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lundi 28 février 2022

Michel Houellebecq, politique et porte ouverte

Michel Houellebecq – Alors que Michel Houellebecq vient de publier un nouveau roman, je comble mon retard... d'autant plus que les circonstances font que c'est la première fois que je parle sur ce blog d'un roman de cet écrivain. Pour le coup, il s'agit de "Soumission", un roman de politique-fiction qui cristallise, comme on le sait, quelques éléments d'actualité: le rituel de l'élection présidentielle française, ainsi que l'arrivée possible à la tête du pays d'un président partisan de l'islam politique. 

On retrouve dans "Soumission" la manière d'écriture "blanche", travaillée pour être aussi inexpressive et lisse que possible, qui est la marque de fabrique de l'écrivain. Cela permet au propos de résonner dans la tête du lecteur, sans que celui-ci ne soit jamais distrait par des élans de lyrisme ou de dramatisation excessive. Ainsi racontés, certains éléments, par exemple le retour en force d'une forme forte de patriarcat pourtant assez bien acceptée même si elle assigne les femmes au rang de perpétuelles mineures, s'avèrent d'autant plus glaçants.

C'est que "Soumission" est le récit de l'acceptation souple, par les Français, d'un mode de vie foncièrement différent, fondé non sur la laïcité, l'humanisme et les lumières de la raison, mais sur la charia, loi d'inspiration divine. Les professeurs en Sorbonne eux-mêmes s'y plient, par obligation, par indifférence (la Sorbonne vaut bien une chahada...) mais aussi par intérêt, puisque leur salaire est massivement revalorisé, ce qui leur permet d'avoir plusieurs épouses – sachant que seuls les hommes sont habilités à enseigner dans ce contexte.

Je ne peux m'empêcher de relever que la bonne grâce globale avec laquelle les populations d'Europe occidentale (les "moutons", disaient les sceptiques) se sont pliées aux contraintes sanitaires anti-covid 19, pas toujours adéquates, montrent que si paradoxal que cela puisse paraître, un recul massif de la démocratie libérale est possible. Elle est souhaitable même pour certaines parties en présence, par exemple pour sauver le climat. 

Prenant l'exemple de l'islam politique, porteur dans la perspective d'un roman, l'auteur pointe du doigt, de manière étonnamment crédible, le manque d'envie de démocratie de la France, et plus largement des sociétés dites occidentales. Il va jusqu'à ne mettre en scène aucune forme de résistance organisée. Tout au plus y a-t-il celle, finalement très vincible, d'un narrateur blasé et ennuyé par son temps, tenté par un mysticisme à la Joris-Karl Huysmans – écrivain dont la vie traverse tout le roman, comme un contrepoint à la vie du narrateur, professeur d'université de son état. Ainsi éclairée, la fin a dès lors quelque chose de prévisible...

De façon apparemment réaliste, l'écrivain dessine avec une douceur surprenante quels pourraient être les contours d'une république islamique à la française, née sans révolution: disparition des solidarités froides nées des assurances sociales au profit d'une solidarité chaude familiale ou clanique, évolution des équilibres dans un enseignement assuré par de seuls musulmans plus ou moins fraîchement convertis, etc. – cela, grâce au ralliement des partis républicains, prêts à brader la république à l'islam politique plutôt que de la laisser au Front National. Quelques personnages politiques connus affleurent dans l'implacable "Soumission", tels Manuel Valls ou François Bayrou (qui prend cher). 

Au terme de la lecture de "Soumission", ce n'est pas à la seule France que le lecteur pense. Il ne peut manquer de songer à l'image renvoyée d'une Europe vue comme une vieille gloire molle, ayant oublié qui elle est, indistinctement ouverte à tous les vents – et le premier arrivé ramasse le morceau.

Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015.

Lu par AnaïsCarnet ParisienKyaraddictLauraline79, Lily, LuisSans connivence, Stef, Topobibliotheca.

dimanche 27 février 2022

Dimanche poétique 529: Jean-Michel Maulpoix

Au café

On connaissait naguère chaque petit vieux par son prénom
L'un s'asseyait au fond à gauche répétant qu'il avait souffert
Sur une croix de bois mal taillée

Mais il y a longtemps que le propriétaire
Des chambres sans vue d'en bas ne sait plus le nom de ses locataires
Les anges bouffis d'alcool dorment sur des cartons pliés

La pluie qui marche sur les toits
Quitte le ciel très droite
Sans se retourner.
 
Jean-Michel Maulpoix (1952- ), Rue des Fleurs, Paris, Mercure de France, 2022.

vendredi 25 février 2022

Frederika Amalia Finkelstein: (sur)vivre après le 13-Novembre

Frederika Amalia Finkelstein – L'écrivaine Frederika Amalia Finkelstein s'était fait remarquer en 2014 avec son superbe premier roman, "L'oubli", évoquant la façon de vivre avec l'Holocauste dans son histoire familiale. Paru en 2017, son deuxième roman, "Survivre", confirme son talent en se fondant cette fois sur les attentats islamistes survenus le 13 novembre 2015 à Paris.

Une fois de plus, le lecteur se trouve en présence d'une narratrice qui parle d'elle, de ses ressentis, sans filtre, quitte à ce que ça paraisse terrible ou malaisant. Mais ce malaise face à certaines petites choses de la vie, par exemple mater l'écran du smartphone du voisin dans le métro tout en n'acceptant pas qu'un autre le fasse avec son propre téléphone, résonne en chaque lecteur: nous avons tous nos habitudes jugées mauvaises, nos dissonances cognitives, nos contradictions. Dans cet esprit, la narratrice, Parisienne pur sucre, hésite jusqu'à la dernière minute à se rendre à l'enterrement de sa mère, qui a vécu en Patagonie. Voilà qui va à l'encontre d'une sorte de consensus: on ne courbe pas l'enterrement de sa mère.

Mais voilà: avec ses nœuds dans la tête, relatés sans faux-semblants, cette narratrice se pose dans le contexte qui a suivi l'attentat du Bataclan. Fascination morbide pour les morts du 13-Novembre, souvenir des attentats de masse utilisés pour rythmer les activités sportives de la narratrice: la narratrice peut paraître paranoïaque, et assume l'étiquette. Mais en se racontant, elle dit une société devenue violente, d'une manière nouvelle, curieusement hypnotique, qui n'est pas celle de la guerre mais qui a sa pénibilité: elle impose de voir des hommes en armes un peu partout. Et la vision de ces armes peut être anxiogène pour des humains qui n'aspirent qu'à vivre en paix, si possible non armée.

Cette anxiété entre en résonance avec la représentation nette et réaliste d'une société devenue individualiste à l'extrême, celle de la ville de Paris d'aujourd'hui. L'auteure exploite des éléments de la vie quotidienne pour le dire: les regards bloqués sur les écrans ou les livres bien sûr, mais aussi le refus de donner la pièce aux mendiants, malgré une certaine familiarité née d'un côtoiement quotidien. Le travail lui-même apparaît comme l'affaire d'individus sélectionnés ou jetés en fonction de leur foi dans le produit vendu – en l'espèce, des appareils électroniques de marque Apple. 

Quant à la narratrice, elle assume cet individualisme de son temps, le dit dans ses lumières et ses zones d'ombre en menant sa jeunesse de Parisienne. Plongée cependant dans une société qu'elle découvre soudain violente, elle en dit la perte d'innocence: face aux assassins du Bataclan, chacun se sauve comme il peut, enjambant des cadavres, profitant d'une protection opportune – et ceux qui n'y étaient pas s'interrogent sur la manière dont ils auraient vécu la situation. Ainsi, face à la violence à bas bruit du monde actuel, chacun est sommé de se débrouiller face à ses peurs – qui prennent dans "Survivre" la forme de cauchemars récurrents.

Paranoïa ou angoisse légitime? "Survivre" relate, à la première personne (comment pourrait-il en être autrement, pour un roman qui souligne l'individualisme, voire le narcissisme, de l'époque), comment il est possible de vivre au sein d'une société qu'on pourrait croire pacifiée, mais où les fusils sont plus proches que jamais, allant jusqu'à faire partie du quotidien. Ce quotidien, le lecteur le partage avec la romancière, qui en dévoile le côté glaçant à travers ce qu'on ne voit plus parce que c'est devenu trop ordinaires, ou les phrases entendues dans le fracas de la vie et qui tournent en boucle, soudain, obsédantes, terribles.

Frederika Amalia Finkelstein, Survivre, Paris, L'Arpenteur, 2017.

Lu par Florian Gödel, Girl Kissed By FireJe lis au litJoëlleNathalie Vanhauwaert, Norbert CzarnyPhilippe Chauché, Shangols.

Signe des temps, soit dit en passant: alors que la narratrice imagine un impossible attentat dans la boutique Apple des Champs-Elysées où elle travaille (c'est trop propre, les gens respectent...), l'actualité du 23 février 2022 fait part d'une prise d'otage survenue dans un tel magasin à Amsterdam.


mardi 22 février 2022

Récits de vies et de carrières chez Sigvaris

Sigvaris – Un livre d'entreprise? Et pourquoi pas! "Raconter la vie Sigvaris" est un petit ouvrage qui a vu le jour dans le cadre de la vingt-neuvième Fête du Livre de Saint-Etienne, en 2014. Son fil rouge, c'est de donner la parole à une poignée de collaboratrices et de collaborateurs de la branche française de l'entreprise Sigvaris, spécialisée dans les bas de compression conçus à des fins médicales, de bien-être ou de sport. Et la culture d'entreprise est le thème qui traverse cet opus.

Les profils des personnes qui s'expriment se démarquent par leur diversité, humaine mais aussi et surtout professionnelle: il y a là des femmes et des hommes de tous âges et de toutes anciennetés, gens de tous les services opérationnels comme administratifs, voire des personnes en formation. 

En lisant leurs témoignages, on obtient un aperçu de leur travail chez Sigvaris, à Andrézieux-Bouthéon comme à Huningue: gestes métiers lorsqu'il s'agit de placer un fil sur une machine, pilotage du rythme des flux de marchandises et des stocks, travaux de recherche et de développement, chaleur omniprésente au département du traitement thermique. 

Certains témoins expriment de la bonne humeur, à l'instar de la réceptionniste; d'autres sont plus lucides sur le travail, évoquent les difficultés, les avanies d'une carrière. Tous, pourtant, ont conservé Sigvaris comme employeur. Gageons que ceux qui s'expriment dans "Raconter la vie Sigvaris" font partie des plus motivés, certes – une forme de passion transparaît de fait dans chaque récit de vie professionnelle, exprimé sans filtre, en toute spontanéité.

Avec leurs mots, du point de vue offert par leur poste de travail, les uns et les autres évoquent ce que l'entreprise leur apporte: un sentiment d'appartenance ou de familiarité à travers les étapes de la vie que l'on marque, des possibilités d'évolution de carrière,  de la stabilité ou du changement, la chance de pouvoir faire part, même en tant que membre du personnel de base, de propositions d'amélioration ou de changement. Le produit n'est jamais oublié: on témoigne de son intérêt, on rappelle que porté à même la peau, le bas de compression doit être produit avec douceur pour être confortable pour le client – le "porteur", dit-on.

Signe culturel marquant, indicateur d'une certaine familiarité: dans ce livre, les personnes se présentent par leur prénom. Il n'y a pas de photos, mais rien que cette façon de dire qui l'on est rend déjà, à elle seule, chaque témoin un peu familier. Et pour souligner le lien entre elles, chaque fin de témoignage annonce le début du suivant – en présentant de façon anticipée la personne qui va s'exprimer. 

Petit livre fait de liens tricotés maille après maille, né d'un partenariat entre la Fête du Livre de Saint-Etienne (qui l'a offert aux visiteurs au moment de sa parution) et l'entreprise Sigvaris, "Raconter la vie Sigvaris" lève un coin du voile sur une gamme de produits populaires. Les témoignages sont complétés par quelques repères sur l'entreprise, plus que centenaire aujourd'hui, et forte de 800 collaboratrices et collaborateurs rien qu'en France. Ces repères arrivent en fin d'ouvrage. Une bonne chose: l'humain passe d'abord.

Sigvaris, Raconter la vie Sigvaris, Saint-Etienne, Fête du Livre de Saint-Etienne, 2014.

lundi 21 février 2022

Karl Dönitz, derrière le "beau rôle"

Philippe Valode – Se souvient-on vraiment de Karl Dönitz, successeur d'Adolf Hitler pendant 23 jours à la tête d'un troisième Reich en mille morceaux? L'essayiste Philippe Valode lui a consacré tout dernièrement une biographie, sobrement intitulée "Karl Dönitz". 

L'auteur choisit de déconstruire l'image que son sujet conserve dans l'imaginaire collectif, si diffus qu'il soit. Et pour le nazi Karl Dönitz, cette image est paradoxalement presque favorable: on voit en lui un grand chef de guerre sur mer, qui a joué un rôle important dans l'évacuation des Allemands bloqués dans les républiques baltes, menacés par l'avancée des hommes de Staline – c'était l'opération Hannibal. Une légende dorée entretenue par Karl Dönitz lui-même à travers ses écrits autobiographiques. 

Mais peut-on être un nazi fréquentable? L'auteur répond par la négative, et c'est sur cette ligne démystificatrice qu'avance le livre "Karl Dönitz".

Le lecteur va se plonger dans un ouvrage nourri et captivant. Après les années de formation, tout commence par la narration de la bataille de l'Atlantique. L'auteur ne craint pas les chiffres lorsqu'il s'agit d'évaluer les pertes des uns et des autres, et sa narration, dense, est aussi précise, quitte à paraître fastidieuse ou aride. Citant tonnages après tonnages, elle met en évidence les capacités de production proprement impressionnantes de la machine de guerre nazie, mais aussi, et c'est crucial, les avancées technologiques supérieures du côté des Anglais et des Américains. 

Surtout, le biographe dresse le portrait d'un Karl Dönitz pour qui l'humain n'a guère de valeur, en phase avec le principe nazi, fanatique à l'extrême, en matière de défense: en toutes circonstances, il s'agit de se battre jusqu'au dernier homme, jusqu'au dernier sang, sans ménager le matériel humain – qui finira par manquer, plus encore que les navires et les sous-marins, chers à un Grand Amiral Dönitz peut-être jaloux des moyens alloués à l'aviation – qui est, pour le coup, le joujou de Goering.

Puis on entre dans le dur: les derniers jours d'Adolf Hitler et la question de sa suite. Tout en relatant jour après jour la vie dans le Führerbunker de Berlin, l'auteur expose de manière convaincante les raisons qui ont pu faire pencher le Führer en faveur de Dönitz, perçu comme un homme loyal, face à un Goering considéré comme un traître. Dès lors, commence pour Karl Dönitz un exercice d'équilibriste: à lui de celer ses crimes de guerre maritime et le sinistre adoubement qui l'a fait chef d'Etat, et de se positionner comme un interlocuteur crédible et distancié face aux Alliés, quitte à envisager une paix séparée avec les Occidentaux face à Staline. Cela, tout en tentant, mais les erreurs diplomatiques seront fatales, de gagner du temps.

Le biographe, du coup, aborde d'un regard critique les éléments de la ligne de défense de Karl Dönitz face à l'Histoire, entre autres au procès de Nuremberg. Concernant l'opération Hannibal, il rétablit dans sa primauté le rôle de l'amiral Conrad Engelhardt. Par ailleurs, il remet à sa juste place le statut de chef de guerre de Karl Dönitz: il n'a jamais rien gagné, et n'a guère été en mesure de remporter la bataille de l'Atlantique, si ce n'est, peut-être, "durant quelques mois à la fin de l'année 1942". Ce faisant, il trace un parallèle avec Erwin Rommel, militaire moins glorieux que ce qu'on a pu en dire.

Telle que relatée par l'ouvrage de Philippe Valode, la destinée de Karl Dönitz s'inscrit pleinement dans l'aventurisme national-socialiste, présenté comme une vaste folie, succession d'errements qui susciteront, bien entendu, l'indignation des uns et des autres – on pense entre autres au dégoût que la découverte des camps de la mort a suscité chez les Américains, qui transparaît dans les négociations entre les vaincus et les vainqueurs au début mai 1945, sous la forme d'humiliations symboliques venant s'ajouter à une rigueur foncièrement indéniable.

De Karl Dönitz, Philippe Valode renvoie donc l'image d'un militaire de carrière convaincu par le projet nazi, une conviction qu'il ne renie jamais vraiment – au contraire d'un Albert Speer, présenté, mais ce n'est pas une réhabilitation pour autant, comme ayant au moins cherché à sauver les apparences et à exprimer quelque regret. Alors oui, les commentaires que l'auteur fait sur certains documents historiques tels que le testament d'Hitler peuvent paraître insuffisamment analytiques, voire d'une évidence inutilement narquoise. Cela dit, l'amateur d'histoire trouvera dans "Karl Dönitz" une tentative crédible et argumentée de ramener à ses justes proportions l'histoire d'un nazi devenu légendaire. Et, grâce à une biographie en fin d'ouvrage, quelques pistes pour aller plus loin.

Philippe Valode, Karl Dönitz, Monaco, Editions du Rocher, 2021.


dimanche 20 février 2022

Dimanche poétique 528: René-François Sully Prudhomme

La musique

Ah ! chante encore, chante, chante ! 
Mon âme a soif des bleus éthers. 
Que cette caresse arrachante 
En rompe les terrestres fers !

Que cette promesse infinie, 
Que cet appel délicieux 
Dans les longs flots de l'harmonie 
L'enveloppe et l'emporte aux cieux !

Les bonheurs purs, les bonheurs libres
L'attirent dans l'or de ta voix,
Par mille douloureuses fibres
Qu'ils font tressaillir à la fois...

Elle espère, sentant sa chaîne 
A l'unisson si fort vibrer, 
Que la rupture en est prochaine 
Et va soudain la délivrer !

La musique surnaturelle 
Ouvre le paradis perdu... 
Hélas ! Hélas ! il n'est par elle 
Qu'en songe ouvert, jamais rendu.

René-François Sully Prudhomme (1839-1907). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 18 février 2022

Maître ou serviteur: une question de position, entre amour et travail

Dimitris Sotakis – Vivre par procuration ses sentiments envers une femme jamais rencontrée? Déléguer tout contact dans le monde réel à son collaborateur parce qu'on a le trac bien connu du premier rendez-vous, professionnel ou amoureux? Cela, quitte à vivre un amour étrange puisque purement imaginé, pleinement vécu par un autre? Jusqu'à en mourir? Telle est la toile de l'intrigue radicale que l'écrivain grec Dimitris Sotakis tisse avec habileté et finesse dans "Un grand serviteur" – qui vient de paraître aux éditions Intervalles dans une traduction de Françoise Bienfait.

Précisons le cadre: un homme d'affaires spécialisé dans l'immobilier engage à son service un homme à tout faire, Marios, et le charge peu à peu de tout ce qui fait sa vie: son jardin, sa maison, ses amours, sa profession même. On notera que ce factotum a un prénom, contrairement au narrateur. Certes, ce dernier est omniprésent; mais son statut d'anonyme le condamne à s'effacer, comme le maître s'efface face à l'esclave, Marios en l'occurrence, qui s'affirme parce que c'est lui qui fait le boulot. Et bénéficie ainsi du pouvoir de transformer le monde.

Boulot? Comme de bien entendu, le narrateur remet les clés de sa lucrative affaire de location de salles de conférences à Marios, qui s'en sort très bien d'ailleurs. De même, il remet à Marios les clés de sa relation sentimentale, au travers du code d'accès à son compte sur un site Internet de rencontres sur lequel il a trouvé une complice qu'il craint de rencontrer. En abdiquant ses amours et son boulot, c'est-à-dire deux éléments structurants de l'humain d'aujourd'hui (on se définit aisément comme le conjoint de quelqu'un, et aussi par son métier), l'auteur dessine un processus de déshumanisation, subi cependant par un personnage qui ne se voit pas glisser.

Ce narrateur, convaincu de bout en bout d'être le vrai amant d'Anna même s'il n'en vit rien, entre en contraste avec un Marios pétri du gros bon sens, qui garde les pieds sur terre. Cette terre, il la travaille avec passion en jardinant autour de la maison du narrateur, laissant au lecteur l'image d'un personnage ancré dans le concret, capable de cuisiner, mais aussi de négocier de juteux contrats sans états d'âme. Et d'aimer Anna, bien sûr, et pas que de manière platonique.

Ainsi entre-t-il en contraste avec le narrateur, perclus de phobies et de psychoses inavouables – un narrateur qu'on observe, non sans attendrissement certes, évoluer dans un monde parallèle, à telle enseigne qu'on peine à y croire: comment ce narrateur peut-il penser qu'Anna est amoureuse de lui, alors qu'elle sort avec son serviteur? L'auteur joue bien sûr la carte de la ressemblance physique, mais cette astuce suggère surtout que le narrateur s'enferme peu à peu dans sa propre folie, conçue comme un système de logique interne à toute épreuve... sauf à celle de la réalité. 

Quant au lecteur, il s'interroge, tourne les pages: Anna et le narrateur vont-ils se rencontrer un jour pour de vrai? Le maître finira-t-il quand même par remplacer le serviteur, le schéma annoncé va-t-il éclater? La réponse est dans le titre: "Un grand serviteur", c'est un serviteur qui prend toute la place – comme les meubles dans le précédent roman "L'argent a été viré sur votre compte", tiens! Conséquence: poussé dans ses ultimes retranchements, incapable d'en tirer de quoi vivre, il faut que le maître, amoureux jusqu'au bout d'une chimère à base de dialogues et de photos en ligne, disparaisse pour céder la place au serviteur, seul apte à vivre une vie amoureuse vraie – donc une vraie vie tout court.

En demandant qui est le chef, en brouillant les rôles par un glissement à la fois lent et inexorable qui confine aux limites de l'humain, Dimitris Sotakis offre avec son roman "Un grand serviteur" une occasion de réfléchir de façon nourrie et rigoureuse sur les questions de domination sociale, qui s'avèrent plus complexes que ce qu'en disent les slogans parce qu'il arrive que le consentement s'en mêle avec passion.

Dimitris Sotakis, Un grand serviteur, Paris, Intervalles, 2022, traduction de Françoise Bienfait.

Le site des éditions Intervalles.

lundi 14 février 2022

Jean-Michel Maulpoix, un bouquet de poèmes de toujours

Jean-Michel Maulpoix – L'écrivain français Jean-Michel Maulpoix revient en ce début d'année avec une nouvelle brassée de poèmes. Ceux-ci emplissent tout un recueil intitulé "Rue des fleurs". L'écriture va du dessin de lieux qui paraissent immédiatement familiers au lecteur jusqu'à des textes plus intimes.

Grâce à une utilisation rare de la ponctuation et au recours à des vers plutôt longs, une impression de sérénité se dégage des poèmes qui composent la première partie du recueil, "Banlieue pauvre". Ceux-ci ont l'apparence d'instantanés de lieux, saisis à la manière d'un photographe: pans de mur, promenades. 

Pour caler l'ambiance, le poète se montre volontiers attentif aux couleurs, simplement dites par leur nom, sans nuance pour aller à l'essentiel: placer des éclats vifs dans son bouquet. Cette simplicité répond à celle des lieux décrits, fondamentaux, familiers: un centre aéré, un café, un hôpital. Plus tard, dans "En automne au fond du jardin", c'est la saison qui est dépeinte, toujours sur ce ton calme, écho à l'ambiance de repos d'un cimetière par exemple.

Resserrant la focale, c'est sur des textes plus personnels, intimes, que l'auteur avance dans son recueil, avec toute une partie intitulée "Dans le silence de la chambre". Celle du poète lui-même? La première personne du singulier s'invite dans les textes, les vers deviennent plus joueurs, plus longs, plus souvent ponctués; ils finissent par ressembler à des parties de proses poétiques, suggérant les riches méandres de la vie intérieure.

Et ce sont sur des évocations florales que se termine le recueil – qui mérite dès lors pleinement son titre de "Rue des fleurs". Rue de banlieue colorée et désertée ou "très petite rue qui va de la chambre à la ville", cette artère est aussi celle de la poésie offerte en gerbe florale, en "florilège", rêvée comme un moment de calme prégnant, l'espace d'une après-midi où l'on veut repenser à ces choses de toujours.

Jean-Michel Maulpoix, Rue des fleurs, Paris, Mercure de France, 2022.

Le site de Jean-Michel Maulpoix, celui des éditions Mercure de France.

dimanche 13 février 2022

Dimanche poétique 527: Fleur Faber

Laissez-moi

Laissez-moi réfléchir
A ce que le monde va devenir
Allez roucouler,
Autr’part qu’dans mes oreilles
Elles ne sont pas ici
Pour vous écouter geindre,
Elles écoutent le bruit,
Le bruit de la grande Jungle…

Laissez-moi,
La paix, la vie la mort
Laissez-moi,
Seule avec mes désaccords…
Donnez-moi la paix… (bis)
Je vous donnerais la mienne…

Laissez-moi,
Respirer, aimer,
Faire à ma guise
Ou je deviendrais tranchante
Comme le couteau qu’on aiguise
Donnez-moi le temps, oui le temps,
De réfléchir,
A la valeur de la mise…

Enfin, juste une fois,
Laissez-moi le droit,
De protester, contre l’innocence incarnée,
Qu’on accuse sans raison.
Laissez-moi la liberté,
De rev’nir en arrière
Pour réparer toutes mes erreurs
Et éviter bien des guerres…

Laissez-moi,
Petite fille sans tâches,
Avant de devenir une adolescente lâche…
Celle qui a menti aux autres,
Qui n’avait commis aucune faute…
Laissez-moi le condamner,
Cet abruti de passé…
Laissez-moi…



Oh ! Laissez ça !

Fleur Faber. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 11 février 2022

Une muse pour un reportage en Australie

Pablo Davila – "Outback" est sans doute l'un des livres qui se trouve depuis le plus longtemps sur ma pile à lire puisque son auteur, Pablo Davila, me l'avait offert dans les années 1996. Quelle attente! Mais comme les livres ne souffrent guère des années qui passent, c'est avec plaisir que je me suis plongé dans ce bref récit de voyage dans l'Outback australien.

L'ouvrage relate, par éclats, l'histoire de trois jeunes journalistes partis faire un reportage filmé en Australie. Au programme: des animaux et des rencontres avec des aborigènes, entre autres avec un groupe de musique rock nommé Amunda, dont l'interview donne un aperçu de la difficulté de vivre des populations indigènes de l'île-continent. 

Perceront-ils le mystère australien, par-delà ce qui séduit les touristes, ou resteront-ils à la surface des choses? Au lecteur de se faire une idée en voyant évoluer les reporters. Il n'a que "Outback" pour se faire une idée: l'ouvrage ne dit pas si le reportage a bel et bien été finalisé, voire diffusé.

"Outback" est, un peu, le "reportage du reportage", certains chapitres évoquant les péripéties du métier: trouver un hélicoptère pour les prises de vues en hauteur, obtenir des autorisations de tournage. Mais ces chapitres sont minoritaires parce que l'auteur va bien plus loin que ça: c'est la résonance de ce voyage en lui qu'il dessine, éclat après éclat, soit par la chronique des jours, soit par des impressions relatées en vers libres.

Le narrateur, Pablo, détaille ainsi la vie avec ses collègues de reportage, Neal – qui a des soucis avec sa compagne restée au pays – et Gordo. Détail piquant: au moment où ils vont rencontrer un spécialiste des populations aborigènes, ils sont identifiés comme Suisses parce qu'ils viennent de Genève alors qu'aucun n'a cette nationalité. 

Plus d'une fois, il sera question du dégoût que suscitent certains usages typiquement occidentaux et irrespectueux, tels que la gêne occasionnée par des plagistes qui imposent leur raffut là où les tortues marines, avides de sérénité, viennent pondre. Même dégoût lors d'une escale en Thaïlande, dans un bar à filles. Le narrateur pourra paraître réticent parfois, dès lors, mais il lui arrive aussi de céder à ces divertissements. On pense au Nouvel An près d'Ayers Rock, par exemple, où on le voit sensible aux charmes féminins.

C'est cependant la figure d'une certaine Lyseuwë, qu'on découvre muse en fin de récit – figure à la voix "argentine", comme le pays d'origine de Pablo Davila, l'Argentine. L'occasion, pour conclure, de dire une reconnaissance à l'inspiratrice au nom étrange qui cache peut-être quelqu'un d'autre, et à l'inspiration, qui ou quelle qu'elle soit.

Pablo Davila, Outback, Grolley, Editions de l'Hèbe, 1993.

Le site des éditions de l'Hèbe.


Lu dans le cadre du Rendez-vous de la littérature sud-américaine, orchestré avec maestria par Ingannmic.


mercredi 9 février 2022

Jean Dutourd, un fabuliste vache pour un effet bœuf

Jean Dutourd – Les contes, fables et nouvelles ont toujours eu un côté intemporel. Pourquoi ne pas les revisiter de temps à autre? C'est la mission que s'est donnée Jean Dutourd lorsqu'il a composé son recueil "Les perles et les cochons", paru en 2006.

Les textes de l'auteur résonnent comme ces histoires de toujours qu'on a toutes lues ou entendues, bien sûr. Mais si familiers qu'ils soient, ces récits ne manqueront pas de désarçonner le lecteur dans leur nouvelle mouture. C'est que les morales ont évolué: il faut vivre avec son temps...

... un temps, le nôtre, où le monde semble marcher sur la tête depuis trop longtemps. Dès lors, pourquoi ne pas inverser les rôles de temps à autre? Dans "Le Crépuscule des loups", version revue et corrigée de la fable "Le Loup et l'Agneau" de Jean de La Fontaine, c'est l'agneau qui est fort en gueule – politiquement marqué à gauche, qui plus est. Et dans "Le Canard au naturel", l'auteur imagine ce qui se passerait si c'était chez les cygnes qu'un vilain petit cygne, qui se révèle canard, passait sa jeunesse.

Barbe-Bleue plumé par une épouse vénale, un rat des villes en visite dans les champs, un corbeau qui n'aime pas le fromage et le cède volontiers au renard qui finalement n'en veut pas car ce fut trop facile: on l'a compris, l'auteur secoue vigoureusement le monde des fables et apologues. Il le fait avec un humour pince-sans-rire souligné par le choix d'une écriture soignée, patinée à l'ancienne et presque précieuse, qui fait contraste avec l'irrévérence du projet.

Nourris de plus d'une allusion littéraire voire politique, les textes en prose du recueil font mouche à chaque fois et révèlent ainsi le talent de conteur malicieux et érudit de l'auteur. On rit, on réfléchit au fil des pages. Et si les morales alternatives que l'auteur avance paraissent finalement cohérentes, si noires ou cruelles qu'elles soient à plus d'une reprise, c'est qu'elles étaient peut-être déjà sous-jacentes quelque part dans les récits d'origine. Des récits que "Les perles et les cochons", en révélateur, éclaire donc d'un regard délicieusement rosse.

Jean Dutourd, Les perles et les cochons, Paris, Plon, 2006.


mardi 8 février 2022

Péripéties d'un albinos au Paraguay

Esteban Bedoya – C'est un sacré voyage que de s'embarquer dans les romans d'Esteban Bedoya, écrivain et diplomate paraguayen. Après le picaresque "Les mal aimés", "Le collectionneur d'oreilles" confirme ce principe: le lecteur se retrouve embarqué au fil des pages dans une curieuse intrigue qui se déroule au Paraguay, au cœur du vingtième siècle, avec des ramifications du côté des terres germanophones de l'Europe.

Cela, sans oublier un clin d'œil appuyé à un journaliste et écrivain tessinois, Leandro Manfrini (1932-2016), auteur du roman "Viaggiatore senza passaporto", auquel "Le collectionneur d'oreilles" fait référence, créant une parenté entre deux œuvres. Une parenté explicitement mise en scène: tout commence lorsque le narrateur du "Collectionneur d'oreilles" télescope Leandro Manfrini dans une foule désordonnée. Leur sujet d'observation coïncide: qui est ce bonhomme portant une oreille humaine en pendentif de collier qui va donner la vie sauve à Manfrini? 

C'est là que l'on quitte le réel, mais pas tout à fait, pour entrer dans le roman. "Le collectionneur d'oreilles" centre son propos sur le personnage de Cristino, un Amérindien albinos, rejeté de toutes parts, engagé finalement comme serviteur d'une famille aisée paraguayenne aisée, partisane d'Alfredo Stroessner, chef de la junte au pouvoir. De Cristino, l'écrivain dresse un portrait attachant, cocasse même lorsqu'il le montre en train de débiter des recettes de cuisine en allemand. Cristino est peu loquace, mais il joue à plus d'une reprise un rôle d'observateur. Voire de voyeur, malgré lui.

Nostalgique qu'il est de la tribu sylvicole dont il est originaire et qui l'a rejeté, Cristino, c'est par ailleurs, dans "Le collectionneur d'oreilles", le personnage qui fait le lien le plus concret entre l'animal et l'humain, élevé qu'il a été par des pécaris – ce qui ne l'empêche pas d'être, sans doute, le plus humain des personnages que l'écrivain met en scène. Telle est la piste de lecture: il sera question des côtés les plus bestiaux de l'homme, de façon allusive, pour dire que la frontière entre l'homme et l'animal est mince et poreuse.

L'écrivain dessine en effet, sur le ton de la dérision fine, un petit monde conservateur peuplé de personnages hauts en couleur. Il est bien sûr permis de penser à Antonia, l'écrivaine à succès nymphomane et plutôt bien gaulée, qui intrigue pour trouver de quoi calmer ses pulsions. Plus grave, le monde que l'écrivain observe abrite Josef Mengele, le cruel médecin d'Auschwitz. Le lecteur le découvre à la tête d'un trafic de filles mères, envoyées vers la Germanie européenne, d'où on n'entendra plus parler d'elles. Mortes, vives? Peu importe.

Alors que, dit l'histoire, la mort de Josef Mengele a été longtemps mystérieuse, l'auteur choisit d'en préciser les contours. Ce mystère de la mort ouvre la porte, dans "Le collectionneur d'oreilles", à la possibilité du fantastique ou de la superstition, en phase avec la vie dans un pays où légendes et sortilèges abondent. Ainsi, le roman s'inscrit dans une dynamique de réalisme magique.

Entre le paternalisme lourd, sûr de lui et peu respectueux des riches latifundiaires et la difficulté à trouver sa place dans sa propre tribu autochtone, Cristino fait figure de personne déplacée tout au long du roman. En fin de livre, cependant, qu'en reste-t-il? L'image d'un personnage mort comme les autres, mais ayant réellement existé, à l'instar d'autres, moins recommandables? Ou une légende que tout le monde a oubliée, volontairement ou non? Par le roman, "Le collectionneur d'oreilles" maintient en tout cas cet albinos légendaire hors de l'oubli en le transformant en personnage. 

Esteban Bedoya, Le collectionneur d'oreilles, Strasbourg, La dernière goutte, 2014, traduction par Frédéric Gross-Quelen.

Le site d'Esteban Bedoya, celui des éditions de La Dernière Goutte.

Lu dans le cadre du Rendez-vous de la littérature sud-américaine, orchestré avec maestria par Ingannmic.

dimanche 6 février 2022

Dimanche poétique 526: Véronique Yvon

A lorée de tes yeux

Laisse-moi murmurer en ton âme fragile,
Des songes s’endormant à l’orée de tes yeux,
Où le ciel irradie d’un éclat mystérieux,
Un peu de ton regard, vibrant d’entre tes cils.

Tes longs cils, palpitant, comme un souffle précieux,
Cachant pudiquement tes pupilles exquises,
Rivages incertains de ces terres promises,
Où l’azur inconnu se joue d’avec les cieux.

Et ces cils, frémissant sous le soleil d’avril,
Réchauffant tes prunelles, un jour grises, un jour bleues,
D’une douce lueur brillant de mille feux,
Telle la nuit s’achevant en battements subtils.

Tes cils, vibrent on dirait, en un chant mélodieux,
Dénudant peu à peu ces deux astres bleutés,
Dont la couleur jaillit, empreinte de beauté,
Dévoilant l’infini de tes rêves audacieux.

Laisse-moi murmurer en ton âme fragile,
Des songes s’endormant à l’orée de tes yeux,
Où l’océan se meut en reflets capricieux,
Maquillant l’horizon d’un trait sous tes grands cils…

J’ai trempé ma plume dans le bleu de tes yeux,
Pour puiser en en ton âme un bout de ciel chantant,
De tes pupilles exquises, un peu de l’océan,
Et plonger dans l’azur de tes rêves audacieux…

Composé le 1er août 2011
Véronique

Véronique Yvon. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 4 février 2022

Fabrice Melquiot: Bizarre, vous avez dit Bizarre?

Fabrice Melquiot – "Le Bizarre", le bien nommé: c'est le personnage principal, celui qui cause dans le monologue éponyme de Fabrice Melquiot. Ce monologue a été mis en scène dès le 11 janvier 2022 au théâtre Saint-Gervais de Genève, avec Roland Vouilloz comme comédien, dans une mise en scène de Jean-Yves Ruf. Je n'y étais pas, hélas, mais j'aurais adoré voir entre autres ce bocal qui pète – "de légers sursauts à des moments choisis"... Cela dit, le texte m'est parvenu, par la grâce des éditions BSN Press que je remercie ici. Il ne reste plus qu'à faire travailler l'imagination – et voici quelques impressions de lecture.

Bizarre, l'homme sur scène l'est d'abord par son verbe, doucement décalé avec ses "ça est" à la couleur curieuse et ses "mouru" qui sonneront faux aux oreilles de n'importe quel puriste du français. Tel est l'art du poète: créer une voix qui détonne dans la masse, qui impose qu'on l'écoute, et qui suggère que si les mots sont déglingués, c'est que la société l'est aussi, un peu. C'est réussi! On repère aussi un peu de ressassement, de retours sans cesse légèrement variés sur quelques éléments clés: les morts répétées comme s'il était possible de revenir de l'au-delà, et la mort de la petite sœur qui n'a pas été suivie d'un retour à la vie. 

C'est que si le verbe du narrateur est bizarre, ce qu'il raconte ne l'est pas moins: son propos est construit sur le mode absurde, autour d'une toute petite intrigue: chez lui, le bonhomme attend une femme à laquelle il a donné rendez-vous pour manger du poulet et des flageolets. Son burn-out express apparaît par exemple comme un défi à la temporalité, mais aussi comme une surprise: il survient comme par hasard au moment où la femme paraît arriver dans son logis. Un logis aux contours mal définis: est-ce un appartement ou un terrain vague?

On relève que le narrateur, le Bizarre donc, interroge la notion de normalité: le texte suggère que celui qui parle paraît plus bizarre lorsqu'il affecte la normalité que lorsqu'il se laisse aller à exprimer ses manies – aimer exclusivement le blanc de poulet par exemple, tout en espérant que la femme qu'il a invitée préférera le reste. Casus belli en perspective, on imagine les moments paroxystiques sur scène... Mais l'auteur fait mouche, mine de rien, à partir de quelque chose d'anecdotique en apparence: la préférence inavouée pour le blanc de poulet est sans doute assez répandue dans la population d'aujourd'hui. 

... mais cette femme, l'homme qui exhibe littéralement son cœur (le cœur sur la main...) l'a-t-il réellement reçue? Se sont-ils "chatouillés", vraiment (elle le chatte, lui la couille, on mixe tout ça pour créer un mot-valise amusant)? Ou le monologue du Bizarre n'est-il qu'un film qu'il se fait, un film qui remplit les silences d'un texte construit en fragments au rythme varié, tantôt lent, tantôt jaculatoire? A la mise en scène de choisir, sachant qu'Isabelle, alias Pounou pour le Bizarre, est absente du texte: elle pourrait être un rôle muet, image d'un rêve, d'un fantasme né au détour d'un supermarché.

Verbe bizarre, verbe particulier, bavard ou silencieux au gré des (...) qui émaillent le texte? Populaire, fautive parfis, celui-ci colle au personnage. Rêve, réalité, fantasme? Il est possible de voir en ce Bizarre au logis incertain, curieusement traversé par des voisins qui sont comme des ectoplasmes fugaces, un bonhomme seul et assoiffé d'amour, mais qui n'a pas tout à fait les codes. Mais qui essaye, réfléchit sur lui-même, non sans autodérision, avec sa voix unique, et invite à son tour le lecteur et le spectateur à penser plus loin que ce qui n'est pas normal: ce qui est "bizarre". 

Fabrice Melquiot, Le Bizarre, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site des éditions BSN Press, celui de Fabrice Melquiot.

mercredi 2 février 2022

Fang Fang, le coronavirus en direct de Wuhan

Fang Fang – En tenant son journal de confinement en direct de Wuhan au printemps 2020, l'écrivaine et journaliste chinoise Fang Fang livre un témoignage important des tout débuts de la pandémie qui, malgré quelques signaux positifs, préoccupe aujourd'hui encore le monde entier. Au départ, c'était un blog, tenu au jour le jour par une femme de lettres strictement confinée. Désormais, c'est un un livre: "Wuhan, ville close".

Cela pourrait paraître ennuyeux, mais non: sur une soixantaine de billets qui sont autant de jours, l'écrivaine tient le lecteur en haleine en changeant constamment d'angle, à la manière d'une journaliste qui se renouvelle inlassablement. Dès lors, la lecture de "Wuhan, ville close" laisse le souvenir d'une vision approfondie d'une ville en état de choc, et de ses habitants qui continuent à vivre vaille que vaille.

Pour le lecteur francophone, occidental, l'impression majeure est celle d'un vécu parent, celui des confinements et des contraintes. Du côté de l'écrivaine, cependant, celles-ci paraissent assez naturelles, à l'instar du besoin de masques d'hygiène, alors que de telles mesures suscitent de fortes résistances dans un monde qui n'en est pas coutumier. 

Elle laisse aussi l'impression que la nation, plus même que l'administration locale, connaît la musique et met le paquet, expliquant par exemple les ressorts de la construction en un temps record de grands hôpitaux, dûment desservis par du personnel compétent venu d'autres provinces de Chine. Il sera même question de traitements précoces, de remdésivir (on y croit!) et de médecine chinoise mêlée à la médecine occidentale. Cela, sans oublier les gestes de solidarité: ceux-ci se sont mis en place tout naturellement à Wuhan, pour s'approvisionner par exemple, entre proches ou en ligne.

Une Wuhan qui pleure aussi ses morts, sans oublier le personnel soignant qui œuvre en première ligne. L'auteure réussit à transmettre l'émotion qu'a pu susciter le décès de tel ou tel médecin qu'on n'a pas voulu croire, à l'instar de Li Wenliang, lanceur d'alerte auquel on a associé le sifflet qui sonne l'alarme. Elle évoque aussi l'émotion de ces gens trop vite disparus, une infirmière ou un chef d'un chœur d'aînés, en raison d'un manque de réactivité initial des autorités locales.

Car il ne sert à rien de condamner la Chine en bloc. L'auteure n'hésite pas à pointer du doigt une poignée de fonctionnaires wuhanais ou provinciaux qui, peut-être par peur de perdre un emploi gratifiant, ont trop longtemps caché la vérité – et à réclamer leur démission, voire des sanctions. Elle cite entre autres un certain Wang Guangfa, spécialiste des maladies respiratoires, qui a pu déclarer en interview, le 10 janvier 2020, que "Le virus ne se transmet pas d'humain à humain, nous maîtrisons la situation". Phrase largement démentie depuis! 

Et si le témoignage de Fang Fang se concentre sur Wuhan et le Hubei (il n'évoque guère le grand claquemurage mondial, dès la mi-mars 2020), il acquiert une résonance incroyable auprès de lecteurs vivant loin de cette ville, et qui ont autant de raisons que les Wuhanais de leur en vouloir. Alors que le monde entier encaisse, quelle est la mesure de la honte que doivent ressentir aujourd'hui ceux qui ont tardé à réagir au niveau local, qui ont tu et fait taire? "Honte de choc", dit Libération, journal champion des bons mots qui font mouche en titraille...

Plus largement, "Wuhan, ville close" est un remarquable témoignage de ce que peut être la vie à Wuhan, pour le meilleur également. En particulier, la diariste décrit ses millions de concitoyens comme des gens loyaux, d'un naturel optimiste et franc. L'auteure elle-même reconnaît sa confiance envers les autorités – ce qui ajoute du poids aux reproches prononcés. Ce qu'elle dit n'est cependant pas bon à rendre public sur les réseaux sociaux, d'ailleurs, ce qui lui vaut censures, inimitiés et jeux de cache-cache. Inévitable lorsque l'on tient un journal extime qui, soudain, attire des millions de lecteurs pas forcément bien intentionnés, dans un pays qui aime maîtriser sa communication dans un souci d'image positive.

La vision du monde de l'auteure de "Wuhan, ville close" est portée par un humanisme rigoureux, sincèrement ému à chaque mort jugée de trop et due à ce que l'on n'appelait alors pas encore le covid-19. L'auteure revendique cependant aussi sa franchise. Une franchise crédible, en ce sens que si elle sait reconnaître ce qui va bien, elle exprime aussi avec fermeté ce qui a failli, provoquant des morts, mais aussi ces "catastrophes secondaires" que sont les impacts des mesures et du passage de la maladie – ces blessures qu'il faudra bien guérir un jour, à Wuhan et partout ailleurs dans le monde.

Fang Fang, Wuhan, ville close, Paris, Stock, 2020, traduit du chinois par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet.

Le site des éditions Stock.