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vendredi 25 octobre 2019

Emmanuelle Guattari, l'enfance au cœur du début d'une œuvre

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Emmanuelle Guattari – On sait la manière d'écrire de la romancière Emmanuelle Guattari, caractérisée par des chapitres extrêmement courts qui sont autant de flashes, de quintessences aussi. Ses romans, je les ai lus, appréciés, puis chroniqués en d'autres colonnes que celles de ce blog. Mais il me manquait l'œuvre fondatrice, le premier roman de l'auteure: "La petite Borde". C'est donc à la lumière des ouvrages suivants que je l'ai découvert dernièrement.


L'écrivaine met tout des débuts de sa vie dans "La petite Borde", un roman qui doit son titre à La Borde, établissement où Félix Guattari, père d'Emmanuelle, philosophe et psychanalyste, accueillait ceux qu'on appelait encore "les fous" au milieu du vingtième siècle. Cela, dans une manière novatrice et un peu folle qui leur laissait une grande liberté et beaucoup de contact avec ceux qui, eux, n'étaient pas décrétés fous. En particulier avec la narratrice de "La petite Borde" qui, enfant, ne perçoit pas encore forcément la limite entre la folie et la normalité décrétées.

Cette limite est aussi rendue floue par la description de certaines manies familiales, telles que le lait Régilait que le père s'obstine à proposer à ses enfants, ou la mère qui, à huit ans, n'a encore jamais mangé de gâteaux: elle a vécu toute son enfance dans l'aliénante Seconde guerre mondiale, dont les traces se repèrent au fil du livre sous d'autres formes, l'impératif de manger sa viande par exemple.

Tout cela, l'écrivaine le relate avec le regard de l'enfant qu'elle a été. Un regard qui se porte aussi sur des choses que les adultes n'abordent qu'à reculons, par exemple la fosse à merde de la Borde (p. 38), avec un indéniable naturel. Et sans se juger après coup, celle qui se désigne par le surnom de Manou dans "La petite Borde" relate aussi ses relations avec son frère, les paris stupides mais lucratifs en moto. Et l'épisode de l'accident de voiture, allusif, glaçant mais normal vu par des enfants qui ne réalisent pas tout: "La voiture a fait trois tonneaux. Ma mère me tenait dans les bras et elle a roulé en boule comme un hérisson". La mère morte hante d'ailleurs "La petite Borde", l'auteure dessinant son portrait au fil de quelques pages.

Du standard téléphonique aux répercussions de la guerre d'Algérie, en passant par les premiers émois adolescents avec un certain fils Enguerrand pour lequel il faut bien apprendre à manger correctement sa soupe, les anecdotes pleuvent dans "La petite Borde", en chapitres courts taillés au plus près qui, par touches aérées, relatent une tranche d'enfance – celle de l'auteure, admet-on. Cela peut paraître banal, certes, on se dit que c'est juste la vie, que c'est peu de chose.

Mais ce peu de chose est fondateur d'une vie. Il vaut donc la peine d'aller à l'essentiel et de soigner l'écriture, pour que tout passe plus loin et ressemble à son auteure. Cela, d'autant plus pour un premier roman, texte fondateur d'une œuvre s'il en est. Au sein de chacun de ces chapitres, l'écrivaine réussit donc à recréer avec génie le naturel empreint de naïveté qui est, à sa manière, un regard d'enfant sur des choses qui, si elles paraissent ordinaires aux yeux des grandes personnes, ont su marquer l'enfant que l'auteure a été. Et qui invite aujourd'hui le lecteur à promener un regard d'enfant sur ce qui l'entoure. Les "fous" sans doute, mais pas que.

Emmanuelle Guattari, La petite Borde, Paris, Mercure de France, 2012.

Le site des éditions Mercure de France.

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