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vendredi 18 février 2022

Maître ou serviteur: une question de position, entre amour et travail

Dimitris Sotakis – Vivre par procuration ses sentiments envers une femme jamais rencontrée? Déléguer tout contact dans le monde réel à son collaborateur parce qu'on a le trac bien connu du premier rendez-vous, professionnel ou amoureux? Cela, quitte à vivre un amour étrange puisque purement imaginé, pleinement vécu par un autre? Jusqu'à en mourir? Telle est la toile de l'intrigue radicale que l'écrivain grec Dimitris Sotakis tisse avec habileté et finesse dans "Un grand serviteur" – qui vient de paraître aux éditions Intervalles dans une traduction de Françoise Bienfait.

Précisons le cadre: un homme d'affaires spécialisé dans l'immobilier engage à son service un homme à tout faire, Marios, et le charge peu à peu de tout ce qui fait sa vie: son jardin, sa maison, ses amours, sa profession même. On notera que ce factotum a un prénom, contrairement au narrateur. Certes, ce dernier est omniprésent; mais son statut d'anonyme le condamne à s'effacer, comme le maître s'efface face à l'esclave, Marios en l'occurrence, qui s'affirme parce que c'est lui qui fait le boulot. Et bénéficie ainsi du pouvoir de transformer le monde.

Boulot? Comme de bien entendu, le narrateur remet les clés de sa lucrative affaire de location de salles de conférences à Marios, qui s'en sort très bien d'ailleurs. De même, il remet à Marios les clés de sa relation sentimentale, au travers du code d'accès à son compte sur un site Internet de rencontres sur lequel il a trouvé une complice qu'il craint de rencontrer. En abdiquant ses amours et son boulot, c'est-à-dire deux éléments structurants de l'humain d'aujourd'hui (on se définit aisément comme le conjoint de quelqu'un, et aussi par son métier), l'auteur dessine un processus de déshumanisation, subi cependant par un personnage qui ne se voit pas glisser.

Ce narrateur, convaincu de bout en bout d'être le vrai amant d'Anna même s'il n'en vit rien, entre en contraste avec un Marios pétri du gros bon sens, qui garde les pieds sur terre. Cette terre, il la travaille avec passion en jardinant autour de la maison du narrateur, laissant au lecteur l'image d'un personnage ancré dans le concret, capable de cuisiner, mais aussi de négocier de juteux contrats sans états d'âme. Et d'aimer Anna, bien sûr, et pas que de manière platonique.

Ainsi entre-t-il en contraste avec le narrateur, perclus de phobies et de psychoses inavouables – un narrateur qu'on observe, non sans attendrissement certes, évoluer dans un monde parallèle, à telle enseigne qu'on peine à y croire: comment ce narrateur peut-il penser qu'Anna est amoureuse de lui, alors qu'elle sort avec son serviteur? L'auteur joue bien sûr la carte de la ressemblance physique, mais cette astuce suggère surtout que le narrateur s'enferme peu à peu dans sa propre folie, conçue comme un système de logique interne à toute épreuve... sauf à celle de la réalité. 

Quant au lecteur, il s'interroge, tourne les pages: Anna et le narrateur vont-ils se rencontrer un jour pour de vrai? Le maître finira-t-il quand même par remplacer le serviteur, le schéma annoncé va-t-il éclater? La réponse est dans le titre: "Un grand serviteur", c'est un serviteur qui prend toute la place – comme les meubles dans le précédent roman "L'argent a été viré sur votre compte", tiens! Conséquence: poussé dans ses ultimes retranchements, incapable d'en tirer de quoi vivre, il faut que le maître, amoureux jusqu'au bout d'une chimère à base de dialogues et de photos en ligne, disparaisse pour céder la place au serviteur, seul apte à vivre une vie amoureuse vraie – donc une vraie vie tout court.

En demandant qui est le chef, en brouillant les rôles par un glissement à la fois lent et inexorable qui confine aux limites de l'humain, Dimitris Sotakis offre avec son roman "Un grand serviteur" une occasion de réfléchir de façon nourrie et rigoureuse sur les questions de domination sociale, qui s'avèrent plus complexes que ce qu'en disent les slogans parce qu'il arrive que le consentement s'en mêle avec passion.

Dimitris Sotakis, Un grand serviteur, Paris, Intervalles, 2022, traduction de Françoise Bienfait.

Le site des éditions Intervalles.

2 commentaires:

  1. J'aime assez l'idée de cette intrigue. Merci pour cette découverte ! Bonne occasion d'explorer davantage côté littérature grecque.

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    1. C'est à découvrir, en effet! L'auteur a déjà signé quelques ouvrages non exempts d'un absurde assez savoureux. Je t'en souhaite une super découverte!
      Bonne journée à toi!

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