Sven Bodenmüller – La plume du calamar n'a rien à voir avec celle, traditionnelle, d'un écrivain, quoi que suggère une couverture un brin trompeuse. En effet, c'est bien l'ossature du calamar qu'on nomme ainsi. Une ossature fragile, comme celle qui structure le fonctionnement d'un atelier d'horlogerie, d'une montre... ou d'un être humain. Et dans son premier roman, justement intitulé "La Plume du calamar", Sven Bodenmüller, écrivain et horloger de formation, dérègle les cadrans avec adresse.
L'auteur promet une histoire d'amour tumultueuse à son lectorat. Mais celle-ci se mérite: l'écrivain utilise une centaine de pages pour planter le décor et dessiner les personnages qui hantent une situation en équilibre, qui fonctionne vaille que vaille. Ce long prélude voit en particulier arriver le personnage de Léo, homme qu'on imagine infiniment libre: l'écrivain utilise l'image du cow-boy pour le décrire, notamment au travers du couvre-chef qu'il porte (un stetson) et de sa passion des armes.
Quant au prénom de Léo, évocateur du lion roi des animaux, il suggère que le bonhomme jouera le rôle de roi de l'atelier, de maître des horloges. Un roi jalousé bien sûr, et l'écrivain sait dessiner les tensions que cela installe, générationnelles ou simplement professionnelles: par la parole, Léo s'ingénie à dérégler doucement le fonctionnement ronronnant de l'atelier. Roi, il l'est aussi en ce sens qu'il détrône le narrateur, lui-même bavard mais moins pertinent, qui reconnaît sa défaite. Une reconnaissance féconde: Léo joue le rôle de révélateur des faiblesses du narrateur et transforme son fonctionnement. Et au fil d'anecdotes à teneur littéraires (Georges Bataille gravé en douce sur les mouvements, par exemple) dont le lecteur s'amuse, l'amitié s'installe...
Reste que l'ami se pose en observateur impuissant de Léo, soudain épris de la "Veuve noire", de "l'Araignée", à savoir Claudia, cette nouvelle collègue séduisante et qui s'avère totalement immature – trentenaire, "femme à problèmes" comme qui dirait. Du coup, ce Léo, fort mais naïf, le lecteur a envie de lui mettre quelques claques: l'amour l'a rendu aveugle et impuissant. L'auteur décline peu à peu tout ce qu'une femme comme Claudia peut soutirer d'un homme en jouant sur les sentiments: de l'argent, une pension, un changement de mode de vie, l'acceptation d'infidélités, de nouveaux meubles Ikea pour remplacer les belles pièces artisanales d'antan.
Terrible, la deuxième partie résonne comme la description d'un amour piège, vécu comme une servitude... dont l'esclave, se cherchant les excuses typiques du déni, ne paraît longtemps pas se rendre compte: sa descente aux enfers est vécu dans une sorte d'anesthésie, bien souvent payée de sa propre poche. L'auteur trouve aussi les bons mots, les bonnes articulations pour dessiner ce qui s'apparente à une forme de parasitisme, soudé par une grossesse qui a tout d'une paternité imposée – imposée qui plus est par une mère qui, dépressive autoproclamée, s'empresse de se décharger de ses devoirs parentaux sur Léo.
Dès lors, quelle solution pour Léo? On la sent venir, et la possibilité d'un nouvel amour avec l'intègre Katia (l'auteur la décrit physiquement de façon à ce qu'elle inspire confiance au lecteur) apparaît comme le dernier rayon de soleil avant l'irréparable – dont, l'auteur le souligne avec subtilité, Claudia n'est peut-être même pas entièrement responsable. Pourtant, allez laisser jouer un amoureux avec ses armes favorites!...
"La Plume du calamar" respire donc d'un double souffle romanesque: dans un premier temps, Léo dérègle le fonctionnement bien huilé d'un atelier d'horlogerie en en subvertissant les mécanismes par sa simple personnalité et son innocence bavarde qui vient à bout de toutes les oppositions. Toutes, sauf une: dans un second temps, c'est à lui d'être déréglé par quelqu'un de plus déréglé que lui. En choisissant le monde de l'horlogerie (qu'il connaît bien et dont il donne à voir, crédible et soucieux de réalisme, quelques zones pas très transparentes) comme contexte, en choisissant un ami comme narrateur afin d'avoir un recul face à son sujet – recul synonyme d'une forme d'impuissance – l'écrivain sait ce qu'il fait: jusqu'à l'irréparable, rien ne fait tic-tac de façon tout à fait régulière dans "La Plume du calamar".
Sven Bodenmüller, La Plume du calamar, Genève, Encre Fraîche, 2019.