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vendredi 25 février 2022

Frederika Amalia Finkelstein: (sur)vivre après le 13-Novembre

Frederika Amalia Finkelstein – L'écrivaine Frederika Amalia Finkelstein s'était fait remarquer en 2014 avec son superbe premier roman, "L'oubli", évoquant la façon de vivre avec l'Holocauste dans son histoire familiale. Paru en 2017, son deuxième roman, "Survivre", confirme son talent en se fondant cette fois sur les attentats islamistes survenus le 13 novembre 2015 à Paris.

Une fois de plus, le lecteur se trouve en présence d'une narratrice qui parle d'elle, de ses ressentis, sans filtre, quitte à ce que ça paraisse terrible ou malaisant. Mais ce malaise face à certaines petites choses de la vie, par exemple mater l'écran du smartphone du voisin dans le métro tout en n'acceptant pas qu'un autre le fasse avec son propre téléphone, résonne en chaque lecteur: nous avons tous nos habitudes jugées mauvaises, nos dissonances cognitives, nos contradictions. Dans cet esprit, la narratrice, Parisienne pur sucre, hésite jusqu'à la dernière minute à se rendre à l'enterrement de sa mère, qui a vécu en Patagonie. Voilà qui va à l'encontre d'une sorte de consensus: on ne courbe pas l'enterrement de sa mère.

Mais voilà: avec ses nœuds dans la tête, relatés sans faux-semblants, cette narratrice se pose dans le contexte qui a suivi l'attentat du Bataclan. Fascination morbide pour les morts du 13-Novembre, souvenir des attentats de masse utilisés pour rythmer les activités sportives de la narratrice: la narratrice peut paraître paranoïaque, et assume l'étiquette. Mais en se racontant, elle dit une société devenue violente, d'une manière nouvelle, curieusement hypnotique, qui n'est pas celle de la guerre mais qui a sa pénibilité: elle impose de voir des hommes en armes un peu partout. Et la vision de ces armes peut être anxiogène pour des humains qui n'aspirent qu'à vivre en paix, si possible non armée.

Cette anxiété entre en résonance avec la représentation nette et réaliste d'une société devenue individualiste à l'extrême, celle de la ville de Paris d'aujourd'hui. L'auteure exploite des éléments de la vie quotidienne pour le dire: les regards bloqués sur les écrans ou les livres bien sûr, mais aussi le refus de donner la pièce aux mendiants, malgré une certaine familiarité née d'un côtoiement quotidien. Le travail lui-même apparaît comme l'affaire d'individus sélectionnés ou jetés en fonction de leur foi dans le produit vendu – en l'espèce, des appareils électroniques de marque Apple. 

Quant à la narratrice, elle assume cet individualisme de son temps, le dit dans ses lumières et ses zones d'ombre en menant sa jeunesse de Parisienne. Plongée cependant dans une société qu'elle découvre soudain violente, elle en dit la perte d'innocence: face aux assassins du Bataclan, chacun se sauve comme il peut, enjambant des cadavres, profitant d'une protection opportune – et ceux qui n'y étaient pas s'interrogent sur la manière dont ils auraient vécu la situation. Ainsi, face à la violence à bas bruit du monde actuel, chacun est sommé de se débrouiller face à ses peurs – qui prennent dans "Survivre" la forme de cauchemars récurrents.

Paranoïa ou angoisse légitime? "Survivre" relate, à la première personne (comment pourrait-il en être autrement, pour un roman qui souligne l'individualisme, voire le narcissisme, de l'époque), comment il est possible de vivre au sein d'une société qu'on pourrait croire pacifiée, mais où les fusils sont plus proches que jamais, allant jusqu'à faire partie du quotidien. Ce quotidien, le lecteur le partage avec la romancière, qui en dévoile le côté glaçant à travers ce qu'on ne voit plus parce que c'est devenu trop ordinaires, ou les phrases entendues dans le fracas de la vie et qui tournent en boucle, soudain, obsédantes, terribles.

Frederika Amalia Finkelstein, Survivre, Paris, L'Arpenteur, 2017.

Lu par Florian Gödel, Girl Kissed By FireJe lis au litJoëlleNathalie Vanhauwaert, Norbert CzarnyPhilippe Chauché, Shangols.

Signe des temps, soit dit en passant: alors que la narratrice imagine un impossible attentat dans la boutique Apple des Champs-Elysées où elle travaille (c'est trop propre, les gens respectent...), l'actualité du 23 février 2022 fait part d'une prise d'otage survenue dans un tel magasin à Amsterdam.


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