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samedi 30 juin 2018

"La Décision", un week-end pour changer la vie

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Catherine Gaillard-Sarron – Partir d'un malaise existentiel pour passer à autre chose: c'est le fil conducteur de "La Décision", troisième roman de l'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron. Un roman qui tourne autour du personnage de Vincent, mis à l'écart d'une promotion très attendue au profit d'un collègue. Que faire, dès lors? En parler en famille? Vincent prend une décision qui va traverser tout ce roman où la psychologie occupe une place prépondérante.


Psychologie? La romancière aborde des thèmes difficiles comme le harcèlement en entreprise ou l'incommunication en couple et en famille, voire entre amis. Il en résulte d'assez longs passages introspectifs, les personnages étant poussés à se remettre en question; d'autres évoquent la vanité de certaines valeurs d'entreprise, voire la perte de sens du travail. Cela ralentit certes le propos, mais ça sonne toujours juste.

Le propos? Le harcèlement en entreprise dont Vincent est la victime est peu décrit. La trame narrative se concentre sur la narration du week-end en famille que Vincent vit après son éviction. Basé sur un mensonge, une omission qui va peser un peu sur l'ambiance, celui-ci s'avère cependant heureux, plus même que d'habitude: les activités sont nombreuses et pas forcément de tout repos, entre balade à Nyon, rencontre avec les voisins, etc. Pour un quadragénaire surmené virant quinqua, Vincent a d'ailleurs la santé: il fait l'amour une demi-douzaine de fois à son épouse durant les deux ou trois jours qui sont le cœur de "La Décision", et les descriptions, sans fausse pudeur, s'avèrent voluptueuses comme il se doit. Ces scènes suggèrent aussi qu'un langage du corps, à défaut de celui des mots, s'installe à nouveau entre les personnages, avec passion.

Des personnages aux noms choisis avec soin, d'ailleurs. Certains rappellent des localités romandes (Marly, Morat) ou des polices de caractère (Bodoni, Garamond), d'autres sont transparentes, à l'instar de ce supérieur hiérarchique nommé Canis, véritable chien. Il est à relever que si les personnages secondaires, et en particulier les collègues de travail de Vincent, sont le plus souvent désignés par leur nom de famille, les personnages qui composent la famille de Vincent sont nommés par leur prénom, et ce n'est qu'incidemment qu'on apprendra leur patronyme, assez loin dans le roman. Ainsi se crée, pour le lecteur, une connivence particulière avec la famille qui est au cœur de "La Décision".

"La Décision", c'est trois ou quatre jours qui vont tout changer dans la vie d'une famille suisse romande ordinaire. Tout le monde en sort grandi et plus mûr, même les deux filles qui, en fin de roman, ne pensent plus guère aux gadgets électroniques indispensables pour être dans le coup à l'école. En forme de nouveau départ, la conclusion a des airs de roman feel-good, suggérant que si l'absence de communication peut faire d'importants ravages, parler de ses problèmes, par écrit ou par oral, est un premier pas vers leur résolution. Et "La Décision" trouve les mots simples et justes pour le dire.

Catherine Gaillard-Sarron, La Décision, Chamblon, CGS, 2018. Préface de Jean-Marie Leclercq.

mercredi 27 juin 2018

Mehrlicht, ou l'art de faire toute la lumière sur une énigme policière

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Nicolas Lebel – Le capitaine Mehrlicht reprend du service! Après son premier roman "L'Heure des fous", Nicolas Lebel relance son personnage fétiche dans une nouvelle enquête – toujours publiée chez Marabout. "Le jour des morts" offre à ses lecteurs une intrigue serrée autour d'un serial killer pour le moins atypique (un? une?) qui va donner du fil à retordre à l'équipe d'enquêteurs lancée à ses trousses.


Mehrlicht? On se souvient de ce policier bourru, veuf et père d'un ado, Parisien invétéré. Dans "Le jour des morts", l'auteur accentue, par le le lexique et par les descriptions, son côté batracien: l'auteur insiste sur ses yeux, et le fait "coasser" à plus d'une reprise. Est-ce un crapaud dans son équipe? Au lecteur d'en juger. 

Autour de lui, l'auteur met en scène toute une équipe, que le lecteur retrouve avec plaisir: il y a Dossantos, l'obsédé du Code pénal, et Latour, agente aux cheveux roux et aux intuitions pas toujours entendues, qui peut faire penser à Imogène, version Dominique Lavanant. Autant de personnages bien caractérisés, jusqu'à la caricature: en particulier, Dossantos ne manque jamais une occasion de citer son droit, quitte à ce que cela paraisse didactique. Enfin, il y a un stagiaire dans l'équipe. Très beau portrait, joliment travaillé, du "fils de" qui se la pète et ose harceler sa supérieure: le lecteur adore le détester, et c'est certainement l'une des belles réussites de ce roman qui n'en manque pas. Il s'appelle Lagnac, d'ailleurs, le stagiaire. "La niaque"? Pas vraiment un aptonyme, pour le coup, mais enfin, le débat est ouvert. Place aux férus d'onomastique...

L'auteur reconduit dans "Le jour des morts" une astuce qui a caractérisé son premier roman: les sonneries du téléphone portable de Mehrlicht sont thématiques. Cette fois, celles-ci introduisent Jacques Brel comme un leitmotiv dans le roman. L'auteur a l'habileté de ne pas citer les chansons les plus célèbres du barde du Plat Pays, mais de mettre en lumière des pièces moins connues. Cela ne manquera pas de parler aux aficionados les plus férus du chanteur belge.

La temporalité de ce roman est maîtrisée au plus près: l'affaire est pliée en quelques jours d'un mois de novembre indéfini, entre Halloween et Toussaint, ou un peu plus, et les saints du calendrier sont aussi là. Enfin, le lecteur ne peut que sourire face aux proverbes de circonstance, pleins d'humour noir, qui sont les titres des chapitres et parodient ceux qu'on trouve dans les almanachs.

L'auteur conduit par ailleurs ses lecteurs hors de Paris, ce qui les fait prendre l'air et représente une épreuve quasi insurmontable pour certains policiers – l'auteur suggère ainsi un certain antagonisme entre Paris, vue comme la grande ville bien moderne et hautaine, et la province, en l'espèce le Limousin, vue comme une contrée où il y a plus de vaches que d'humains, et où ceux qui restent comptent leurs morts. Si les personnages du "Jour des morts" ont cette vision de la France profonde, toutefois, l'histoire va se charger de nuancer leurs préjugés: ils trouveront, dans un village imaginaire de la Creuse nommé Mèlas-la-Noire (les amateurs d'étymologies grecques trouveront ce toponyme joliment trouvé), de quoi bien manger et bien boire, et même des moments d'amour. Cela, même si l'information ne leur tombe pas forcément toute cuite dans le bec. Qu'on me permette un aparté, d'ailleurs: Nicolas Lebel est-il allé dédicacer ce roman en terres limousines, par exemple à la fête du livre "Lire à Limoges"?

Côté ambiances aussi, l'auteur s'y entend bien pour recréer la pression des médias sur une enquête qui piétine, ainsi que les tensions dont est victime un supérieur hiérarchique tiraillé entre l'obligation de résultats, ses convictions de droite et son engagement de protéger le stagiaire. Il y arrivera! Tensions il y a aussi entre les personnages de l'équipe de terrain, forcément, tant les caractères sont divers et bien campés. Et les affaires de cul du stagiaire, entrant en interférences malvenues avec son travail, pourraient lui jouer quelques tours aussi... ce dont, sûr de lui, il ne semble pas tout à fait conscient.

"Le jour des morts" est un beau roman de facture classique, précis et bien calé, porté par une équipe de policiers qui mise sur la double carte de la diversité et de la complémentarité. La clé du mystère se trouve dans les tourments de la Seconde guerre mondiale, entre collaboration et résistance, et on s'y attend un peu dès que tombent les premiers maigres indices; mais l'auteur sait rendre le lecteur suffisamment curieux pour qu'il aille au bout de l'histoire et veuille en savoir les détails et le fin mot. Cela, grâce à une équipe de police des plus attachantes, avec ses atouts et ses humaines limites. C'est que quand on s'appelle Mehrlicht ("plus de lumière" en allemand), on a forcément envie de faire toute la lumière sur ce qui s'est passé. Bel exemple d'aptonyme, pour le coup!

Nicolas Lebel, Le jour des morts, Paris, Marabout, 2015.


lundi 25 juin 2018

Gabriel Bender: et si les Jeux olympiques ne revenaient pas...

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Gabriel Bender – Le 10 juin dernier, le peuple valais refusait à une claire majorité (54%) qu'on organise des Jeux olympiques autour de la ville de Sion en 2026. Vu de loin, le projet avait certes quelque chose d'amateur, de pas tout à fait fini. En de rapides chroniques collectées dans "Fioul sentimental", l'écrivain et sociologue valaisan parvient à mettre des mots sur le malaise que peut susciter un tel projet, pourtant exaltant a priori. Et à chaque fois, il met le doigt là où ça fait mal, avec l'accent s'il vous plaît.
 
Pour commencer, rappelons ce que l'observateur le plus distrait a pu voir et entendre hors du Valais: une équipe de notables où figurent Christian Constantin, Christophe Darbellay, respectivement doués en gestion du football et en politique lancent un projet de candidature de Sion aux Jeux olympiques d'hiver 2026. En matière de communication, le premier couac a consisté à allumer une flamme au sommet du Cervin, à grands renforts de barils d'essence et d'hélicoptère bien polluants. On comprend mieux le titre du livre de Gabriel Bender, "Fioul sentimental". Et aussi ce qui est écrit sur la première page du livre: "Ravivez la flamme! Ça fait un peu réchauffé."
On l'a compris, l'auteur de "Fioul sentimental" n'est pas très chaud à l'idée d'organiser des Jeux olympiques d'hiver en Valais. En bon Suisse, il sait compter, surtout lorsqu'il est question de gros sous: il relève, narquois, que cela profitera surtout à un truc privé nommé Comité international olympique et à quelques cantons voisins, où les officiels seront du reste logés parce que c'est plus sympa. On relève avec amusement que dans ses décomptes, empreints du chouïa de mauvaise foi indissociable du genre, les nombres 2026 et 5 apparaissent fréquemment. 2026 comme l'année des Jeux, 5 comme les anneaux olympiques. 
 
Au-delà des Jeux olympiques que le Valais n'aura pas (du moins pas en 2026), "Fioul sentimental" aborde sur un ton grinçant, sobre ou gouailleur, le fonctionnement sui generis d'un canton qu'on n'a jamais réussi à vraiment mettre au pas. Peu skieur et à peine honteux, l'auteur brocarde une compétition où l'on ne fait que glisser. Il déplore aussi l'esprit de compétition des jeux, finalement bien peu en phase avec un esprit égalitaire bien républicain. Et alors que les Jeux olympiques sont censés être un moteur de croissance et de développement, l'auteur rappelle quelques éléments qui auraient bien besoin d'un coup de pouce même pas olympique, à l'instar de la finition de l'autoroute qui traverse le Valais. Mais ça coûte une blinde... et comme on le sait, l'écrivain sait compter: même si tout va bien, l'autoroute sera finie après les Jeux. Ce qui amuse le lecteur, tiens!
En effet, le chroniqueur n'a pas son pareil pour amuser ses lecteurs! Il manie un humour à froid (normal, on parle de Jeux olympiques d'hiver, hé hé!) qui met en évidence ce en quoi le projet olympique n'est pas fait pour le Valais: c'est un désastre écologique (comme la piste de l'Ours, percée pour rien à travers les bois), un foirage financier (l'écrivain sait compter, patati patata, etc.). Il va jusqu'à suggérer qu'il n'est pas certain qu'on pourra y vendre du fendant aux restaurants pour arroser ce qui se mange, vu les exigences des sponsors – McDonalds, par exemple, assez étranger à la culture du bon vin mais gourmand d'exclusivités.
 
Ce n'est pas la première fois que le Valais et Sion ambitionnent d'organiser les Jeux olympiques d'hiver, et ce n'est pas la première fois qu'il faut y renoncer. La précédente, les Jeux sont partis à Turin, qui avait un dossier plus séduisant à défaut d'être plus solide, à ce qu'on dit. Les chroniques de Gabriel Bender sur ces Jeux olympiques valaisans morts-nés entre 2018 et 2026 le rappellent, et semblent dire: "Qu'on en finisse!", tant l'olympisme apparaît comme quelque chose en porte à faux avec les valeurs d'écologie, entre autres, qu'on aimerait voir monter plus haut. On rit jaune au fil des pages de "Fioul sentimental", recueil irrévérencieux et définitivement libertaire, désireux qui plus est de cerner un malaise valaisan. Et pour ce faire, les textes de Gabriel Bender sont illustrés par les dessins rapides et efficaces de François Maret: on ne peut qu'aimer ses petits bonshommes, à la fois hardis et dérisoires... 
 
Gabriel Bender, Fioul sentimental, Saint-Pierre-de-Clages, VS Vae Soli, 2018.

dimanche 24 juin 2018

Hypnose et thriller, de la terre à l'éther

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Catherine Roumanoff – Un pur esprit peut-il mener l'enquête? En un plan très rapproché, "Juste après mon dernier souffle" invite ses lecteurs à se mettre dans la peau d'une jeune morte, dans l'ambiance d'une expérience vécue au seuil de la mort. Dès ses premières pages, l'écrivaine Catherine Roumanoff, sœur de l'humoriste bien connue Anne Roumanoff, installe ainsi ce qui sera le fil conducteur de son roman. Celui-ci est en effet une quête des vérités parallèles mises au jour par l'hypnose.


Le lecteur suit donc Alice alias Alysson Flaherty, jeune Française qui trouve sa voie en étudiant aux Etats-Unis. Il est aisé de créer le contraste entre les études d'agronomie qu'Alice vise, éminemment concrètes et réalistes, et son envie d'aller voir autre chose, entraînée par des collègues intéressés par des choses ésotériques. D'Alice à Alysson, le changement de prénom fait figure d'américanisation; mais de manière plus profonde, c'est aussi un changement de vie, un passage du réalisme chthonien vers le monde ouranien des âmes.

"Juste après mon dernier souffle" se construit en plusieurs séquences et en plusieurs sonorités. On entendra certes la voix d'Alice alias Alysson, qu'elle écrive à ses parents, qu'elle se confie ou qu'elle se présente comme un pur esprit, soucieux de trouver sa voix après un homicide. Mais il y a aussi des pages de journal intime, écrites avec vigueur, et les témoignages de personnages tiers, tels le fameux Andy Russel, qui trouve dans l'hypnose façon Alysson Flaherty une manière de sortir de son accoutumance à l'alcool. Essentiels ou anecdotiques, donc, tous les personnages parlent, et tous ont une voix bien tranchée, recréée avec justesse. Polyphonie il y a, donc.

Mais revenons à Alysson, et surtout à ses amours avec son mentor, Peter Flaherty. L'écrivaine dessine avec finesse cette relation peu évidente, faite de non-dits qui vont finir par briser un couple pourtant fondé sur un intérêt conjoint pour l'hypnose. A travers ces deux personnages, la romancière réussit à dessiner deux approches contradictoires des arts ésotériques: faut-il faire de l'hypnose un spectacle grand public, lucratif, ou vaut-il mieux en rester à une approche sagement thérapeutique, à l'abri intimiste d'un cabinet? 

Sources à l'appui, la romancière va plus loin en rappelant que l'hypnose a même intéressé les services secrets américains. Voilà qui donne à ce roman un accent marqué de thriller. Une conversation apparemment anodine dans un TGV au cœur de la France s'avère ainsi fatale. Et, marquée par le secret, la relation entre Peter et Alysson finit par s'étioler. Mais attention: si dans un thriller ordinaire, on peut se demander qui va mourir, dans "Jusqu'à mon dernier souffle", on va plutôt se demande qui va revenir du monde des morts. Cela, d'autant plus que ce livre donne à voir la vie des âmes errantes: celle d'Alysson, bien sûr, mais aussi celles d'autres gens, par exemple tel tricheur de casino à la fallacieuse particule.

Il y a de l'hypnose dans "Juste après mon dernier souffle", et celle-ci est présentée avec réalisme, l'auteure, elle-même hypnothérapeute, connaissant son sujet sur le bout des doigts. Autour de cette manière de voir le monde au-delà de ce que la raison veut bien montrer, il y a aussi des approches telles que la programmation neurolinguistique et l'interprétation des rêves qui trouvent leur place dans ce généreux roman. Globalement, tout est pris au sérieux dans "Juste après mon dernier souffle": à la question d'un Marc Lévy, "Et si c'était vrai?", la réponse est toujours affirmative, même si elle défie la froide raison. Corps ou purs esprits, les personnages mis en scène laissent entrevoir qu'il y a quelque chose d'autre ce que que la raison veut bien donner à percevoir.

Catherine Roumanoff, Juste après mon dernier souffle, Lausanne, Favre, 2018.

Le site de Catherine Roumanoff, celui des éditions Favre.

Dimanche poétique 355: Marceline Desbordes-Valmore

Idée de Celsmoon.

Point d'adieu
Jeunesse, adieu ! Car j'ai beau faire,
J'ai beau t'étreindre et te presser,
J'ai beau gémir et t'embrasser,
Nous fuyons en pays contraire.

Ton souffle tiède est si charmant !
On est si beau sous ta couronne !
Tiens ! Ce baiser que je te donne,
Laisse-le durer un moment.

Ce long baiser, douce chérie,
Si c'est notre adieu sans retour,
Ne le romps pas jusqu'au détour
De cette haie encor fleurie !

Si j'ai mal porté tes couleurs,
Ce n'est pas ma faute, ô jeunesse !
Le vent glacé de la tristesse
Hâte bien la chute des fleurs !

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). Source: Poésie.webnet.

vendredi 22 juin 2018

"Skoda", la vie, la mort et les genres chamboulés

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Olivier Sillig – Optimisme, pessimisme ou juste dynamique tragique? C'est dans ces eaux-là que navigue avec finesse "Skoda", roman de l'écrivain suisse Olivier Sillig, paru à Paris en 2011. Avec à peine cent pages, d'ailleurs, est-ce un roman ou une longue nouvelle? Ou un conte, même? On peut en débattre: les personnages marquants sont peu nombreux, le monde dans lequel ils évoluent est flou, même s'il fait penser, entre autres par les prénoms évoqués, à cette ex-Yougoslavie qui a connu la guerre dans les années 1990.


L'argument est simple: dans un pays en guerre, un jeune homme se retrouve seul survivant d'une de ces catastrophes qu'on ne connaît que trop bien. Seul? Pas tout à fait: un enfant survit, encore pendu au sein de sa mère morte, trop belle cependant pour l'être. Il embarque donc le nourrisson, initiant une courte road story à travers un pays dévasté. Et il le baptise Skoda parce qu'il a une voiture sous les yeux à ce moment-là.

Liquides nourriciers
Eau, lait: deux liquides nourriciers s'il en est. Ceux-ci vont irriguer "Skoda", isolément ou de façon mêlée, comme des leitmotiv suggérant que la vie, quel qu'en soit le carburant, doit se poursuivre. L'élément le plus évident est le mélange d'eau et de lait que Stjepan, le jeune homme qui a pris Skoda en charge, donne à boire à l'enfant, dans des sacs en plastique percés. Et bien sûr, il y a cette ultime péripétie, terrible mais finalement porteuse d'espoir, qui se déroule dans un camion transporteur de lait, à la merci de toutes formes de violences guerrières: il s'agit d'un acte meurtrier, mais où la vie humaine a quand même sa chance.

Le thème du lait se décline aussi au travers du lait maternel, nourricier d'où qu'il vienne. Stjepan se retrouve ainsi dans un village où les femmes sont les plus nombreuses, les hommes étant partis au combat. Il se trouve une jeune mère pour nourrir l'enfant... et celui qui l'a pris en charge aura aussi sa part, dans un simulacre de famille qui ne dure que quelques jours: la paix est fragile, elle n'est qu'illusion. Et elle apparaît comme le fait des femmes, qui tirent des chars plus lourds qu'elles ou font vivre les villages.

Les genres brouillés
Hommes, femmes: cette dualité stricte est mise en échec dans "Skoda", dès le départ, lorsque Stjepan décide de donner un nom à l'enfant: à ce moment précis, il ne sait pas le sexe de celui-ci, mais se dit que Skoda, le nom d'une marque de voiture, pourrait lui convenir dans tous les cas. Ainsi est réinventé le prénom épicène! Et le roman réserve quelques réactions, où domine la bienveillance.

De façon plus pragmatique, Stjepan endosse conjointement les rôles traditionnellement donnés au père et à la mère: ses sacs en plastique remplis de lait coupé d'eau sont des simulacres de sein, et en conduisant la voiture, il joue un rôle de leader découvreur, dynamique, qu'on peut juger plutôt masculin. Enfin, comme dit, la guerre, en prélevant son tribut d'hommes morts au combat, a chamboulé les rôles traditionnellement genrés de la vie villageoise.

Il est permis aussi de voir dans la scène où Stjepan se fait violer par un douanier une manière d'interroger la manière de vivre son genre: si l'esprit et le cœur de Stjepan trouvent l'acte abject, son sexe ne peut s'empêcher de s'ériger. Erection, symbole d'un consentement qui n'est pas, si ce n'est d'un point de vue marchant... mais qu'on peut aussi lire comme une attirance inconsciente, refoulée mais qui refait subitement surface, de Stjepan pour les gens de son sexe. Cela, par-delà des conventions sociales que la guerre a, peut-être, remises en question. 

Sobriété pour une vie qui se bat
Face à cette vie qui se bat, bien sûr, il y a des morts aussi, des morts déchirantes, des sacrifices même, à l'instar de Marija et de sa sœur Jasna. Ces morts sont le contrecoup d'une vie plus intense, où les attirances mêmes sont plus fortes: si Marija jouit en confiance avec Stjepan, Jasna use de son charme comme d'une arme de guerre. Marija? C'est un rappel de la Sainte Vierge, figure du reste présente au travers d'une fontaine à son effigie, source d'eau nourricière. La vie, toujours...

... une vie dont l'auteur dessine le cheminement tortueux mais toujours vainqueur au travers de "Skoda", ce court roman écrit avec sobriété, où chaque mot est choisi, tant pour ce qu'il veut dire que pour ses connotations puissamment expressives. Tout cela, pour dire que si dure que soit la route, si mince qu'il soit, l'espoir est toujours au bout du chemin.

Olivier Sillig, Skoda, Paris, Buchet Chastel, 2011.

Le site d'Olivier Sillig, celui des éditions Buchet Chastel





lundi 18 juin 2018

"La santé par les plantes", un don irrésistible pour la rigolade

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Francis Mizio – Ce doit être un don: Francis Mizio a l'art de rendre hilarant tout ce qu'il touche. Je me souviens de ma lecture amusée de "D'un point de vue administratif", qui raconte la vie d'un fonctionnaire arrosant du vin rouge de la cantine les camemberts de ses diagrammes. Je suis revenu tout dernièrement à cet écrivain, et il ne m'a pas déçu: "La santé par les plantes" pourrait tout aussi bien s'intituler "La santé par la rigolade". Rédigé en huit jours à une cadence infernale pour une première publication à très court terme, ce livre a connu plusieurs éditions remaniées. C'est dans celle publiée par les éditions Après la lune, la troisième que j'ai découvert ce roman. Depuis, une quatrième version a paru aux éditions Multivers, à présent en cessation d'activité.


Qu'en est-il? Imaginez le grand patron d'une entreprise pharmaceutique (OPO, "au pot!"...), Gatsby Legrand, incapable de soigner sa propre constipation chronique. A 29 ans, il estime avoir passé 4,8 ans de sa vie aux toilettes à pousser en vain... Résultat il pousse à son tour, si j'ose dire ainsi, ses propres chefs de divisions afin qu'ils mettent un médicament efficace au point, avec effet retard et doublé d'un somnifère. Mission impossible? Pas sûr: on découvre que l'Indien chargé de la surveillance des bâtiments est un docteur en sciences véreux mais plein de ressources. Presque un prix Nobel...

Et ses copains écoterroristes, Flore et Narcisse, ne valent pas mieux – on les croirait sortis de "Mal de chien" de Carl Hiaasen. L'auteur dépeint une belle paire de truands qui font vibrer la fibre écologique pour arnaquer les gens. En particulier, le positionnement de Flore, protecteur des plantes à tout crin (elle tue des vaches à l'arme à feu afin de protéger les brins d'herbe), caricature certains dogmatismes écolos actuels – on pense au véganisme militant. De tels personnages n'en sont pas à une contradiction près, Flore étant par exemple très nature et... végétarienne. Pour l'essentiel, cependant, c'est un tandem qui fonctionne à merveille.

De l'écologie, on passe à la nature, avec la description toujours cocasse d'espèces menacées. Il y a celles qui sont imaginaires, celles qui sont vraies, et celles qui sont peu les deux; l'auteur démêle du reste le vrai du faux de son roman dans les dernières pages. C'est en particulier dans "La santé par les plantes" que le lecteur découvre les mœurs tordues du perroquet vert à deux crêtes et touffes rouges sous les ailes, bestiole exotique devenue mythique. Les insectes ont aussi un rôle à jouer, de même que les végétaux: l'industrie pharmaceutique se nourrit de tout cela. Par-delà la rigolade, il est permis de considérer que l'enlèvement brindezingue de deux arbres menacés de disparition en Australie est une métaphore du pillage des ressources par l'Occident riche et repu. Gardons le rire, et laissons la morale aux esprits chagrins... 

Les péripéties les plus improbables se succèdent à un rythme d'enfer dans "La santé par les plantes", pour le bonheur d'un lecteur qui n'a pas de temps mort à encaisser: ça part déjà assez fort, et ça finit carrément à fond la malle! L'auteur ne recule devant rien, aucun gag, aucun détour de narration ne lui paraît trop "hénaurme". Il y a même un peu de sexe bien trash là-dedans, grâce au personnage de Samantha "l'égérie dégueulasse" qui ne se lave jamais pour complaire à son amant, lui-même névrosé entre hygiène excessive et tentation du crade. "La santé par les plantes" fait partie de ces délicieux polars burlesques totalement en roue libre, où l'action est rocambolesque, quitte à prendre quelques libertés avec la vraisemblance. Est-ce un problème? Nenni: tout ça, c'est pour rire. Et ça marche.

Francis Mizio, La santé par les plantes, Paris, Après la lune, 2010.

Le site des éditions Après la Lune, celui de Francis Mizio.

dimanche 17 juin 2018

Dimanche poétique 354: Pierre Quillard

Idée de Celsmoon.

Ruines
À Maurice Nicolle.

L'illustre ville meurt à l'ombre de ses murs ;
L'herbe victorieuse a reconquis la plaine ;
Les chapiteaux brisés saignent de raisins mûrs.

Le barbare enroulé dans sa cape de laine
Qui paît de l'aube au soir ses chevreaux outrageux,
Foule sans frissonner l'orgueil du sol Hellène.

Ni le soleil oblique au flanc des monts neigeux,
Ni l'aurore dorant les cimes embrumées
Ne réveillent en lui la mémoire des dieux.

Ils dorment à jamais dans leurs urnes fermées,
Et quand le buffle vil insulte insolemment
La porte triomphale où passaient des armées,

Nul glaive de héros apparu ne défend
Le porche dévasté par l'hiver et l'automne
Dans le tragique deuil de son écroulement.

Le sombre lierre a clos la gueule de Gorgone.

Pierre Quillard (1864-1912). Source: Poésie.webnet.

jeudi 14 juin 2018

Dans les coulisses des salons de massage

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Olivier Auroy – "Aussi loin que Waan se souvienne, les hommes étaient toujours entrés en elle par effraction." Voilà un incipit aussi évocateur que le proustien "Longtemps, je me suis couché de bonne heure"! Celui-ci lance le dernier roman d'Olivier Auroy, "L'amour propre". Par-delà les références familières, il suggère aussi la question du consentement, certes plus grave que celle d'un début de recherche du temps perdu. Nécessairement, il installe aussi le thème du sang, avec ses connotations: règles, défloraison, puis égorgement. Beaucoup de choses sont ainsi dites! Ce livre revêt avec vigueur les ambiances fines d'un thriller d'ambiances, tout en faisant vivre quelques personnages assez bien définis pour que le lecteur se demande de qui il est question.

Ambiances? Nous voilà à Paris, dans un quartier chic et discret où Waan, jeune femme et personnage principal du roman, exerce son savoir-faire de masseuse à l'attention de ceux qui comptent. Le début du livre suggère qu'il ne se passe pas grand-chose, et s'attache à dire son métier au quotidien. Le lecteur se trouve ainsi installé sur la table de massage et, grâce à une description exacte de ce qui se passe, les massages revêtent un petit quelque chose de vécu. L'auteur, en effet, va chercher précisément les muscles de chacune et de chacun, toucher tout le monde de la main ou des doigts... et recréer ainsi, page à page, les ressentis y afférents.

Roman d'ambiances, "L'amour propre" joue la carte de la finesse, écrivant le passé et le présent d'un de Waan qui recherche ses travaux. Certes, Monsieur Victor (quel prénom dominateur!) se pose en responsable paternaliste et mielleux du salon de massage. Et autour de lui, les collègues féminines de Waan s'avèrent apparemment satisfaites de leur sort. Mais Waan a l'expérience des amours contraintes ou tarifées. Faut-il de l'ombre, alors, du côté oriental? Ou vaut-il mieux se donner dans les zones miséreuses de Bangkok ou dans les meilleurs quartiers de Paris? L'auteur pose la question à sa manière, autrement plus crue, vue de la proprette Paris: "A quelques rares exceptions près, elle ne massait plus que des gentleman. Mais c'était quoi au juste, un gentleman? Un goujat qui a décidé d'être patient?"

... précisément: l'auteur construit au fil des pages une comédie de la séduction, à la fois factice et sérieuse, où la masseuse fait croire à l'homme qu'il a une chance de sortir de ce système. L'homme veut y croire, la femme veut et doit gagner: il suffit de quelques lignes et paragraphes pour que l'auteur suggère un monde de relations commerciales où, malgré tout, malgré les ors, la femme est perdante. Ce jeu de faux semblants évolue pour donner des ambiances de thriller en fin de roman, finalement savoureuses dès lors que le lecteur voit les masques tomber, sur fond de trafic de rubis.

Réaliste, "L'amour propre" convainc: il pousse les portes de ces salons de massage parisiens où l'on ne sait jamais vraiment ce qui se passe, et donne à voir au lecteur un univers méconnu. Et au-delà, de Paris à la Suisse, "L'amour propre" est la narration d'une mère qui veut retrouver son fils et est prête à tout: à revisiter son passé, à démasquer celui qui se présente comme son protecteur et à retourner sur les rives du lac Léman. L'ambiance est trouble, les hommes sont gluants: avec Waan, l'auteur suggère qu'il est possible de sortir du piège d'une certaine forme de prostitution. Pourvu qu'on y mette de la volonté et une folle dose de confiance.

Olivier Auroy, L'amour propre, Paris Intervalles, 2018.

Le site des Intervalles, celui d'Olivier Auroy.

mardi 12 juin 2018

Des sourires et des chocs avec le poète des supermarchés

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Thierry Girandon – "La malle à folies", "L'âme à la folie": on a envie de s'amuser avec le titre du quatrième livre de l'écrivain stéphanois Thierry Girandon, qui est aussi un recueil de nouvelles intitulé "La Malafolie". La Malafolie, c'est, dans l'une des douze histoires du livre, un de ces quartiers peu profilés où se jouent les destins de quelques anonymes, humbles et si ordinaires, que l'auteur dépeint avec un regard lucide, précis, entre sourires et tristesse.


C'est qu'il en faut du courage pour être un personnage dans une nouvelle de "La Malafolie"! Tout commence avec "En panne", qui met en scène une caissière qui tente tant bien que mal de cacher son alcoolisme. L'alcool, on le retrouve aussi dans "Sel fin", qui met en scène Hugo, à la fois solitaire et soucieux d'avoir une vie sociale. L'alcool, comme le tabac d'ailleurs, petits plaisirs ou petits fléaux, hantent ce recueil. Quant aux personnages, on les entend dialoguer entre eux, mais parfois, c'est comme s'ils ne se comprenaient pas, ce qui donne lieu à des échanges surréalistes. Surréalistes comme ces bestioles qui hantent "Pigeonné", ce qui donne à l'auteur l'occasion de jouer sur les mots autant que sur le vivre-ensemble appliqué aux espèces du règne animal, être humain inclus.

Les lieux? Il y a les bars, certes. Mais il y a aussi les supermarchés, dont l'auteur exploite les facettes, jusqu'à devenir le poète de ces grands centres commerciaux qu'on dirait froids a priori. "En panne" montre ainsi le côté lieu de travail de ce type de structure, pas forcément folichon, où le personnel discute le bout de gras selon les affinités. On y drague, de préférence du côté des yaourts, et s'il le faut, on embarque celle qu'on veut courtiser à bord du caddie pour un grand voyage: c'est le propos de "Drague", un texte émerveillé. Et enfin, il y a l'intimité des logements, où l'on amène une conquête d'un soir, par exemple dans "Sel fin", et où l'on ramène les courses, comme dans "Ailettes".

Côté écriture, on retrouve le Thierry Girandon tel qu'en lui-même, parlant cash et sans fioritures, avec le chic pour trouver l'image qui fait mouche, suscitant le sourire du lecteur – dans toutes ses nuances, du plus sincèrement amusé au plus grinçant. L'auteur ne s'embarrasse pas non plus de manières pour dire les choses de la vie et du corps, les pulsions sexuelles, les émotions fugaces et profondes qu'elles suscitent. Et au final, le lecteur se retrouve à dévorer un très beau moment de poésie urbaine, empreint de tendresse même quand la vie fait mal.

Thierry Girandon, La Malafolie, Lyon, Utopia, 2016.


Le site des éditions Utopia.

dimanche 10 juin 2018

Dimanche poétique 353: Sylvain Richardot/Chanson Plus Bifluorée

Idée de Celsmoon.

Par Sylvain Richardot, du groupe Chanson Plus Bifluorée. Trois minutes et demie pour réviser sa grammaire dans la bonne humeur... La chanson correspondante peut être écoutée en fin de billet.

Grammaire Song

D'accord c'est un peu rébarbatif Le subjonctif en apéritif Passons sur le mode impératif Le plus-que-parfait, le pronom relatif Adjectif possessif : possession Mes, tes, ses, nos, vos, leurs, mon, ton, son Exemple facile ; c'est son tonton qu'est ton maçon, lui qui t'a bâti ta maison Un cheval au pluriel c'est chevaux Mais des batailles font pas des bateaux Exception faite pour aller aux bals Danser quels régals dans tous les carnavals Avez-vous bien étudié la grammaire Les règles littéraires, accordé l'auxiliaire ? Avez-vous bien révisé le français L'attribut du sujet, le complément d'objet ? L'accent aigu remplace souvent Un ancien "s" qu'on avait dans l'temps L'accent circonflexe évidemment mis pour une lettre qu'on écrivait avant J'ai laissé mon épée à l'escole Avant que d'estudier l'anatole De l'anglais on garde le foot-ball le gin, le pudding et puis le music-hall Avez-vous bien étudié la grammaire Les règles littéraires, accordé l'auxiliaire ? Avez-vous bien révisé le français L'attribut du sujet, le complément d'objet ? "Tout" adverbe est toujours inchangé Mais "tout" adjectif peut s'accorder Quand "tout" est pronom, difficulté ! "Tout" c'est compliqué, on n'y est plus tout à fait Bijou caillou chou genou hibou Sans oublier tous nos vieux joujoux Bijou caillou chou genou hibou pou Mais où est donc or ni car, souvenez-vous Avez-vous bien étudié la grammaire Les règles littéraires, accordé l'auxiliaire ? Avez-vous bien révisé le français L'attribut du sujet, le complément d'objet ? Avez-vous cherché dans le dictionnaire Compris le questionnaire, écrit vos commentaires ? Avez-vous bien étudié l'imparfait L'attribut du sujet, le complément d'objet ? Avez-vous résolu tous les mystères De la conjugaison et du vocabulaire Du temps où vous remplissiez vos cahiers D'attributs du sujet, de compléments d'objet ?



mercredi 6 juin 2018

Note de lecture sur la quatrième livraison de "L'Epître"

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Collectif – Cela fait déjà un certain nombre d'années que "L'Epître" est un promoteur distingué de la littérature brève: nombreux sont les poèmes et les nouvelles qui ont paru sur le site Internet de cette organisation, animée par une équipe d'universitaires de Fribourg. En plus d'apparaître en ligne, "L'Epître" a sa version papier, éditée par les Presses littéraires de Fribourg. La quatrième livraison a paru dans le courant de l'année 2017 et s'intitule fort pertinemment "L'Epître IV". A noter que le choix d'un chiffre romain pour numéroter cette livraison, comme les précédentes du reste, paraît dénoter l'ambition de s'inscrire dans une tradition qui nous dépasse tous.


Au programme, des nouvelles et des poèmes, écrits par onze écrivains, chevronnés ou prometteurs, à des stades différents de leur métier de plume. On repère par exemple la longue nouvelle "L'Ami" de Jean-François Haas, qui publie habituellement au Seuil et joue ici sur ce Pierre noir (Schwarzpeter, puis Peter Schwarz) dont personne ne veut, dont on se fait un ami... et qui n'existe peut-être pas. Cela, dans le cadre glaçant d'un emprisonnement politique survenu en Suisse.

Côté nouvelles toujours, si "Tendre" de Stéphane Berney apparaît comme très abstraite à force d'être allusive même si l'on y décèle un verre de vin rouge et des séquences aux titres courts comme une moquerie (on pense à Joris-Karl Huysmans, de ce point de vue là), le lecteur appréciera le réalisme franc de "Argent Sahara métallisé", nouvelle de Nicolas Violi. Cela, même si le personnage principal de ce texte, un consultant riche avant l'âge, apparaît bien indécis (c'est là le leitmotiv de la nouvelle) alors qu'on l'attendrait sûr de lui. Enfin, même si l'on voit venir sa chute d'assez loin, la nouvelle "La Chambre de l'enfant" d'Olivier Pitteloud marque les esprits en alliant force et sensibilité, autour de l'amour filial.

La poésie se taille une belle part de cette quatrième livraison de "L'Epître", et elle apparaît comme le lieu d'expériences qui intriguent, déroutent ou séduisent, l'un n'empêchant pas l'autre. Stefano Christen offre avec "En pelote de pénombre" un jeu visuel de lettres et de mots éclatés qui laissent la page bien blanche; mais on appréciera la manière dont il file le champ lexical du chat (et aussi du chien) pour décrire des animaux, par éclats synthétiques qu'on imagine volontiers lus à voix haute. Dans "D'invisibles flammes" de Vincent Annen, impossible de ne pas être happé par l'incroyable sensualité de "Corps nu"... où il est question de cerises. Enfin, dans un style plus sage, le cycle de poèmes "Perspectives végétales" de Catherine Charpié amène dans le recueil la musique de vers classiques revisités où la nature trouve toute sa place.

Lieu des audaces et des expériences, "L'Epître IV" est aussi le lieu où s'expriment, sur un pied d'égalité, les jeunes écrivains comme les auteurs habitués du métier. Qu'elles soient terre à terre ou éthérées, les choses dites racontent le monde comme la ville de Fribourg, dans un souci constant de qualité.

Collectif, L'Epître IV, Fribourg, Presses littéraires de Fribourg, 2017.



Ils en parlent aussi: Des livres et nousL'Ivresse littéraire.

mardi 5 juin 2018

Un monde inquiétant où l'homme est un homme pour l'homme

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Sacha Després – Un monde post-apocalyptique où l'homme devient un homme pour l'homme, vorace et dominateur. Voilà l'inquiétant contexte que l'écrivaine Sacha Després installe pour narrer "Morceaux", un roman qui assume sa filiation avec "La Route" de Cormac McCarthy.

Inquiétant? Ce n'est pas peu dire. L'écrivaine installe un monde où des humains dominateurs, les "gras", asservissent d'autres humains, pour leur alimentation ou pour leur agrément, gommant même toute forme de racisme: cynique, la survie post-apocalyptique ne s'embarrasse guère de telles considérations. Pour donner corps à cet univers, l'écrivaine suit les personnages d'Idé et de Lucius Fauve (un nom de famille à consonance animale, ce n'est pas innocent), destinés à l'abattage puis affranchis afin de devenir reproducteurs certifiés ou produits de compagnie.

Produits? Attention: dans "Morceaux", les mots ont un sens. L'auteure parle ainsi de produits ou de morceaux pour évoquer les être vivants destinés à la consommation, et exploite toute la richesse du lexique relatif au bétail: il est entre autres question de cheptel, d'élevage en plein air. L'animalisation d'une part de l'humanité, asservie, va plus loin: l'auteure dit les abattoirs et les humains qu'on y abat comme des bêtes (non sans un brin de pathos, en montrant les mains qui se cherchent pour affronter l'épreuve – un geste fort qu'on a déjà vu, de façon analogue, dans "Les Bienveillantes" de Jonathan Littell, d'ailleurs), les scènes de chasse ou de mise à mort rituelles qui pourraient faire penser à la corrida.

La déshumanisation d'une partie de l'humanité, selon des critères aléatoires, apparaît comme le fondement de l'organisation sociale du monde décrit. On y manque de mémoire, on n'y lit plus guère, et une vieille édition de "La Guerre des Mondes" fait figure de bible. Plus douteuses, certaines comparaisons font penser au génocide juif perpétré par les Nazis: poignets numérotés, musique de chambre, barbelés, tri à l'arrivée, danse (début du chapitre 14, en particulier). Jusqu'à l'excès donc, tout cela va clairement dans le sens d'une volonté de faire sentir au lecteur ce qu'il pourrait vivre et ressentir si, en tant qu'humain, il devait vivre ce que vivent les animaux de rente ou de compagnie.

En opérant une inversion simple mais spectaculaire, en invitant l'homme à se mettre à la place de l'animal, "Morceaux" peut apparaître comme un conte antispéciste. Cela, avec une limite: si l'on va au bout du raisonnement, on pourrait se dire que le summum de l'antispécisme consiste, pour les humains, à n'exploiter et à ne manger que leurs semblables afin de ménager les autres espèces... d'autres espèces plutôt absentes, justement, de "Morceaux": il y a peu d'animaux (ou alors ils sont fantastiques, ou c'est un porc en peluche attendrissant), et encore moins de végétaux.

Il n'empêche: ce roman bestial, saignant, suscite un malaise certain chez son humain lecteur, qui marche au fil des pages sur les traces de personnages humains asservis, certifiés, distingués pour leurs qualités esthétiques ou de reproducteurs, ce qui leur permet d'échapper au destin commun de l'hyperabattoir. Ce malaise est encore renforcé par le choix de l'auteure d'écrire son roman en phrases courtes, où rien n'est de trop, qui composent aussi des chapitres brefs et incisifs. Et si le roman s'ouvre sur une scène de repas, ce n'est pas un hasard: manger ou être mangé, tel est l'enjeu de "Morceaux". En miroir, d'ailleurs, le dernier chapitre suggère que les mangés d'aujourd'hui seront peut-être les mangeurs de demain.

Sacha Després, Morceaux, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site des éditions L'Age d'Homme, le site de Sacha Després.


lundi 4 juin 2018

"Anticyclone", des tensions dans la chambre froide

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Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis – Marcel est mort. C'est le patriarche. C'est le boucher, aussi, un patriote, celui qui a tenu la boutique pendant des années, en tant que patron pas forcément soucieux de transparence. Mais avec Dieu, la mort est la chose la plus antispéciste du monde... Qu'un gaillard pareil passe l'arme à gauche, et cela suffit pour fonder une pièce de théâtre. Proposée au public romand au mois d'avril dernier par la troupe de théâtre Pulloff, la pièce "Anticyclone" a paru aux éditions BNS Press sous la forme d'un livre court qu'on lit rapidement mais qui invite à visualiser les décors et les personnages. Les dramaturges romandes Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis sont à la manœuvre pour faire vivre, si l'on ose ainsi le dire, les heures qui suivent un décès. Celles-ci sont présentées comme un temps intime, tendu, propice à ce qu'éclatent les conflits.

La dramaturgie impose un lieu confiné: ce sera la boucherie de Marcel, et plus précisément la chambre froide, ce frigidaire où l'on garde les pièces de viande à conditionner puis à vendre. On peut imaginer qu'il fait froid sur scène... Plus sérieusement, en indiquant que la dépouille de Marcel sera conservée ici faute de mieux, les auteures réduisent cet espace qui sépare l'homme et l'animal: au fond, un cadavre d'animal ou un cadavre d'homme, quelle différence? Tout cela, ce n'est que de la viande froide. Face à la mort, tout être vivant est égal.

Les auteures ne vont cependant pas jusqu'à l'indifférenciation pure et simple entre animaux humains et non humains. Cela, par le biais du rapport à l'au-delà. L'élément le plus patent dans ce récit en la matière, c'est Amir, celui qui prie avec un peu trop de zèle pour le repos de l'âme de Marcel, selon le rite musulman. L'islam aurait-il conservé un lien au sacré qui fait défaut à nos sociétés sécularisées? C'est en tout cas ce rôle que les écrivaines lui donnent dans "Anticyclone". Cela, non sans lancer quelques piques à l'encontre de l'actualité politique de la Suisse – ce pays où, on le sait, il est interdit de construire de nouveaux minarets.

Mais ce lien au sacré a quelque chose de suspect, dans la mesure où Amir est présenté comme l'hériter de la boucherie de Marcel. Soupçon xénophobe? Le texte autorise cette lecture. C'est là, en tout cas, que s'affirme une certaine hypocrisie de la part de la descendance du boucher: pourtant peu intéressés à reprendre l'affaire, les héritiers naturels suspectent Amir de détournement d'héritage. En pointe dans ce soupçon, se profile le personnage clé de cette pièce, Patrick, construit aux limites de la folie, qui requiert, on s'en doute, un comédien de puissante ampleur.

Voilà un drame familial qui, mine de rien, interroge aussi quelques mythes suisses, récents ou immémoriaux: après tout, Marcel le boucher est décédé la veille de la fête nationale (qui tombe le premier août en Suisse) et est présenté comme un patriote: ses pâtés sont ornés de drapeaux suisses. Tension il y a donc entre l'envie du pays, l'inspiration de l'au-delà à travers l'islam (qui serait l'avenir spirituel de la Suisse? A discuter, mais je reste sceptique) et une jeune génération nombriliste, à la fois accrochée à la valeur symbolique d'un héritage pourtant perçu comme encombrant (la boucherie) et préoccupée par des choses terrestres voire futiles: il y a le voyage, pour Gilles, à qui l'on reproche de n'avoir pas de téléphone portable, l'océanographie pour Marion (vocation présentée comme singulière pour une Suissesse) ou l'illusion de la carrière du théâtre pour Christian, ami de la famille.

Dès lors, qui est sincère dans cette histoire? L'héritier désigné est suspect de captation d'héritage, ses enfants sont désintéressés mais pas tant que ça, et Irène, la jeune veuve, a de la peine à défendre la mémoire du défunt. Quel beau panier de crabes! Les auteurs confèrent aux personnages des voix travaillées de façon forte, exprimant les choses cash, affirmant sans complexe un parler romand qui contribue à la vigueur des échanges. Et sous le soleil du dernier jour de juillet ou du premier jour d'août, faudra-t-il qu'il y ait un cadavre de plus? Voilà une question qui donne tout son sens à cette pièce d'un peu plus d'une heure, tendue comme une corde à violon.

Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis, Anticyclone, Lausanne, BSN Press, 2018.

Lu (et vu) par Francis Richard.
Le site de Carole Dubuis, celui de Stéphanie Klebetsanis, celui des éditions BSN Press.

dimanche 3 juin 2018

Dimanche poétique 352: Michel Viala

Idée de Celsmoon.

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Loin dans l'espace
voyage un homme qui me ressemble
il chevauche une planète
et pense à moi qui chevauche la terre
ressemblant à l'homme qui me ressemble

Un soir que je rentrais chez moi
j'ai vu dans le ciel
la trace très nette de son passage
une petite lumière sur ma rétine
une rayure sur une vitre
une chenille sur une feuille
un picotement dans le noir

Frère fils qui me ressemble
je connais ton tourment

Qu'il serait doux de partir ensemble

Michel Viala (1933-2013), Poésie choisie, Orbe, Bernard Campiche/CamPoche, 2009.



samedi 2 juin 2018

Paris, ils sont cinq garçons à en parler longuement...

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Jean-Yves Dubath – "La Causerie parisienne", c'est un dialogue entre cinq amis qui partagent leurs souvenirs, dans un lieu qu'on suppose parisien. Pour Jean-Yves Dubath, c'est l'occasion d'entrecroiser les histoires et de revenir aux jeux de dialogues de "La Causerie Fassbinder". D'ailleurs, dans les deux livres, les personnages sont les mêmes.


Longue, cette conversation! Une fois de plus, l'auteur se montre exigeant avec ses personnages, fort diserts, comme avec ses lecteurs. Cette longueur reflète les longues soirées passées à boire des coups dans les bistrots parisiens du temps de la jeunesse des personnages. Des coups que l'on commande sur un ton de conspirateur. Mais le conspirateur, dans l'histoire, n'est-ce pas le lecteur, convié par l'auteur à suivre indiscrètement le torrent de souvenirs tressés par Alex, Olive, Lucien, Didier et Gabriel? Des personnages résumés à leur parole, qui paraissent certes peu caractérisés, parlant de manière soignée, presque trop, ce qui rend une identification difficile pour le lecteur...

Il en résulte une prose foisonnante, qui paraît aller un peu dans tous les sens en début de livre, au gré de ce que raconte chacun, dans ce souci désespéré de tout dire, jusqu'aux moindres détails: si Marguerite Duras est omniprésente dans "La Causerie parisienne", c'est aussi à Nathalie Sarraute et à l'exactitude vertigineuse de ses tropismes qu'on songe aussi. Mais peu à peu naissent les histoires, construites en anamorphoses littéraires au fil des répliques.

Ces histoires donnent aussi à voir, avec acuité, Paris et sa région (Plaisir, Neauphle-le-Château), dans l'idée que Paris est une fête. On pense au chahut organisé par des supporters irlandais en liesse du côté de la Place Blanche, à la demeure de Marguerite Duras, ou à tel bar, telle rue du côté de Saint-Germain-l'Auxerrois: cuites mémorables, délires échevelés, voitures renversées, musiques recomposées. Paris, c'est aussi les vedettes et les acteurs culturels de tout poil (Duras, mais aussi Pierre Alechinski, Gérard Manset, Luke de la chanson "San Francisco" de Maxime Leforestier, et d'autres encore), et les femmes, en particulier la très belle et énigmatique Berthine Chabrier.

En contrepoint émergent d'autres lieux. Berlin est présent également, hanté par l'ombre de Rainer Werner Fassbinder, mais aussi par les souvenirs de telle Berlinale. A l'instar de Paris, Berlin fait figure de lieu où se concentrent l'écume des jours, les mondanités, les vedettes qu'on oubliera peut-être un jour: la "hype", comme qui dirait. Par opposition, c'est du côté du Val de Bagnes (que l'auteur écrit sans S, suggérant peut-être qu'il n'y a qu'un seul Val de Bagnes et qu'on n'a pas à le mettre ainsi au pluriel...) que se trouvent les allusions à ce que le monde peut avoir d'immémorial: les croix sur les sommets, les vaches d'Hérens (très belle évocation aux pages 158). Reste que l'auteur suggère que ces lieux peuvent dialoguer, par exemple en créant un jeu d'écho entre la Volkswagen qui circule dans la campagne valaisanne et les voitures mises à mal à la Place Blanche.

Cinq voix qui dévident un grand nombre d'histoires avec la relative lenteur de paragraphes compacts ponctués par des répliques plus courtes qui rythment un récit très construit: "La Causerie parisienne", c'est ça. Cela foisonne, cela déroute: décidément, Jean-Yves Dubath nous gâte.

Jean-Yves Dubath, La Causerie parisienne, Vevey, Hélice Hélas, 2018.

Le site des éditions Hélice Hélas.

vendredi 1 juin 2018

Un polar réaliste révélateur des préjugés

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Michel Durand – Ancien chef de brigade désormais à la retraite, Michel Durand est entré en littérature par la voie du polar il y a quelques semaines. Cet homme de police connaît l'institution de l'intérieur. Campé dans les années 1980, "Le Castagneur de pizzerias" se présente donc comme un polar réaliste, relatant une violence d'assez faible intensité: pas de coups de pistolet dans ce roman, mais plutôt une bonne dose de castagne. Et une bonne poignée de personnages en proie à leurs préjugés.


Certes, l'intrigue est policière: l'auteur suit Christian Meier, un jeune Genevois bien propre sur lui. Traumatisé par une violence dont il a été la victime, il va développer un préjugé xénophobe à l'encontre des ressortissants du pays des pizzas. Cela, dans une volonté de vengeance affirmée. Cette soif va se trouver encore confortée par la rencontre de Christian avec De La Marre, un Français spécialiste du close combat qui déteste aussi les Italiens, lui aussi en raison d'un vécu personnel peut-être fantasmé. Le suspens demeure cependant limité, dans la mesure où l'on sait qui est le castagneur des pizzerias, ainsi que les policiers.

Le souci de réalisme traverse tout ce roman policier. On relèvera que l'auteur prend des libertés sur des éléments marginaux, sans impact sur l'histoire, ce qui peut étonner (imprécision sur l'âge de la majorité en 1980, mention d'un film pornographique sous-titré...). Mais peu importe: l'histoire est crédible. L'auteur plonge ses lecteurs dans les milieux des sports de combat et des arts martiaux, avec le souci constant de restituer quelque chose de leur philosophie. Le taekwondo, ce n'est pas le close combat, ni le punching-ball du garage! Passant de l'un à l'autre, Christian Meier évolue dans son avidité de violence.

En contrepoint, l'auteur recrée le monde de la police genevoise. Le tableau est en demi-teinte: l'auteur relève des méthodes révélatrices du sentiment d'impunité des enquêteurs de ce temps, ce qui va à l'encontre d'un vrai souci de justice et de respect des droits des prévenus ("Comment ça, ils ont des droits?", semblent dire certains personnages – un comble dans la Genève des Nations Unies...). Pour l'auteur, c'est aussi un monde encore très masculin, où une femme inspectrice, si douée qu'elle soit, doit régater pour se faire sa place. Et puis, si la technologie fait une entrée timide dans les bureaux sous la forme d'un fax ou d'un ordinateur, la police scientifique n'y a pas encore sa place. On peut certes se demander si le jargon "louchébem", si parisien a priori, était à la mode chez les policiers genevois des années 1980; en revanche, les helvétismes sont assumés: les enquêteurs sont "bien de chez nous", et parlent suisse, allant jusqu'à interpeller, par exemple, un personnage non genevois sur son accent.

C'est que davantage encore que l'intrigue policière, c'est la peinture des préjugés qui distingue "Le castagneur des pizzerias": Christian Meier est présenté de manière iconique comme le lieu où se développe un préjugé xénophobe (plutôt que raciste) qui va jusqu'à la violence. Christian Meier s'est donc fait tabasser par un Italien bourré et bourrin, n'a pas obtenu justice de la part d'une police désemparée. A peu près à la même période, sa copine italienne le plaque. On peut facilement imaginer que dans la tête de Christian Meier, s'il déteste les Italiens, c'est avant tout leur faute. Enfin, cela ne l'empêche pas de fantasmer sur la mère d'un de ses amis, également italienne; l'Italien devient dès lors objet... de désir (de viol?) ou de rejet. Dans un autre registre, on l'a relevé, la police a ses zones d'ombre, entre violences abusives à l'encontre d'un Maghrébin et culture d'entreprise marquée par un sexisme non remis en question.

En clin d'oeil personnel, enfin, je relève que deux personnages cités dans les transcriptions de rapports de police sont nés le 21 mars, soit le jour de mon propre anniversaire... "Le Castagneur des pizzerias" s'avère un roman solide, aux dialogues bien caractérisés. Il tient ses promesses en matière de réalisme et brille avant tout par le soin que l'auteur met à décrire la psychologie de personnages plutôt ordinaires, aux prises avec leurs zones d'ombre.

Michel Durand, Le Castagneur des pizzerias, Sainte-Croix, Mon Village, 2018.

Le site des éditions Mon Village, celui de Michel Durand.