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mercredi 30 octobre 2019

Sur les traces d'un roman inépuisable

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Bernard Fauren – En voilà de la littérature potentielle! "Sur les traces de Kali" est un livre signé Bernard Fauren. Un roman? Non, plusieurs: l'écrivain l'a conçu de façon à ce que ses 69 chapitres (ou plus justement fragments) soient combinables à volonté, offrant au lecteur la factorielle de 69 romans, soit pas moins de 10 récits à la puissance 98. Inépuisable! Perso, pour une première approche, je me suis contenté de tout lire dans l'ordre...


Et qu'ai-je trouvé? On peut parler d'une histoire, bien sûr, mais elle assume un côté décousu parfois: on va et on vient entre le passé et le présent, entre une histoire d'amour exceptionnelle et fugace et des consultations chez un psychiatre. "Sur les traces de Kali", le titre le suggère justement, offre même un voyage en Inde à ses lecteurs. Un voyage qui fait écho à celui, également porteur de sentiments, qui va vers la maison d'Alexandra David-Néel à Digne.

Il est donc préférable d'évoquer les personnages que contient ce roman, et qui accompagneront le lecteur dans chacune de ses (re)lectures de "Sur les traces de Kali". On a donc une femme (ou est-ce une déesse?), Kali, mystérieuse, objet d'un amour dont l'apogée s'avère fugace mais marquant, un regard qui promet et un "presque" qui tue. Cela, sur fond de ponts de navire et de beedies fumées en Inde. En face, Yohan, amoureux, qui consulte le psychiatre Denis.

Un psychiatre qui aurait pu devenir autre chose, patient d'une analyse par exemple. Bizarre? Pas tant. En jouant sa vie et ses décisions au bilboquet, Denis introduit la notion de hasard dans le roman: après tout, on pourrait le lire à coups de dés. Cela dit, la rédaction n'échappe pas à une certaine linéarité, suggérée bien sûr par la numérotation des chapitres (certes pratique), mais aussi par les sous-titres en cours d'ouvrage, qui échapperont à un lecteur qui papillonne d'un chapitre à l'autre mais guident l'adepte d'une lecture ordonnée.

Chapitre, d'ailleurs? L'auteur les nomme "Fragments". C'est le bon mot pour les désigner. Ils apparaissent ainsi comme des éléments courts et combinables à volonté comme les tesselles d'une mosaïque, liés entre eux de façon plus ou moins lisse pour recréer des images sans cesse renouvelées sans doute, au gré de points de vue changeants, mais avec la constance de quelques résonances.

Bernard Fauren, Sur les traces de Kali, Grenoble, Brandon et Compagnie, 2018.


Le site des éditions Brandon.

dimanche 27 octobre 2019

Dimanche poétique 420: Pierre de Ronsard


Marie, baisez-moi; non, ne me baisez pas


Marie, baisez-moi; non, ne me baisez pas,

Mais tirez-moi le coeur de votre douce haleine;
Non, ne le tirez pas, mais hors de chaque veine
Sucez-moi toute l'âme éparse entre vos bras;

Non, ne la sucez pas; car après le trépas
Que serais-je sinon une semblance vaine,
Sans corps, dessus la rive, où l'amour ne démène
(Pardonne-moi, Pluton) qu'en feintes ses ébats?

Pendant que nous vivons, entr'aimons-nous, Marie,
Amour ne règne pas sur la troupe blêmie
Des morts, qui sont sillés d'un long somme de fer.

C'est abus que Pluton ait aimé Proserpine;
Si doux soin n'entre point en si dure poitrine:
Amour règne en la terre et non point en enfer.

Pierre de Ronsard (1524-1585). Source: Poésie.Webnet.

samedi 26 octobre 2019

Pour dire Fukushima, le caractère explosif du porno

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Genichiro Takahashi – Tout le monde se souvient de la catastrophe nucléaire de Fukushima, survenue au Japon en mars 2011. C'est de là que démarre le roman "La Centrale en chaleur" de Genichiro Takahashi, artiste touche-à-tout japonais. Son livre offre un voyage absolument délirant et jubilatoire dans un univers fou où le cul n'est jamais loin. Pas plus que la réflexion sur la société japonaise actuelle.


Qu'on en juge: on se retrouve à écouter deux personnages qui imaginent de tourner un film "pornographico-philanthropique" pour venir en aide aux victimes de la catastrophe. Tout commence avec le visionnement d'un film possible. D'emblée, on se pose des questions: le porno doit-il se cantonner à la représentation explicite d'actes sexuels, ou peut-il déborder vers des réflexions sur le monde tel qu'il va, dans sa dimension politique, ou en se parant des atours de l'art expérimental? La présence incongrue de singes, récurrente au-delà du film, en est un exemple.

Ce débat constitue une bonne partie d'un livre qui fait la part belle à des dialogues qui battent allègrement la campagne, entre un réalisateur qui se veut artiste et un producteur qui doit bien faire rentrer l'argent – mais a des airs de faiseur de miracles quasi surnaturel: il est capable d'offrir Angelina Jolie vierge sur un plateau à son interlocuteur, par exemple. Le lecteur se sent ballotté entre deux univers poreux: est-ce que l'on parle du film, de la fiction, ou de la réalité des deux interlocuteurs? Ce n'est jamais sûr. On relève que les titres, surnommés "Making Of", indiquent qu'on est dans les coulisses de quelque chose qui se construit: un film, ou une vision du monde en général et du Japon en particulier.

Cela permet à l'écrivain de déborder son thème prétexte pour aborder quelques questions de société qui travaillent le Japon d'aujourd'hui: l'Empereur, le président, les souvenirs traumatisants de la Seconde guerre mondiale – lorsqu'on pense à la catastrophe nucléaire de Fukushima, impossible de passer sous silence les bombes atomiques de Nagasaki et Hiroshima et les résonances entre ces événements tragiques. Sans oublier la question de l'écologie...

L'auteur ne recule pas devant les thèmes scabreux ou sensibles, qu'il aborde de façon décomplexée voire amusante, à l'instar de la scatophilie, détaillée dès la page 99 sur un ton faussement scientifique. Il est également question de la manière dont il faut voir le monde de la sexualité ("bite et chatte" sont des mots récurrents dans "La Centrale en chaleur", et s'ils sont un élément clé de tout film porno, ils sont aussi cruciaux dans la vraie vie, même si l'on n'en parle pas forcément) – en particulier d'un point de vue féminin totalement subversif, qui peut choquer mais s'avère totalement rationnel. Cela, sans oublier les "épouses hollandaises", qui ne sont rien d'autre que des poupées électroniques que certains hommes préfèrent aux vraies femmes. On l'a compris: au-delà de Fukushima, le rapport de la société japonaise à la sexualité est un thème récurrent de "La Centrale en chaleur".

L'histoire humaine fait écho à l'histoire de la culture dans "La Centrale en chaleur". Les références littéraires et culturelles sont nombreuses, succinctement explicitées à l'attention des lecteurs peu familiers de ce domaine. Le lecteur se retrouve ainsi baigné de paroles de chansons, citées et traduites généreusement, ce qui donne à certaines pages des ambiances de joyeuse comédie musicale, totalement décalée par exemple lorsqu'il est question de marins en train de se noyer. La musique de "La Centrale en chaleur", c'est aussi celle de l'écrivain, qui use et abuse des caractères gras et des blancs typographiques pour développer une écriture aux allures criardes, complètement délirante et explosive, porteuse d'un humour qui n'est jamais tout à fait gratuit.

Genichiro Takahashi, La Centrale en chaleur, Paris, Books Editions, 2013. Traduit du japonais par Sylvain Cardonnel.

Le site de Books Editions.

vendredi 25 octobre 2019

Emmanuelle Guattari, l'enfance au cœur du début d'une œuvre

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Emmanuelle Guattari – On sait la manière d'écrire de la romancière Emmanuelle Guattari, caractérisée par des chapitres extrêmement courts qui sont autant de flashes, de quintessences aussi. Ses romans, je les ai lus, appréciés, puis chroniqués en d'autres colonnes que celles de ce blog. Mais il me manquait l'œuvre fondatrice, le premier roman de l'auteure: "La petite Borde". C'est donc à la lumière des ouvrages suivants que je l'ai découvert dernièrement.


L'écrivaine met tout des débuts de sa vie dans "La petite Borde", un roman qui doit son titre à La Borde, établissement où Félix Guattari, père d'Emmanuelle, philosophe et psychanalyste, accueillait ceux qu'on appelait encore "les fous" au milieu du vingtième siècle. Cela, dans une manière novatrice et un peu folle qui leur laissait une grande liberté et beaucoup de contact avec ceux qui, eux, n'étaient pas décrétés fous. En particulier avec la narratrice de "La petite Borde" qui, enfant, ne perçoit pas encore forcément la limite entre la folie et la normalité décrétées.

Cette limite est aussi rendue floue par la description de certaines manies familiales, telles que le lait Régilait que le père s'obstine à proposer à ses enfants, ou la mère qui, à huit ans, n'a encore jamais mangé de gâteaux: elle a vécu toute son enfance dans l'aliénante Seconde guerre mondiale, dont les traces se repèrent au fil du livre sous d'autres formes, l'impératif de manger sa viande par exemple.

Tout cela, l'écrivaine le relate avec le regard de l'enfant qu'elle a été. Un regard qui se porte aussi sur des choses que les adultes n'abordent qu'à reculons, par exemple la fosse à merde de la Borde (p. 38), avec un indéniable naturel. Et sans se juger après coup, celle qui se désigne par le surnom de Manou dans "La petite Borde" relate aussi ses relations avec son frère, les paris stupides mais lucratifs en moto. Et l'épisode de l'accident de voiture, allusif, glaçant mais normal vu par des enfants qui ne réalisent pas tout: "La voiture a fait trois tonneaux. Ma mère me tenait dans les bras et elle a roulé en boule comme un hérisson". La mère morte hante d'ailleurs "La petite Borde", l'auteure dessinant son portrait au fil de quelques pages.

Du standard téléphonique aux répercussions de la guerre d'Algérie, en passant par les premiers émois adolescents avec un certain fils Enguerrand pour lequel il faut bien apprendre à manger correctement sa soupe, les anecdotes pleuvent dans "La petite Borde", en chapitres courts taillés au plus près qui, par touches aérées, relatent une tranche d'enfance – celle de l'auteure, admet-on. Cela peut paraître banal, certes, on se dit que c'est juste la vie, que c'est peu de chose.

Mais ce peu de chose est fondateur d'une vie. Il vaut donc la peine d'aller à l'essentiel et de soigner l'écriture, pour que tout passe plus loin et ressemble à son auteure. Cela, d'autant plus pour un premier roman, texte fondateur d'une œuvre s'il en est. Au sein de chacun de ces chapitres, l'écrivaine réussit donc à recréer avec génie le naturel empreint de naïveté qui est, à sa manière, un regard d'enfant sur des choses qui, si elles paraissent ordinaires aux yeux des grandes personnes, ont su marquer l'enfant que l'auteure a été. Et qui invite aujourd'hui le lecteur à promener un regard d'enfant sur ce qui l'entoure. Les "fous" sans doute, mais pas que.

Emmanuelle Guattari, La petite Borde, Paris, Mercure de France, 2012.

Le site des éditions Mercure de France.

lundi 21 octobre 2019

Algérie, quand la misère française part en bateau

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Michèle Perret – Partir de France pour l'Algérie, est-ce exaltant dans les années 1848? Dans son nouveau roman "Le Premier Convoi", l'écrivaine retrace la destinée des premiers Français arrivés sur une terre d'Algérie devenue française à la suite du "coup de l'éventail", casus belli entre deux pays. Un prétexte que l'auteur retrace de façon succincte dans le prologue de son ouvrage: c'est un point de départ parfait, même s'il est lointain.

C'est que dans "Le Premier Convoi", tout commence au plus fort de la révolution de 1848. L'auteure met en scène une poignée de personnages aux profils divers, hommes, femmes: tout un petit peuple qui vit dans un monde où, plus ou moins cruelle, la misère est omniprésente. Antoine Delville, limonadier susceptible de tout perdre, et son épouse à peine sortie d'une situation misérable, sont les moteurs du récit, si fictifs qu'ils soient: c'est grâce à eux, à leurs humaines forces et faiblesses, que naît l'empathie du lecteur face à ces colons.

Au-delà de ces figures, la romancière dessine donc avec réalisme le départ en bateau de plusieurs centaines de métropolitains vers l'Algérie française. Ces métropolitains sont chargés de faire fleurir le désert, à des conditions alléchantes et bien vendues – le lecteur découvre ainsi un ministre nommé Lamartine, plus préoccupé de propagande bien huilée que de belle poésie. L'auteure le souligne: le départ des premiers colons vers l'Algérie, c'est aussi le moment où la France exporte sa misère. Et ceux du premier convoi font l'objet d'un regard ambivalent: sont-ils ceux qui vont valoriser l'Algérie française ou les séditieux de 1848 en fuite? La description du voyage permet à l'écrivaine de mettre en avant, tour à tour, ces regards tour à tour encourageants ou hostiles.

L'auteure ne nie pas les difficultés liées à l'installation des premiers colons, mais sa narration est constamment portée par une tonalité où l'optimisme domine le découragement légitime: certains reculent face à la réalité qu'ils découvrent en Algérie, mais d'autres se donnent la peine d'installer leurs affaires et d'accomplir leur part du deal: rentabiliser en une poignée d'années le lopin de terre qui leur a été attribué. Au travers de quelques personnages, la romancière décrit de façon claire toutes ces attitudes: retour immédiat en métropole, attitude paresseuse au risque de tout perdre, action appliquée, agricole ou non, en vue d'une installation pérenne. 

L'écrivaine, en effet, met aussi en évidence des personnages qui trouvent des opportunités hors du domaine convenu de l'agriculture. Les femmes du voyage donnent le ton: la romancière indique symboliquement qu'elles sont les premières à penser à une manière de vivre sur une terre pas forcément accueillante, en organisant un commerce de blanchisserie. Soit dit en passant, gageons que cela a dû être un peu pareil aux premiers temps de Nova Friburgo, colonie suisse au Brésil; il est d'autant plus regrettable que l'auteur Henrique Bon l'ait quelque peu occulté dans "Un aller simple pour Nova Friburgo".

L'auteure du "Premier Convoi" suggère aussi les relations entre les colons et les autochtones, des relations qui auraient pu être amicales: entre personnes, on peut s'entendre – ou pas, l'histoire le dira. Mais c'est surtout entre colons, face à des conditions de vie qui n'ont rien d'évitent, que les liens se tissent, de même que les tensions. Le lecteur relève que la religion catholique constitue un facteur fort de cohésion entre colons, les plus réfractaires acceptant que la vie chrétienne structure la vie sur de nouvelles terres: en des conditions de vie nouvelles, loin de Paris, ses rituels font figure de dénominateur commun, autant que le folklore développé au cours du voyage, fait d'habitudes et de chants.

Il y aura d'autres départs pour l'Algérie après le "Premier Convoi" que Michèle Perret décrit sur un ton romancé, au travers d'une poignée de personnages imaginés qu'elle mêle à la foule des colons réels, cités nommément en fin d'ouvrage. Ce premier voyage prend cependant une allure emblématique, symbolique et ambivalente: si la France exporte ses miséreux et ses séditieux sous les applaudissements, ceux-ci se montrent globalement et sincèrement décidés à s'inventer une nouvelle vie sur de nouvelles terres porteuses de promesses variées, qu'ils s'approprient. Mais d'ailleurs, est-ce juste d'exporter sa misère ainsi? Jusqu'à aujourd'hui, la question reste posée.

Michèle Perret, Le Premier Convoi, Montpellier, Chèvre-feuille Etoilée, 2019. 

Lu par BabouRainfolk.

dimanche 20 octobre 2019

Dimanche poétique 419: Jean Vuaillat


Christ-Roi

Le vacarme des eaux, c'est l'éclat de ta voix:
Chutes du Niagara, du Nil ou du Zambèze,
Tempêtes du Tropique et cyclone qui crève
Sur l'Equateur plombé par l'ombre de ta croix.

La lave des volcans, frange de ton manteau,
Couronne de joyaux ta conquête brûlante
Et le chevauchement de ses vagues enchante
Les abysses du monde envahi par les eaux.

Au-delà des soleils engloutis par la mer
Cible où chaque être tend, qu'il t'ignore ou te nomme,
Attraction de la terre ou volonté de l'homme,
Note unique où se fond chaque voix du concert,

Tu te lèves, Christ-Roi, des gouffres de l'Enfer,
Premier-né du Royaume offert à toute chair.

Jean Vuaillat (1915-2009). Dans Moniteur du Caveau stéphanois, numéro 132/octobre 1984.

dimanche 13 octobre 2019

Dimanche poétique 418: Tiffanie Blanquart


Frontière d'amitié
Cet immence mur construit entre nous,
Ce mur qui m'empêche de vraiment t'aimer malgré tout
Ce mur construit avec la pierre de l'amitié,
Cette pierre qui ne cèdera jamais
Ce mur, je voudrais le detruire un instant
Pour savoir ce que amour veut dire vraiment
Mais je ne connais que ton amitié
Et cela, je ne pourrais le regretter
J'espère seulement que cette frontière d'amitié
Nous unira à jamais
Et que la pierre qui la fait tenir
Ne ravagera pas nos souvenirs
Amitié un jour
Amitié toujours

Tiffanie Blanquart. Source: Poésie.Webnet.


mardi 8 octobre 2019

"Giulia", un égoïsme?

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Claire Genoux – Une seule voix: celle de l'amant de Giulia, morte. C'est ce que le lecteur entend tout au long des cent pages du roman "Giulia", dernière publication de Claire Genoux. Quelques ingrédients classiques donnent à l'écrivaine de quoi caractériser un homme qui parle, qui souffre et qui a ses défauts. Cela, dans le contexte d'une montagne froide et hostile, qui peut même tuer.


Une voix, ai-je dit, porteuse d'une musique unique. Celle d'un homme, un alpiniste, et l'auteure excelle à la restituer, rude dans sa forme: les négations sont gommées, on s'autorise les phrases sans verbe, et celles-ci sont courtes et simples pour paraître directes. Les mots, quant à eux, lorgnent volontiers dans le registre populaire ou familier, sans jamais y basculer tout à fait. C'est que le thème est grave: le narrateur a perdu sa compagne, morte de froid et de maladie après une conversation dont il se sent coupable.

Par cette voix, la romancière excelle à se mettre dans la peau d'un homme familier de la montagne, prêt à tout pour la dominer puisqu'il se prépare à un concours majeur et recherche sans cesse de nouvelles voies pour atteindre les sommets. Cela, avec un bémol: dans le discours du narrateur, l'annonce de la grossesse de Giulia, fruit de ses œuvres, apparaît comme un caillou dans la chaussure. Accepter cette nouvelle vie ou courir les records? Le dilemme pourrait être cornélien, le narrateur le liquide trop vite en faveur de victoires à venir. Elles seront amères...

Sur une centaine de pages, l'écrivaine renonce à tout ancrage local. On ne décèlera guère d'helvétisme dans son écriture, et les lieux pourraient être de partout: il y a des montagnes qu'on surnomme "dents", de toutes les couleurs qu'on a vues sur les cartes de géographie. Il y aussi une Vallée, jamais nommée, à moins que mettre une majuscule ne suffise à désigner. Il en résulte une impression d'universalité du propos, reposant sur un flou qui fait penser au conte. Un conte confiné à un village qu'on sent hostile, entouré d'une montagne qui tue. Tout au plus peut-on croire qu'on est entre francophonie et italophonie, en Valais peut-être. Mais où?

Et puis il y a la culpabilité du narrateur... Celle-ci apparaît peu à peu, l'auteure lâchant les informations comme à regret, comme si l'aveu lui coûtait. Cette façon d'agencer le propos intrigue le lecteur, le pousse à lire plus loin, et souligne la difficulté de l'aveu: on apprend assez tard que Giulia est enceinte. Et la réaction du narrateur face à ce qui devrait être un bonheur est glaçante comme la neige: "Débrouille-toi" (p. 46). Ce "Débrouille-toi", dont il n'a pas mesuré toutes les conséquences sur le moment, le narrateur devra vivre avec, et avec toutes ses conséquences, si terribles ou excessives qu'elles soient.

Enfin, on relève la relation intime, pour ne pas dire exclusive, qu'entretient le narrateur avec la montagne. Cela suggère que si passionné qu'ait été son amour pour Giulia, la seule amante du narrateur, la compagne ultime, reste la montagne. En ce qui concerne cet aspect précis, "Giulia" rappelle parfois "La montagne sourde" de Gilbert Pingeon. Dans un registre bien plus terrible, certes: dans "Giulia", Giulia n'est pas seule à mourir sur les monts hostiles. La faute à un seul égoïsme?

Claire Genoux, Giulia, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site des éditions BSN Press.

lundi 7 octobre 2019

Féminisme entre colère et espoir après le 14 juin

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Collectif – Elles sont une bonne trentaine, les auteures et illustratrices du recueil collectif "Tu es la sœur que je choisis". Il s'agit d'un ouvrage qui regroupe des créations nées en amont de la grève des femmes organisée en Suisse le 14 juin dernier, à l'initiative du journal genevois "Le Courrier". Libres dans leur forme, ces œuvres mettent en lumière, chacune à sa manière, les discriminations et difficultés de vie des femmes en Suisse – et plus généralement, pour certains aspects en tout cas, dans le monde occidental.


Trente écrivaines de toutes générations, c'est aussi une trentaine d'approches. L'humour habille par exemple la nouvelle qui ouvre le livre, "Depuis que je sais me mettre en quatre" d'Annik Mahaim, qui utilise l'image du costume pour illustrer les rôles multiples que la femme moderne doit pouvoir jouer dans la société contemporaine, avec toute la souplesse possible: collaboratrice, mère, fée du logis et même amante. Certaines écritures sont plus revendicatrices, ou fortes, à l'instar du texte "Ils ont usé de moi comme on use de sa force" d'Yvette Théraulaz, ou le vigoureux "J'ai le droit" de Marie-Christine Horn, fondé sur une anaphore obsédante qui donne son titre au texte.

La liberté formelle est le maître mot de ce recueil. Certes, la nouvelle y est particulièrement présente, à l'instar de "Au culot" de Sabine Dormond, qui amène la question religieuse (en l'occurrence catholique) dans l'ouvrage, de manière frontale et souriante – comme en écho à un "Notre Pair" qui, dans la contribution de Marie-Christine Horn, revisite sur un ton "trash" la prière chrétienne la plus connue, ou "Ni reine ni roi", qui revisite le mythe biblique de Salomon et de la Reine de Saba sur un mode égalitaire profitable au monde. Il y a aussi du théâtre, sous forme de fragments inédits dans "La Liste des courses" d'Antoinette Rychner, ou "Dis-le" de Heike Fiedler, qui convoque aussi les paroles de féministes de sensibilités aussi diverses qu'Olympe de Gouges, Françoise Vergès ou Chloé Delaume, entre autres.

La poésie elle-même a sa place. On peut certes rester dubitatif face à "Nous, permaculture" d'Isabelle Sbrissa et ses lettres éparses sur la page. Et c'est sur "Croquis colère divagation", un slam qui claque signé Stag, alias Joëlle Stagoll, que se termine le recueil.

Mettre en évidence les discriminations et les difficultés liées à la condition féminine actuelle d'ici, relever les humiliations, les comportements qu'on n'aimerait plus voir, dont on n'aimerait plus avoir à se plaindre quand on est femme: tout cela cristallise une forme de colère, présente dans les pages de ce recueil résolument engagé et féministe, ce qui lui donne un supplément de force. Mais on y trouve aussi de l'espoir et de l'humour – dans les textes, mais aussi dans les dessins, réalisés dans le plus pur esprit des dessins de presse pour "pousser les murs", au sens le plus littéral pour l'illustration de couverture, signée Albertine.

Collectif, Tu es la sœur que je choisis, Lausanne, Editions d'En Bas/Genève, Editions Le Courrier, 2019. Préface de Sylviane Dupuis.

Le site des Editions d'En Bas, celui du Courrier.

dimanche 6 octobre 2019

Dimanche poétique 417: Claude Luezior


Un gueux

confidence
au bord de la page

dans le sillon opiniâtre
de son calame
le scribe sans relâche
bouscule ses impasses

*

ne pas capituler
devant les exigences
de grammaires
devenues stèles

résister
aux gardiens du Temple
à ceux qui vocifèrent
leurs lois et leurs chaînes

bêcher de tout son être
là où certains corrodent
et sèment la poussière
de trop faciles bavardages

affiner par plaisir
le terreau d'une langue
où frémissent les germes
de ciguës en jachère

*

le poète est le cerf
d'une seule maîtresse
folie insensée
de mots en partage

obédience
au pied d'une tour de guet

Claude Luezior (1953- ), Jusqu'à la cendre, Paris, Librairie-Galerie Racine, 2018.

Le Japon, entre taïko et vibrations

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Maïa Aboueleze – Vibrant récit que celui de Maïa Aboueleze! "Le ballet des retardataires" témoigne de l'expérience vécue par l'auteure, étudiante boursière, au Japon. Une expérience peu banale, rare même, puisqu'elle comprend une formation intensive et prolongée au taïko, gros tambour japonais traditionnel. Cela, au sein d'une école d'élite, exclusive qui plus est: peu d'Européennes et d'Européens y accèdent. "Tokyo, tambours et tremblements": s'il fait immanquablement penser à Amélie Nothomb, ce sous-titre a aussi tout d'un programme.


Avec la narratrice, le lecteur se trouve plongé dans un Japon qui a tout d'une autre planète! L'auteure donne à voir de façon évidente le caractère anxiogène d'une vie dans un lieu où tout est différent de chez soi. Plus d'une fois, celle qui parle au fil des pages rêve de rentrer en Belgique, où elle vit habituellement et où elle a ses marques. La peur de l'impair incite à développer des stratégies pour faire face. Quant à la communication, la narratrice indique aussi le besoin de créer un langage commun, monolecte pittoresque mêlant japonais, anglais et français, pour communiquer avec sa logeuse.

Dès le début, l'auteure installe une vérité qu'on aurait tendance à oublier: autant qu'un instrument de musique, le taïko est un sport de combat – combat contre soi-même, contre la douleur et la fatigue, combat pour le beau son aussi. "Le ballet des retardataires" ne cache rien de la dureté d'une formation intensive, surtout pas les blessures qu'elle suscite: c'est dans le sang et la sueur que la narratrice apprend, sans répit, à journée faite.

Tout paraît vibrer dans ce roman, à commencer par la peau des taïkos. Ceux-ci entrent en résonance avec l'avion qui va vers Tokyo en début de récit, ou avec le train qu'on aurait aimé prendre. Ils résonnent aussi avec les tremblements de terre, plus ou moins perceptibles, à cause desquels des alertes se déclenchent souvent en ville de Tokyo. Au détour du texte, on verra même des "couleurs vibrantes" (p. 86), ce qui ne saurait être un hasard. Enfin, et fort à propos, l'écriture sait se faire percussive, soucieuse du rythme, à coups de phrases courtes (p. 83) ou en recourant aux virgules qui rendent le style haletant (p. 114).

Cette ambiance de vibrations et de percussions admirablement rendue par le style est contrebalancée par le ton parfois sarcastique ou ironique d'une narratrice qui fait face à un univers où elle peine à trouver ses repères. Passer un coup de fil a tout du tour de force, par exemple; et bien sûr, il faut s'adapter à une nourriture qui, consommée au quotidien, n'a rien d'habituel pour une Occidentale. Le lecteur a ainsi l'impression d'une narration cash, relatée par une narratrice qui sait aussi rire d'elle-même.

Enfin, l'ambiance de mystère déstabilisant est renforcée par l'irruption récurrents d'éléments fantomatiques ou fantastiques, peut-être rêvés, comme ces cafards qui apparaissent régulièrement, chez la logeuse de la narratrice comme lors d'une représentation de théâtre kabuki. Il y a aussi ce salon de thé où la narratrice s'arrête un moment et discute en anglais – bonheur rare dans un pays dont les habitants semblent peu friands de langues étrangères – avec un homme âgé: personne ne semble connaître cet établissement... Alors que ce récit trouve place dans une ville où tout semble étrange et illisible, ces choses peut-être rêvées lui apportent un supplément de mystère et d'âme.

Maïa Aboueleze, Le ballet des retardataires, Paris, Editions Intervalles, 2019.


Le site des Editions Intervalles.

jeudi 3 octobre 2019

Jean Dutourd: avant le Nouveau Roman, un morceau de modernité croqué chez le dentiste

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Jean Dutourd – Un déjeuner suffit-il à faire un livre? L'écrivain Jean Dutourd répond par l'affirmative. Et c'est ainsi qu'en 1947, son premier roman voit le jour: c'est "Le déjeuner du lundi". Roman? Il est permis de voir là, plutôt, une autofiction, puisque l'écrivain, de son propre aveu, s'est largement inspiré de repas partagés avec son père et son oncle pour trousser cet ouvrage. D'un autre côté, on dit aussi qu'avec "Le déjeuner du lundi", Jean Dutourd a inventé le Nouveau Roman. Voyons ce qu'il en est...


L'intrigue est mince: sur 342 pages, l'écrivain relate un repas partagé entre hommes, repas rituel puisqu'il a lieu tous les lundis. Le titre aurait même pu être "Un déjeuner du lundi" puisque sans doute, le moment décrit dans ce livre relève d'une synthèse romancée, cristallisée, de plusieurs déjeuners. 

Et qui est à table? Jean bien sûr, qui comme Marcel Proust dans "A la recherche du temps perdu" dit certes son prénom, mais jamais son nom de famille, afin de laisser au lecteur non désenchanté le choix, certes très théorique tant les indices du contraire sont nombreux, de considérer ce récit comme de pure imagination. Mais il n'est pas seul... 

Ils sont trois...
Avec lui, il y a le père de Jean, sexagénaire portant beau, dentiste de son état, dont on aime le verbe truculent et le caractère de "veuf devenu célibataire", riche en préceptes définitifs sur la vie et les femmes, amphitryon habitant un logement peuplé de bibelots et de meubles guère authentiques, abondamment décrits: emphatique, le bonhomme aime à paraître, à raconter ses hauts faits, mais il y a quelque chose de fabriqué et de peu massif là-derrière. Un homme en contreplaqué, en faux bois comme ses meubles en faux Louis XIII? En tout cas un homme qui aime paraître, qui séduit cependant son lecteur autant que ses trois maîtresses.

Vieilli avant l'âge, l'oncle est d'une autre trempe: fonctionnaire, vêtu d'une tenue de ski incongrue, ses revenus sont médiocres, à l'instar de sa personne, peu désireuse de se mêler de conflits: on le sent neutre comme un Suisse, on le voit timoré, on aimerait lui mettre des gifles parfois. On l'apprécie cependant pour son appétence pour les énigmes intellectuelles et les jeux de mots. Et aussi pour le caractère châtié de son langage, qui fait contraste avec la vigueur de la parole du père. En somme, l'oncle, c'est Marc Bonnant caricaturé par anticipation, le calembour en plus.

Quant à Jean, c'est Jean Dutourd dans sa version romancée, avec l'évocation de ses débuts chaotiques de journaliste toujours fauché aspirant à être écrivain à succès, de sa jeune famille et de son passé de résistant évadé. 

Un hommage à l'art de la conversation
Et les trois hommes se mettent à discuter... et c'est là qu'émerge le génie de l'écrivain. Les voix de chaque personnage sont bien caractérisées, et l'on ne se perd jamais dans ces dialogues où la parole est reine, installés comme des répliques de théâtre: le non-verbal n'apparaît guère dans ces séquences. De plus, c'est avec une finesse d'orfèvre que l'écrivain dessine les méandres d'une discussion qui peut virer sur un seul mot, passe allègrement du particulier  astucieux au général pontifiant, de l'anecdote de guerre au jeu de mots finaud ou potache, en passant par la contrepèterie et par les considérations sur les difficultés de l'approvisionnement (nous sommes en 1946) ou sur les femmes qui, décidément, ne sont plus ce qu'elles étaient.

Les paroles échangées sont radiographiées à fond, jusqu'aux intonations et aux accents: l'oncle est bourguignon, le père est auvergnat, et leur manière de rouler les "r" diffère donc. De même, l'un dit "bougrement", l'autre "bigrement", et cela, selon Jean le narrateur et observateur, est porteur de sens, révélateur des caractères. 

Ces conversations, enfin, sont le lieu d'alliances à deux contre un, sans cesse changeantes. "Le déjeuner du lundi" apparaît ainsi comme un hommage rendu à l'art de la conversation à la française, dont les racines pointent aux XVIIe et XVIIIe siècles. 

De la description au reportage
Le lecteur du "Déjeuner du lundi" est surpris d'emblée par une longue séquence descriptive qui occupe les premières dizaines de page du livre. C'est tout un microcosme que l'écrivain met en place, donnant à voir la rue parisienne où habite le père de Jean, avec une attention particulière accordée aux gens, avant de zoomer progressivement sur l'appartement, transformé en cabinet médical.

Cela pourrait paraître assommant, et il est vrai que dans les premières pages, l'auteur recourt à un style sobre, proche de l'observation d'un reporter. On ne s'ennuie cependant jamais: l'auteur aime filer la métaphore, que ce soit pour décrire telle concierge aux allures de canard ou l'outil de travail du dentiste, vu tel un arbre.

Le ton du reportage reste cependant une constante: en journaliste gonzo avant l'heure, Jean, tour à tour, relate le repas auquel il est invité et le commente, avec acuité. C'est à travers lui que le lecteur sait ce qu'il y a sur la table, mais aussi quels sont les ressorts des discussions et relations humaines – y compris avec Hélène, la bonne, que chacun considère à sa manière. Tout cela, avec une limite: si l'écrivain montre beaucoup, il dit aussi énormément, alors qu'on apprécie aujourd'hui le principe du "show don't tell", qui privilégie l'idée de montrer.

La structure même de ce récit aux allures de reportage adopte une manière de crescendo: peu à peu, le récit gagne en saveur, en truculence, en humour. L'auteur ne le souligne guère, mais le lecteur a le droit de penser que c'est là l'effet de la bouteille de bourgogne et des fines de la fin du repas, partagées jusqu'à perdre la notion du temps. Ou simplement le résultat du plaisir de plus en plus décontracté qu'apporte le partage de ce que le père appelle "un balthazar".

Nouveau Roman?
Il convient dès lors de souligner la modernité formelle du "Déjeuner du lundi", roman construit en trois parties (entrée, plat, dessert) qui mêle dialogues ciselés et descriptions, sur la base d'une intrigue minimale et autofictive, tout cela dans le contexte particulier de cet immédiat après-guerre où les Français sont encore tributaires des tickets de rationnement et du marché noir. Cette modernité n'exclut certes pas des références qui, familières en 1946, pourront paraître obscures au lecteur d'aujourd'hui: qui sont Mac-Nab ou Clara Tambour? Mais il convient de noter qu'il est déjà relativement novateur de citer ces artistes de la chanson, genre qu'on dirait mineur, dans une œuvre d'une certaine ambition littéraire...

Et dès lors, peut-on considérer que "Le déjeuner du lundi", certes pleinement ancré dans son temps, est aussi un Nouveau Roman avant l'heure? L'hypothèse séduit: l'intrigue est mince, les personnages sont ordinaires, les descriptions ont la précision d'une photographie haute résolution, façon Alain Robbe-Grillet. Il semblerait qu'on coche les bonnes cases du Nouveau Roman, l'une après l'autre... 

Alors non mais oui: certes, "Le déjeuner du lundi" n'est pas le lieu de l'invention du Nouveau Roman, puisque les racines de cette approche puisent plus loin, dans "L'Education sentimentale", voire dans les procédés systématiquement déceptifs de "Jacques le Fataliste et son maître" de Denis Diderot. Cela dit, Jean Dutourd réussit avec "Le déjeuner du lundi" un magnifique "roman sur rien", comme le dirait précisément Gustave Flaubert. Du coup, ce récit qui colle au réel et assume l'héritage de Marcel Proust, Laurence Sterne et Louis Aragon apparaît, et c'est d'autant plus méritoire que c'est l'œuvre d'un tout jeune écrivain, comme un jalon important vers la manière des Sarraute, Butor et Robbe-Grillet – la sécheresse technique en moins. Il est injuste de l'oublier! Pétri de tendresse, fin et drôle, généreux et émouvant, surtout moderne sans être rebutant, "Le déjeuner du lundi" a toujours eu ses inconditionnels. J'en suis: ce compte rendu reflète les impressions de ma troisième relecture...

Jean Dutourd, Le déjeuner du lundi, Paris, Robert Laffont, 1947/Folio, 1986, Gallimard, 1980 pour la préface.

Challenge Je (re)lis des classiques, avec VivreLivre et Nathalie.

Quelques femmes de caractère en Italie

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Simona Brunel-Ferrarelli – "Les battantes", c'est le roman de quelques femmes de caractère, piégées dans les temps du fascisme italien dans un village où les traditions pèsent de tout leur poids. C'est contre cela qu'elles bossent... "Les battantes", c'est aussi le premier ouvrage de l'auteure Simona Brunel-Ferrarelli, native de Rome; gageons qu'elle a mis un peu de sa propre existence dans les pages de cet ouvrage. Ne serait-ce que par le biais de la photo de couverture, représentant une fillette juchée sur un aigle en bronze. Cette posture sera expliquée au fil des pages...

Les femmes fortes représentées ont de quoi surprendre, voire rebuter. "Les battantes" s'ouvre ainsi sur le monologue intérieur de Victoire Manfredi, institutrice qui arrive au village de Rocca Patrizia dans les années de guerre. Un monologue peu propice à créer de la sympathie, dans sa tonalité: l'auteure construit ce personnage au prénom explicite, Victoire, en lui conférant un air de supériorité peu aimable. 

Autour de l'institutrice, évoluent plusieurs jeunes femmes. Roman aux points de vue multiples, "Les battantes" leur donne la parole, donnant naissance à des anecdotes fortes comme la punition subie par Lala, condamnée à manger un abricot, fût-il pourri, et engagée dans un bras de fer dont elle sortira gagnante, acquérant ainsi sa liberté de jeune femme. D'une chose simple, la romancière tire ainsi un enjeu de pouvoir. 

C'est que "Les battantes" donne aussi à voir une société villageoise organisée de manière traditionnelle et rigide où les femmes ont droit à moins que les hommes, conditionnées par exemple dès leur plus jeune âge par les modalités de distribution de l'argent de poche. De plus, l'écrivaine radiographie ce monde des années 1943 en mettant en avant le clivage entre ceux d'ici et ceux d'ailleurs, touristes ou simples personnes implantées au village. Et bien entendu, face à une telle société, que la romancière décrit jusqu'à la caricature sans pour autant se défaire d'un ton sérieux, le lecteur d'aujourd'hui ne manque pas de réfléchir à l'accueil qu'il réserve à l'humain qui vient d'ailleurs. 

S'il y a un thème qui s'impose au fil des pages, c'est bien celui des premières amours, des émois qui travaillent les adolescents. C'est là qu'intervient le personnage de Pablo, ce beau gosse à l'ascendance mystérieuse, que toutes les filles aiment. Les personnages de l'écrivaine en dresse d'ailleurs un portrait flatteur et passionné, exprimé en mots hyperboliques. Pour les battantes mises en scène, Pablo représente un piège: celui de l'amour. Mais l'instinct rapproche les êtres, les fait franchir un Rubicon symbole de séparation des classes sociales. Cela, quitte à assumer les grossesses non désirées et les lourds secrets de famille: est-il permis à tel personnage d'aimer Pablo?

Tous ces non-dits se retrouvent dans l'écriture de Simona Brunel-Ferrarelli, qui n'hésite pas à écrire des phrases elliptiques qui semblent s'arrêter avant leur fin. Celles-ci suggèrent ce qui n'est pas dit, avec minutie, et là encore, là surtout, les questions liées aux relations entre les hommes et les femmes sont centrales. Pour une femme, faut-il céder, faut-il accepter à ses risques et périls, physiques mais aussi sociaux? 

Simona Brunel-Ferrarelli, Les battantes, Genève, Encre Fraîche, 2019.

Le site de l'éditeur