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samedi 21 septembre 2019

Prix de l'Ailleurs, l'actualité de la science-fiction

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Prix de l'Ailleurs 2019 – Voilà un recueil collectif de nouvelles de science-fiction intéressant! On l'oublie un peu, en effet, mais il existe une scène vivace de la science-fiction en Suisse. Et, a fortiori, elle sait évoquer la guerre avec appétence. "Swiss Wars" démontre tout cela en collectant les neuf textes lauréats et remarqués d'un appel lancé sur le thème de la guerre en Suisse. Neuf textes qui reflètent avec intelligence ce que peut être la science-fiction made in Switzerland en ce début de vingt et unième siècle.


Guerre? Une préface érudite signée de l'universitaire Marc Attalah rappelle l'importance du thème de la guerre dans le genre de la science-fiction, et donc sa pertinence pour un appel à textes. Sa réflexion s'appuie sur Tsvetan Todorov et sur la notion de catastrophe, comprise comme un événement inattendu. Elle résout aussi le paradoxe qui rapproche l'idée de guerre de celle de Suisse, pays neutre s'il en est, en rappelant que la guerre ne saurait se limiter aux combats entre armées. Ce que les auteurs primés ou remarqués ont bien compris...

La nouvelle qui a obtenu le premier prix ne prend guère les allures d'un texte de science-fiction au sens classique du terme, si ce n'est par une forme de futurisme. Dans "L'Appel de la sirène" de Nicolas Alucq, tout part d'une sirène qui résonne sans que personne ne sache pourquoi. L'auteur la laisse résonner dans l'esprit et le corps de ses personnages, suggérant une inquiétude d'autant plus forte que l'attaque pourrait bien relever d'une inquiétante guerre de l'information.

Pas de Suisse sans accent, bien sûr! On s'amuse dès lors en lisant "Un semblant d'espoir ou bien" de Claire Boissard, qui revisite et mixe joyeusement les mythes suisses actuels. Les monstres de notre temps résonnent dans un futur prochain, parfois par le biais de leur filiation puisqu'on y trouve par exemple un descendant subversif de Jean Ziegler: bon sang ne saurait mentir. Les questions de genre s'y mettent aussi, avec une certaine fluidité: on trouve une Camille qui est en fait un homme, et plusieurs femmes qui font des trucs d'homme comme piloter des aéronefs. L'auteure dessine ainsi une Suisse où l'égalité entre les sexes est plus avancée qu'à présent et paraît évidente malgré quelques malentendus. Et aussi où déposer une initiative, acte civique s'il en est en Helvétie, devient soudain quasi héroïque.

Mais pas non plus de Suisse sans argent, ni sans investissements; dès lors, la guerre économique et la vente des forces au plus offrant sont un double sujet rêvé pour les auteurs de "Swiss Wars". "Stratégie d'investissement" de Thalie Ré met ainsi en scène des armées entièrement soumises aux intérêts privés, se faisant la guerre pour des capitaux, des points de croissance. Elle rappelle un élément classique: longtemps mercenaires, les Suisses ont parfois été appelés à se battre les uns contre les autres, sous les drapeaux de ceux qui les paient.

Le thème de la guerre économique fait aussi tout le sel de "Le nerf de la guerre" de Valérie Kurz, qui s'achève sur un habile retournement de situation. On est encore dans la science-fiction, de justesse, grâce à l'idée d'anticipation et au déploiement de la technologie. Mais on est si près de questions actuelles...

C'est que, et la postface de Jean-François Thomas le souligne, la science-fiction sert à mettre à nu les travers d'une époque. Cela ne date pas d'hier: membre du jury, il adopte une approche historique pour dire les multiples tentatives de science-fiction suisses, utopies, dystopies ou politiques-fictions d'hier et d'aujourd'hui. Des démarches qui sont exceptionnellement empreintes d'une philosophie conservatrice qu'on dirait de droite – on voit apparaître là, entre autres, un Pierre Dudan méconnu, bien loin de l'aimable "café au lait, au lit".

Et pour compléter l'ouvrage, Marc Attalah pose quelques questions à Quentin Ladetto, ingénieur auprès d'Armasuisse (Office fédéral suisse de l'armement), partenaire de cette publication. Partenariat étonnant? Que nenni: Quentin Ladetto indique que de telles créations littéraires, géniales ou non, reflètent les menaces que les Suisses perçoivent, et offrent ainsi de précieuses pistes de travail à son service. Ce qui rappelle le travail synthétisé dans l'ouvrage "De beaux lendemains?", ouvrage marquant puisqu'il s'est intéressé, en 2002 déjà, à ce que la science-fiction a à dire à notre temps.

Collectif, Swiss Wars, Vevey, Hélice Hélas, 2019.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui de la Maison d'Ailleurs, initiatrice du Prix de l'Ailleurs.

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