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jeudi 28 juillet 2022

... il y a des hommes, mais pas forcément pour le meilleur: au restoroute avec Joseph Incardona

Joseph Incardona – Tout tourne autour d'une aire d'autoroute où l'on se restaure et où l'on satisfait des besoins généralement basiques: une pissouille, un petit coup tiré vite fait. Manque de pot: dans cet univers, il y a des gens, avec des motivations bien arrêtées qui vont s'entrechoquer. L'écrivain suisse Joseph Incardona orchestre leurs interactions à merveille dans "Derrière les panneaux il y a des hommes".

Avant tout, il y a du génie dans la manière dont l'auteur plante le décor: il présente le réseau autoroutier français comme un microcosme, si étendu qu'il soit. Dans un esprit hyperréaliste, il en dit les chiffres, les kilométrages, les drames. Cela peut paraître froid. Mais c'est précisément ainsi que l'auteur donne la mesure d'un terrain de jeu où il se passe toujours quelque chose, entre l'anecdote et le drame, en passant par la bête malversation.

C'est dans le sud profond de la France que tout se cristallise. L'auteur sait intriguer son lecteur en présentant ses personnages in medias res: Pierre le légiste qui observe depuis la bagnole où il vit, Pascal le sourd qui fait cuire des steaks, Ingrid droguée au sexe depuis qu'elle a perdu sa fille adolescente. Et les policiers, bien sûr, parce qu'à un moment donné, il faut bien que l'intrigue parte: la disparition de la fille des Mercier vient s'ajouter à celle de la fille d'Ingrid et fait resurgir un troisième cas qu'on a cru froid.

Ainsi, c'est progressivement que l'écrivain dévoile son drame, retenant l'information pour maintenir le suspense, baladant parfois le lecteur dans des considérations philosophiques qui retardent le dénouement attendu des quelques intrigues qu'il lance. Parce que s'il y a disparitions inquiétantes d'adolescentes (et l'auteur, hyperréaliste à nouveau, décrit le processus de recherche dans ses détails), il y a aussi d'autres crimes et délits qui, pour paraître moins porteurs pour la presse de grand chemin, n'en sont pas moins sordides: trafic de viande, malversations dans la gestion des restoroutes, voire harcèlement sexuel.

L'ambiance de "Derrière les panneaux il y a des hommes" est dès lors comparable à celle d'un panier de crabes. En effet, l'auteur présente chaque personnage comme se battant, ou s'étant battu, pour obtenir sa position, si dérisoire qu'elle soit. Aucun n'hésitera à se battre au moins un peu pour en tirer profit. Et c'est une sacrée galerie que l'auteur dessine: il y aura un gérant de restoroutes obèse et libidineux au nom de mafieux (c'est chargé, là...), un travesti nommé Lola qui se prostitue en jouant de son ambivalence de genre (ce personnage a  gardé son pénis, on ne sait jamais, et effectivement, ça peut servir), ou une vieille dame, ancienne maquerelle reconvertie dans la cartomancie.

Surtout, le lecteur relève la charge sexuelle qui marque l'atmosphère de ce roman. Bas instincts? Voyeurisme gratuit? Voire! "Derrière les panneaux il y a des hommes" expose ainsi, dans un contexte survolté (c'est l'été, il fait très chaud, tous les personnages sont sous pression), les fonctionnalités du sexe dans notre société: se détendre de façon heureuse entre flics (entre Julie la cheffe et Thierry le subordonné en l'espèce, le lecteur la voit venir, ils en crèvent d'envie et l'auteur lui fait ce cadeau), gagner un avantage financier ou symbolique, ou juste partager un truc sympa qui fait sourire comme lorsque la blonde du péage (tout droit sortie de "Autoroute", roman de François Bon paru en 1999; l'auteur assume cette intertextualité, entre autres, comme un échange: "les livres se nourrissent aussi de livres") soulève son t-shirt pour montrer ses beaux seins à un automobiliste régulier. Cela, sans oublier les aspects illégaux liés à l'attirance d'un personnage pour les mineures – cette attirance étant au cœur du roman. L'auteur donne à voir et ne juge pas: au lecteur de fixer sa limite.

Philosophique parfois, glaçant par moments, implacable toujours, "Derrière les panneaux il y a des hommes" est un roman fort qui place face à face, de façon fascinante, le monde théoriquement taillé au cordeau des autoroutes et l'humanité dans ce qu'elle peut avoir de plus détestable et d'inattendu. L'écriture est à l'avenant, crue et sans fard, rythmée en sections et chapitres rapides. Il n'en faut pas moins pour dire, sur une musique qui cogne, ce que l'humanité peut avoir de terrible, avec pourtant les meilleures raisons du monde. Autant dire que si les panneaux cachent les gens, profondément humains pour le meilleur comme pour le pire, ce qu'ils cachent n'est pas toujours joli-joli.

Joseph Incardona, Derrière les panneaux il y a des hommes, Paris, Finitude, 2015.

Le site de Joseph Incardona, celui des éditions Finitude.

Lu par Alex, CarolivreCédric Segapelli, CleteIngannmic, LouveMickaël Barbato, Nicole Grundlinger, NoID, True Blood AddictVelda.

4 commentaires:

  1. Bonjour Daniel,
    J'ai adoré ce roman avec lequel j'ai découvert cet auteur. Certes très noir, mais vraiment original, et percutant.

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    1. Je l'ai découvert avec la série des "André Pastrella", qui vaut le voyage si j'ose dire. Et j'apprécie beaucoup!
      Bon dimanche et à bientôt!

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  2. Un auteur que j'adore (même si je n'ai pas encore tout lu). Et le prochain sort bientôt....

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    1. Il en a un nouveau dans les tuyaux? Je vais ouvrir l'œil alors. J'aime bien lire les romans de cet écrivain de temps en temps, en particulier la série avec André Pastrella. Et apparemment, il sera à la Fête du Livre de Saint-Etienne cet automne.
      Bon dimanche à toi!

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