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mercredi 27 juillet 2022

La genèse d'un créateur de mots... qui nous ressemble

Olivier Auroy – Grandeur et servitude de l'inventeur de mots: c'est ainsi que l'on peut résumer tout le programme du roman "Au nom d'Alexandre" d'Olivier Auroy. L'ouvrage met en scène un certain Alexandre, cancéreux avant l'heure, confiant ses souvenirs à une jeune journaliste nommée Fanny. On les sent complices, au-delà d'un mandat strictement biographique.

Il convient d'indiquer en préambule que l'histoire d'Alexandre est aussi un peu celle de son auteur, qui se présente comme un "onomaturge", passionné des mots et des lettres, créateur de noms de marques tous azimuts. Ce métier, Olivier Auroy l'a aussi mis en valeur dans son recueil de mots-valises covidiens "Dicorona", qui accueille en ses pages une de mes contributions. Merci encore une fois pour l'accueil!

Un truc d'enfance et de famille

Le jeu jouissif des mots-valises traverse "Au nom d'Alexandre", et l'on trouve au fil des pages quelques mots si savoureux et justes qu'ils mériteraient d'accéder au Larousse. On pense à la glaçante "cancertitude" qui, dès le début, indique l'issue nécessairement fatale de la maladie du crabe. On pense aussi au bien observé "déjaculer", qui suggère qu'un homme a joui trop vite et n'a donc pas rendu sa compagne vraiment heureuse. 

Mais on ne fait pas un métier de ces mots-valises seuls! Créateur de mots, c'est d'abord une profession qui n'a paradoxalement pas de nom, si ce n'est le rare "onomaturge", qui fait figure de savant hapax. L'écrivain suggère que ce vide sémantique a quelque chose d'injuste, d'autant plus que pour faire de la création de mots une vocation profonde, il faut avoir des prédispositions qui plongent dans l'enfance. 

Alexandre est bien entouré, de ce côté, avec un grand-père scrabbleur et un autre cruciverbiste, tous deux monomaniaques. Et dès l'enfance, il crée des mots – nous l'avons tous fait, sans doute. Le lecteur retient en particulier le croustillant "cunusses", qui désigne dans la bande de préados qui entoure Alexandre les trucs pornos un peu interdits – un magazine, une cassette VHS, voire un roman de Restif de la Bretonne.

Un jeu sérieux d'adultes

À mesure que "Au nom d'Alexandre" se prolonge, le lecteur voit Alexandre basculer dans l'âge adulte et dans ce qui devient un métier. On s'amuse encore avec les noms de cocktails qui ont convaincu un employeur d'engager Alexandre. Mais plus loin, c'est plus sérieux: il est question de donner des noms à des tempêtes ou à des opérations militaires, et le propos se fait alors didactique, rappelant au lecteur des articles de journaux qu'il a peut-être lus. Cela a un prix: le lecteur se dit que c'est intéressant, oui, mais moins personnel, moins intime – et l'on sent aussi, dans ces pages, qu'Alexandre est devenu adulte, sérieux, en partie à son corps défendant, par exemple lorsqu'il s'agit de nommer une pièce d'armement pour un acteur majeur du complexe militaro-industriel français.

Cela paraît évident à l'auteur: tout se passe à Paris, la ville de l'Académie française et des débats sans fin sur les anglicismes, lieu de la norme linguistique s'il en est. En particulier, pour donner un ancrage familier, l'écrivain indique un bar qui fait le coin de la rue de Sèvres et de la rue des Saints-Pères et pourrait être, aujourd'hui, l'établissement "Au Sauvignon". Et pour suggérer sur le ton de la caricature que Paris, c'est la ville de l'amour et de la bonne chère, l'auteur va jusqu'à flanquer Alexandre de deux amis, l'un producteur de films pornographiques, l'autre confiseur drogué au Nutella.

Toutes et tous onomaturges!

Mais quoi? Certes, onomaturge est un métier qui paraît complexe, lié à plein de contraintes et d'enjeux, et Alexandre les identifie, visant toujours ce graal du nom commercial qui devient nom commun lexicalisé (comme Sopalin, Frigidaire, Infusette ou quelques autres). Mais au fil des pages et des péripéties, l'écrivain dit aussi à chacun de ses lecteurs qu'il a lui aussi, un jour ou l'autre, été onomaturge, et qu'il peut l'être sans complexe – que ce soit pour nommer son enfant ou son animal domestique, pour inventer des hypocoristiques, ou même pour nommer son cancer, comme l'a fait la femme de télévision Ariane Ferrier dans "La dernière gorgée de bière" – pour le coup, le crabe s'appelait "Merdula von Krotte", à prononcer avec l'accent de Karl Lagerfeld. 

Et c'est là qu'on se souvient que la langue française nous appartient, et qu'elle ne demande qu'à être créée et recréée, jour après jour. Par-delà le destin d'un individu qui s'éteint sur un lit d'hôpital, tel est le message qu'Olivier Auroy envoie en filigrane à tous ses lecteurs: c'est génial d'en faire son métier, mais c'est génial aussi de savourer toutes les occasions offertes par la vie de (re)nommer qui ou quoi que ce soit. Lancée par Olivier Auroy, 2020, l'expérience du Dicorona a du reste été une belle invitation à chacune et à chacun de nommer les aspects de la crise pour reprendre, même symboliquement, la main sur celle-ci. Et de se glisser dans la peau d'Alexandre.

Olivier Auroy, Au nom d'Alexandre, Paris, Editions Intervalles, 2016.

Le site des éditions Intervalles, celui du Dicorona, celui de l'onomaturge Olivier Auroy.

Lu par AnalirePetit PandaSophie Adriansen.

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