions Montsalvens.
vendredi 21 juillet 2023
Libéralisme humaniste et raison: le postmodernisme, ses problèmes et les réponses à lui apporter
Helen Pluckrose et James Lindsay – Toute personne interpellée par l'approche "woke" des problèmes de société de notre temps devrait lire "Le triomphe des impostures intellectuelles", essai signé de l'écrivaine et conférencière libérale Helen Pluckrose et du mathématicien et physicien James Lindsay. Fondé sur une argumentation rationnelle rigoureuse, cet ouvrage déconstruit méthodiquement les faiblesses d'un certain gauchissement de la pensée et prône comme remède un libéralisme sain, fondé sur la raison et l'humanisme. Voici quelques éléments de ce riche ouvrage, dont on voudrait tout citer...
Woke, ai-je dit? C'est de cela qu'il s'agit, certes. Mais "Le triomphe des impostures intellectuelles" ne fait guère usage de ce terme, qui n'apparaît que deux ou trois fois dans ses plus de quatre cents pages. Paradoxal? Certes. Mais cela s'explique par le fait que l'ouvrage dessine avant tout la généalogie d'une manière de penser fondée sur certains principes posés par les philosophes postmodernes Michel Foucault et Jacques Derrida, parmi lesquels la difficulté à cerner une vérité authentiquement objective. Dès lors, les auteurs parlent plutôt de "Théorie" et de "Justice Sociale" pour évoquer les éléments théoriques analysés et leur application – avec des majuscules, comme s'il s'agissait de religions, à croire sur parole, alors que leurs fondements rationnels sont pour le moins fragiles, voire inexistants.
Les auteurs décrivent le postmodernisme comme un refus des métarécits tels que les portent les religions ou le marxisme, ainsi que par la préséance des jeux de pouvoir et par un scepticisme radical, y compris à l'encontre de la raison, jugée subordonnée aux intérêts de ce qui est jugé bon ou vertueux par celui qui s'exprime. Et c'est sur cette base que roule, implacable, l'analyse rationnelle des deux auteurs autour de quelques phénomènes de pensée et manifestations actuels, qui ont su sortir des universités pour s'installer jusque dans les discussions de café du commerce et les départements des grandes entreprises.
Il sera dès lors question d'intersectionnalité (un truc périlleux) ou de communautarisme (ah, les identités exacerbées!), la Théorie considérant, à l'encontre de l'humanisme universaliste, que c'est au niveau des communautés humaines que tout se joue. Tout doit devenir rapport de force entre communautés soudain sourcilleuses, et celui qui parle en leur nom doit être pris inconditionnellement au sérieux – ce que les auteurs appellent le "positionnisme", qui postule que toute personne extérieure à une communauté est inapte à comprendre ce qui s'y passe et s'y ressent. Surtout lorsqu'on est en présence de rapports de domination, généralisés par la Théorie alors qu'une approche libérale part d'un principe de souplesse bienveillante, refusant la bagarre (culture de l'honneur) au profit du dialogue ou de l'ignorance (culture de la dignité) pour régir les rapports humains. Or, dès lors qu'on introduit là-dedans le postulat d'un rapport de forces généralisé, on entre dans une culture de la victimisation qui va à l'encontre de toute émancipation.
Les auteurs abordent la Théorie et la Justice Sociale selon plusieurs angles, parvenant à chaque fois à démontrer l'inanité de l'approche, voire ses conclusions absurdes. Il sera question de théories postcoloniale ou queer, de théorie critique de la race, de féminisme et d'études de genre (le féminisme étant décrit entre matérialisme, radicalité et intersectionnalité), handicap et corpulence – ces deux derniers éléments mettant en évidence des attitudes victimaires où l'on préfère se complaire dans son statut de personne corpulente ou en situation de handicap alors qu'il est possible, moyennant quelques efforts, de vivre plus sainement. Mais le dire aux personnes concernées serait jugé oppressant...
Qu'on ne s'y trompe pas: les auteurs ne nient pas les problématiques liées aux discriminations diverses et variées qui, aujourd'hui encore, taraudent nos sociétés. Massive mais nuancée, leur critique va plutôt aux réponses que donne la Théorie et la Justice Sociale – ce qu'on appelle aujourd'hui communément le wokisme – à ces questions: contradictions délirantes qui ne manquent pas de naître d'une intersectionnalité qui crée des catégories à l'infini qui finissent par se taper dessus, victimisation des uns et des autres et refus qu'on puisse être autre chose qu'une victime à moins d'être Blanc (oui, il est aussi question de Robin DiAngelo dans "Le triomphe des impostures intellectuelles"). Critiques d'une Théorie qu'on classe volontiers à gauche, les auteurs rappellent enfin qu'une telle approche, par effet miroir, pourrait même décomplexer les démons illibéraux d'extrême droite.
Les derniers chapitres, dans cet esprit, remettent la raison au centre du discours. Une raison parfois ingrate, qui se trompe à l'occasion, qui a produit pas mal d'horreurs aussi, mais qui dispose des moyens de reconnaître ses erreurs afin d'avancer en évitant autant que possible la violence (alors que faute d'arguments, la Théorie n'a généralement plus que la violence pour répondre à ses détracteurs). Et qui a été, contrairement à la "Théorie", un indéniable moteur de progrès social et humain depuis cinq ou six siècles.
Helen Pluckrose et James Lindsay, Le triomphe des impostures intellectuelles, Saint-Martin-de-Londres, H&O Editions, 2021. Traduction de l'anglais par Olivier Bosseau et Peggy Sastre, préface d'Alan Sokal.
Le site des éditions H&O.
Lu par Gabriel des Moëres,
dimanche 16 juillet 2023
Dimanche poétique 597: Kieran Wall
vendredi 14 juillet 2023
Cuisine moléculaire: bon appétit messieurs-dames?
mercredi 12 juillet 2023
La secte des suicidés... mais par qui?
Jeong Hai-yeon – Prenez un jeune homme amnésique nommé Kim Tae-seong, à la fois suicidaire et désireux de vivre – c'est paradoxal mais ça se tient. Lâchez-le dans un coin misérable de Séoul avec une rente famélique, offrez-lui un moment au cybercafé pour trouver des gens qui pourraient avoir envie de mourir avec lui. Il n'en faut pas plus pour poser les bases du roman "La secte des suicidés", thriller virtuose, tout en illusions, signé de l'écrivaine sud-coréenne Jeong Hai-yeon.
Se suicider en équipe? L'idée peut surprendre, mais la romancière présente l'idée des "Suicide Clubs" comme quelque chose d'assez évident. Elle expose également une méthode apparemment assez fréquente pour se suicider en Corée du Sud: les briquettes de charbon qu'on allume et qui permettent un décès assez doux, par asphyxie. Le début de l'intrigue, avec cette velléité de rejoindre le paradis à plusieurs au sein du club "The Heaven", fait même penser à l'approche amicale du suicide mise en avant par Arto Paasilinna dans "Petits suicides entre amis".
Mais très vite, le lecteur s'interroge: certaines des personnes invitées à se suicider dans un coin de montagne reculé (son nom familier ne figure pas sur les cartes, ce qui renforce son caractère irréel) n'ont pas du tout le profil de suicidaires. Dès lors, question: l'auteure n'a-t-elle aucun sens de la psychologie, ou y a-t-il autre chose? La deuxième hypothèse est la bonne. Et si ce "Suicide Club" n'était rien d'autre, en fait, qu'un piège tenu par un psychopathe? Le suicide anticipé de la seule personne sincère dans ce projet, une adolescente nommée Choi-Lin qu'on verra bouffée par les asticots, conforte le lecteur dans l'idée que oui, il y a une vérité cohérente derrière des apparences qui ne le sont pas.
Suicidaire et désireux de vivre, ai-je dit au sujet de Kim Tae-seong, le personnage principal. Oui, il est tendu entre ces deux aspirations existentielles. Et les épreuves qu'il va subir lui permettront de sortir d'une sorte d'ambiguïté face à la mort, en faisant primer son appétit de vivre. L'auteure réserve quelques pages hallucinées à la dissipation de l'amnésie clinique du bonhomme. Elle va aussi le pousser à se confronter à son passé, et surtout à ce qui lui reste de sa famille: son frère, un policier en apparence exemplaire. Et là aussi, l'auteure balade son lectorat...
... en effet, celui-ci va se demander pourquoi ce frère sorti de nulle part, méprisant, prend soudain soin de son frère, ou pas. On pense corruption, et l'auteure ne manque pas, en effet, de mettre en scène une police qui met singulièrement peu d'ardeur à mener l'enquête autour du club "The Heaven": soit ils sont vraiment bêtes (le lecteur aurait fait mieux à la place des flics du roman, c'est dire), soit c'est autre chose, mais c'est curieux! Alors oui, certains personnages sont protégés par leur famille et leur immense fortune, et il y a bien une affaire de fric à chercher, mais pas dans ce sens. Et pour survivre, Kim Tae-seong devra se battre et souffrir – et surmonter la force des liens familiaux, qu'on peut voir comme un fait culturel coréen.
L'intrigue sait surprendre et n'épargne rien au lecteur: dans une ambiance qui finit par ressembler à celle d'un panier de crabes où l'enjeu des confrontations est à chaque fois la vie (normal dans un contexte de suicides!), elle ose les scènes les plus horrifiques, avec des personnages brûlés vifs, égorgés ou crucifiés à la façon de Jésus-Christ. Quant à l'écriture, si elle peut paraître lente au début, elle s'avère efficace, finit par accrocher le lecteur et se démarque, et c'est bien venu, par un sens de l'image décalée qui permet un peu de légèreté au détour d'une phrase, alors que l'ambiance est généralement tendue. Enfin, la présence d'un répertoire des personnages permet au lecteur peu coutumier du monde coréen et de ses noms d'avoir une référence bien pratique en cours de lecture.
Jeong Hai-yeon, La secte des suicidés, Paris, Matin Calme, 2022. Traduit du coréen par Han Yumi et Hervé Péjaudier.
Le site des éditions Matin Calme.
Lu par Crayon de Couleuvre.
dimanche 9 juillet 2023
Dimanche poétique 596: Emmanuel Dunand
samedi 8 juillet 2023
Liberté d'expression et réseaux sociaux, récit par Mila d'un harcèlement sans fin
Mila – Oui, le titre est ambitieux. Mais ses promesses sont tenues: "Je suis le prix de votre liberté" est le témoignage d'une jeune femme, Mila, dont la vie a été fichue en l'air parce qu'elle a dit sur les réseaux sociaux, sans filtre, ce qu'elle pensait d'un certain système de pensée. Ce livre est l'autobiographie que l'auteure ne s'attendait pas à devoir écrire; c'est aussi, et même surtout, un plaidoyer pour la liberté d'expression à la française, c'est-à-dire la plus étendue possible, jusqu'au blasphème et à l'irrévérence. Courageux? Nécessaire même, à l'heure où la tendance est trop souvent à l'autocensure, admise au nom du respect de ceux qui l'exigent tant et le pratiquent si peu.
Mila fait d'elle-même un portrait sans complaisance. On la découvre désireuse d'extravagances, dissipée, impulsive, talentueuse, artiste dans l'âme, positionnée comme un peu différente de ses collègues de lycée, ce qui lui vaut toutes sortes de harcèlements. On la découvre également héritière d'une famille où la religion n'a pas sa place; on apprend en revanche qu'elle a grandi dans un milieu où l'humanisme prime. Il est permis de se dire que son orientation pansexuelle (elle récuse le mot, mais son vécu y correspond: elle a aimé des femmes, mais relate aussi son expérience avec une femme trans) résulte de cette manière de voir le monde: chaque humain, homme, femme ou autre, est susceptible d'être un objet d'amour.
On se souvient que l'"Affaire Mila" a été une histoire riche en rebondissements dont la presse et les réseaux sociaux se sont fait l'écho: un harcèlement en ligne sans précédent, sur la base d'un avis donné en ligne par une femme qui refuse le conformisme. Le lecteur retrouve ces épisodes, relatés du point de vue de l'auteure: le soutien inattendu d'une journaliste que l'on a positionnée à l'extrême-droite, le difficile transfert vers un lycée militaire à la discipline stricte, les avanies survenues lors d'un séjour à Malte et leur liquidation immédiate par la police et la justice locales. Victime de harcèlement en ligne et en vrai, l'auteure ne surjoue pas ce statut: l'écriture de "Je suis le prix de votre liberté" est généralement franche mais sans afféterie, et relate une vie qu'on ne saurait souhaiter à une adolescente d'aujourd'hui.
"Nous sommes une génération de repli identitaire", avance par ailleurs l'auteure (p. 73) pour décrire, élargissant son propos, l'état d'esprit de son entourage. Une description pessimiste, minée par les exclusions qu'impose toute approche identitaire où chacun porte sa religion, son orientation sexuelle ou sa couleur de peau comme un étendard inattaquable. Elle énumère avec dépit les mots en "-phobe" qui pullulent aujourd'hui et sont des machines à chantage, et illustre le phénomène à l'aide du personnage fictif d'Alexia (p. 79), habile caricature de tous les travers actuels de la pensée. L'auteure ne dit jamais "woke"; mais c'est cette aberration de la pensée qu'elle dénonce en filigrane.
Enfin, l'auteure rappelle une vérité, c'est que l'islam n'est pas une race, à deux reprises, la première fois en prenant la question par l'absurde: "Et qu'on ne vienne pas me faire un procès pour racisme. Ce serait aussi absurde que se moquer de Zeus, ce serait grécophobe...". Rejetant les religions en bloc, l'auteure rappelle, dans le même état d'esprit que toute personne croyante, quelle que soit sa bergerie, doit pouvoir entendre, même si cela ne lui fait pas forcément plaisir: cela relève de la liberté de conscience. Le lecteur chrétien sourira d'ailleurs en lisant la phrase "Et je pense que si Dieu existe, s'il est aussi puissant qu'on le raconte, il sait se faire entendre tout seul": c'est précisément l'idée de Jésus-Christ, Dieu fait homme à un moment donné de l'Histoire pour faire passer un message d'amour qui, certes, n'a pas toujours été justement compris.
Pour terminer, l'auteure renvoie dans les cordes quelques personnalités politiques qui se sont aventurées à lui mettre des limites, à commencer par Ségolène Royal, prête à limiter la liberté d'expression des mineurs (mais Mila, certes mineure, apparaît plus mûre que bien des hommes et femmes politiques adultes en place en France) ou Yassine Belattar, qui se sent pousser des ailes de complotiste – sans oublier Nicole Belloubet, alors garde des sceaux.
Au terme de la lecture de cet ouvrage bref mais réfléchi, le lecteur aura connu avec Mila une femme qui a la tête sur les épaules, placée soudain face aux effets amplificateurs des réseaux sociaux, dont les échos bêtement haineux résonnent au fil des pages et des citations, comme par contraste. La liberté d'expression est une valeur d'expression à laquelle la France, patrie des "Charlie Hebdo" et autres "Hara-Kiri", accorde une importance majeure; et c'est à l'aune de telles affaires qu'elle est mise à l'épreuve. Dès lors, le message que Mila semble adresser à ses lecteurs est aussi: "Ne lâchons, ne lâchez rien!".
Mila, Je suis le prix de votre liberté, Paris, Grasset, 2021.
Le site des éditions Grasset.
Egalement lu par Julien.
mercredi 5 juillet 2023
Le vin et la poésie, (toujours) un bon ménage!
Emmanuel Dunand – Le vin comme source de poésie: voilà bien un classique de la littérature française. En pleine crise du covid-19, appelant à la convivialité en plein confinement, le poète et caviste Emmanuel Dunand, actif chez Nicolas, s'est lancé dans le projet d'une plaquette de poèmes consacrés au vin. Le lecteur y retrouvera, mine de rien, quelque agréable ivresse: sous les apparences de ses vers aimablement libres, l'écriture s'avère travaillée et soucieuse de résonances.
Ce goût des sonorités s'exprime pleinement dès le premier poème du recueil, "Le ban des vendanges". Les rimes sont le plus souvent riches, "vendange" devient "vent d'ange", et à chacun de trouver ce que cette proximité sonore fait sonner en lui. Le lecteur que je suis s'y attendait un peu: la dédicace que m'a rédigée l'auteur à l'entrée du minuscule théâtre parisien de la Petite Loge révèle un penchant marqué et un goût sûr pour les jeux de sonorités.
D'un poème à l'autre, le lecteur découvre plus d'un aspect lié au vin, de la dégustation à la couleur de la nappe en passant par le vignoble lui-même. Et quelques taches de couleur disséminées par l'artiste Arnaud Bretzner dans le recueil le rappellent: le vin, ça tache et c'est bon.
Quant à l'aspect de la bonne compagnie, essentiel pour une dégustation dûment partagée, celui-ci émane des dessins d'Arnaud Bretzner, justement, qui mettent en place des couleurs en aplats sur une base léchée en noir et blanc pour valoriser une émotion partagée: le plus souvent, plusieurs personnages s'y partagent la vedette en des contextes variés allant des verres partagés en terrasse aux moments partagés au coin du feu.
Enfin, les derniers poèmes du recueil partagent les enthousiasmes liés à quelques vins bien connus. "Ce beaujolais, ce beau je l'ai" apparaît ainsi comme un hymne simple et sincère au beaujolais nouveau, toujours pareil à lui-même, vu comme un plaisir sempiternel et sans façons.
Et en passant par le chardonnay de meursault ("ne meurt sot"), l'auteur amène son lectorat jusqu'à un point d'orgue appelé champagne. Fallait-il le mettre en fin de recueil, vraiment? "Le Funambule Champenois" n'a certes pas été conçu pour conclure un recueil en lui donnant une note finale marquante et prépondérante. Mais le lecteur en garde un souvenir pétillant et frais.
Voilà ainsi un petit recueil de poèmes en vers libres qui, quitte à oublier son sujet l'espace d'un ou deux vers, se plaît à faire résonner les mots de la langue française, surtout s'ils parlent du jus de la treille et s'amusent comme ceux qui le dégustent. C'est délicieux! Et en invoquant "Dis vin..." en titre, l'auteur rappelle que ce que l'on a dans son verre va bel et bien raconter des histoires qu'il vaut la peine d'entendre... ou de lire.
Emmanuel Dunand, Dis vin..., Paris, auto-édité, 2021. Iconographie par Arnaud Bretzner.
lundi 3 juillet 2023
Rose-Marie Pagnard, quand la mémoire prend la poussière
Rose-Marie Pagnard – C'est une histoire d'amour avec ses méandres, mais c'est aussi un roman sur la mémoire et ses lacunes: "Gloria Vynil" suit le personnage de Gloria, jeune photographe victime d'amnésies, amoureuse, venue hanter un Museum d'histoire naturelle en voie de disparition.
L'action se passe en ville de Berne, une cité guère nommée mais tout y est, de manière dite ou suggérée – de quoi donner un léger flou artistique aux contours de la capitale fédérale. De plus, l'auteure utilise l'image de l'ours pour désigner le personnage d'Arthur Ambühl-Sittenoffen, artiste-peintre frénétique et amoureux pas toujours adroit même s'il a de quoi faire rêver.
Une fois passée la description d'une scène originelle terrible où des chiens échappés de leur enclos dévorent un père paysan, le roman se déroule dans une ambiance de surprenante légèreté, contrebalancée par l'incapacité à se rappeler précisément un souvenir toujours évanescent, mais aussi encombrant qu'un secret de famille.
Les souvenirs personnels de Gloria Vynil et de son entourage (cinq frères dont un disparu on ne sait plus comment, une tante, pour ne parler que de sa fantasque famille) font écho à la soif de garder une trace du Museum, voué à la disparition. Frénétique, Arthur Ambühl-Sittenoffen? C'est peu de le dire: l'auteure le montre en peintre hyperactif, travaillant sur plusieurs toiles à la fois dans le musée désaffecté. Son travail à l'huile constitue un contrepoint à l'autre art visuel mis en scène dans "Gloria Vynil": la photographie.
Cette chasse au souvenir, il faut la faire perdurer, et Arthur, de même que son alter ego Rafi, tirent toutes les ficelles possibles, administratives notamment, pour se donner du temps et retarder la dernière soirée officielle avant déconstruction.
Cela, quitte à obliger le taxidermiste des lieux, un vieil homme qui confond les bandeaux de cheveux de Gloria avec des queues de singe (!), à continuer d'exercer son travail de reconstitution des corps d'animaux, bien qu'il soit désormais dépourvu d'utilité. Quant aux os manquants de certains singes qu'il reconstitue, ne sont-ils pas l'image des morceaux manquants d'une mémoire qui flanche?
C'est ainsi que la romancière développe, dans le lieu clos du Museum, un univers en vase clos où chacun fonctionne à sa manière à l'ombre des animaux naturalisés. Qui en gardera la poussiéreuse mémoire, de ceux-ci? Quant à l'histoire d'amour fluctuante entre Gloria et Arthur, elle trouvera un épilogue à sa mesure, laissant le lecteur sur une bonne impression: celle que toutes les pièces des puzzles de la mémoire et de l'amour ont bien trouvé leur place.
Rose-Marie Pagnard, Gloria Vynil, Chêne-Bourg, Zoé, 2021.
Le site des éditions Zoé.
Egalement lu par Francis Richard, Henri-Charles Dahlem, Rebecca.