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vendredi 7 août 2020

Secrets de famille: ces "Clairières" qui font qu'on y voit plus clair

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Raymond Delley – Porteurs de drames d'autant plus terribles qu'ils sont tus, les secrets de famille sont un ressort à la fois puissant et récurrent du roman moderne. L'écrivain Raymond Delley l'exploite à fond dans son premier roman, "Les Clairières", pour dessiner les destins terribles de quelques humains dont l'existence a été chamboulée. Meurtres, échanges d'enfants, fêtes louches, amours adultères dans des sociétés villageoises fort policées: rien n'est épargné au lecteur, ni aux personnages. "Tuez vos chéries", disait Stephen King dans "Ecriture": voilà qui est de circonstance, tant l'écrivain s'acharne à montrer les coulisses peu reluisantes, terribles même du point de vue humain, d'existences helvétiques bien tranquilles en apparence. Tranquilles? La résilience, peut-être, finira par y pourvoir et offrir à ce roman une fin apaisée parce qu'enfin informée.

Avant tout commentaire, il convient de rappeler que Raymond Delley, spécialiste du roman au dix-huitième siècle, a été l'un de mes professeurs de littérature française classique à l'université de Fribourg, et qu'il m'a incité à me plonger dans les "Fables" de La Fontaine et dans "Les Noces de Figaro" de Beaumarchais à l'occasion de séminaires. On relèvera du reste que l'un des derniers séminaires qu'il a animés à l'université de Fribourg avant sa retraite a été consacré à Georges Brassens. Il en résulté un petit livre, "Aimez-vous Brassens?", que j'ai vu il y a quelques années aux journées Brassens organisées rituellement au parc Georges-Brassens de Paris.

Avec "Les Clairières", tout commence par des maisons, ces lieux où l'on habite et où l'on finit par laisser sa trace. Mieux: tout commence par une route choisie plutôt qu'une autre, en voiture: "Bien des années plus tard, il continuerait à se demander ce qui se serait passé si, cet après-midi-là, au lieu d'aller vers la montagne, il avait choisi de prendre la route des lacs;...". Comme dans Proust proposant l'alternative géographique entre le côté de chez Swann et de celui de Guermantes, l'auteur des "Clairières" dispose la bifurcation entre une histoire digne d'être racontée et celle de la banale routine. Métaphoriquement, cette bifurcation est pour l'écrivain celle de l'entrée dans le roman, genre des histoires qui méritent d'être racontées et construisent tant ceux qui les vivent que ceux qui les lisent. Et dans "Les Clairières", celle-ci naît de "l'Image", cette sorte de flash presque fantastique qui pousse Antoine, le personnage principal, à se demander de quelles avanies il est le produit. 

L'écrivain oppose dès lors la façade a priori correcte, bien lisse, de la vie d'Antoine, et celle, bien plus âpre, de ceux qui l'ont entouré. Privilégié, Antoine? Préservé? Quadragénaire dans les années 1990, apparemment accompli, il apparaît en effet comme le parfait naïf d'une histoire familiale dont il ignore les tourments – un "chaste fol", voudrait-on dire. Au-delà de cette "Image" récurrente, l'auteur ne dit pas grand-chose des motivations d'Antoine: dès lors, celui-ci paraît motivé à découvrir son passé par une force indicible, hors de toute raison. 

Dès lors, le lecteur est invité à suivre Antoine, qui tire sur le fil de la pelote et voit que tout vient, peu à peu. Cela, au fil des rencontres! Celles-ci sont multiples, quitte à paraître un brin répétitives dans la forme. Du point de vue humain, en revanche, elles sont soignées: l'auteur construit solidement ses personnages, permettant des interactions à chaque fois nouvelles. Elles sont souvent sincères, par exemple avec la petite sœur d'Antoine ou l'instituteur de Rougemont, dont la bonne foi a certes été surprise. Elles peuvent aussi être cachottières, lorsqu'on pense à la sage-femme qui a accouché Antoine. Le lecteur va donc découvrir qu'une mère n'est pas une mère, et qu'on peut cacher tout cela derrière de petits arrangements.

Bien sûr, cela implique pour Antoine d'affronter la figure de son père défunt, et de découvrir ses côtés les plus sombres. C'est un arriviste, coureur de jupons, qui épouse la fille de son patron et se retrouve riche. Les déménagement sont brusques, de Rougemont à Fribourg. Ce père, Roland, est mort de manière officiellement accidentelle, mais qui paraît arranger tout le monde. L'auteur aurait eu de la matière en creusant ses accointances avec les anciens nazis réfugiés en Suisse qui venaient faire la fête chez lui: on s'attend à voir paraître les Jacques Chardonne ou les Paul Morand, pour le coup. Il n'en sera rien: l'auteur laisse ce pan de la vie de Roland dans l'ombre. Mais voilà, et c'est plus important: dans une démarche qui va le désenchanter, Antoine va devoir "tuer le père" une seconde fois. C'est à ce prix qu'il sera en paix avec lui-même.

Très fin dans sa manière de montrer les caractères, qui s'expriment par les mots comme par les gestes, "Les Clairières" s'avère aussi intelligent dans sa construction. "Les Clairières" sont en effet une demeure du côté de Bourguillon, vers Fribourg, où Antoine vit une forme de révélation. Cette demeure, il l'achète, sans rien en dire à sa famille. Du point de vue de la vraisemblances, c'est hardi; mais cela permet à l'écrivain de dessiner deux reconstructions en parallèle: Antoine ordonne la restauration des "Clairières", et celle-ci progresse dans un cheminement parallèle à la redécouverte du passé d'Antoine au fil des rencontres. Dès lors, l'installation de la famille d'Antoine aux "Clairières" fait figure de nouveau départ familial, apaisé au terme d'un parcours éprouvant d'élucidation. Ce nom de "Clairières" est lui-même prometteur de clarté.

Quelques mots encore sur l'ambiance: ancré dans un espace qui va de Fribourg au Pays d'Enhaut et au Gessenay en passant par Berne et Zurich, "Les Clairières" lorgne dans les ambiances villageoises propices au secret qui prévalaient après-guerre. C'est dans les années 2015 que tout se dénouera, entre autres lors d'un final choral qui prend son temps et, avant l'épilogue proprement dit, a déjà une ambiance d'épilogue. Cela dit, les références littéraires et musicales qui hantent l'ouvrage, le plus souvent empruntées au registre classique (Chopin ou Schumann pour la musique, entre autres, et Don Quichotte ou Edmond Dantès pour la littérature), lui confèrent une patine intemporelle. 

Le lecteur attentif relèvera enfin, au fil des pages, un clin d'œil à un collègue et ami de l'écrivain: alors qu'Antoine, curieux, feuillette un journal intime qui traînait dans "Les Clairières", c'est la figure de Bertrand Baumann qui émerge. Voilà en effet un diariste qui signe "Bertrand" et qui rédige des "notules" (p. 274), à l'instar de l'auteur de "Ecrit dans le vent"!

Et enfin (vraiment!), on ne saurait évoquer "Les Clairières" sans citer l'un de ses thèmes moteurs, celui de la mémoire. Celle-ci est portée par deux mouvements divergents: celui d'Antoine qui a envie de recréer la mémoire de sa famille, et celui de sa mère, ravagée par la maladie d'Alzheimer qui casse le souvenir. L'auteur indique aussi que la mémoire peut être faussée par le mensonge (la sage-femme) ou révélée avec soulagement. En somme, c'est au travers des souvenirs d'autrui qu'Antoine va se construire, s'armer pour la deuxième moitié de sa vie. Il est à noter que l'écrivain se propose d'ailleurs d'écrire deux autres romans dont la mémoire constitue un motif récurrent. Le premier, "Quelques jours en automne", a paru en 2019.

Sur la base du thème classique du secret de famille, revisité avec une dose certaine d'originalité, l'auteur des "Clairières" fait d'emblée la preuve, au fil des pages, d'un art patient et consommé de dessiner ses personnages et leurs interactions, pas toujours faciles. Cela passe par les mots, par les actes, mais aussi par les gestes: trop d'écrivains tendent à l'oublier, mais l'auteur des "Clairières" sait que la communication passe aussi par eux – une main posée sur une autre main, un œil brillant. Avec "Les Clairières", l'écrivain Raymond Delley offre un premier roman ciselé, porté par une juste lenteur: pour faire toute la lumière sur la vie d'un homme, il vaut mieux prendre son temps.

Raymond Delley, Les Clairières, Vevey, L'Aire, 2017. 

Le site des éditions de l'Aire.

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