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samedi 8 juin 2024

Narcisse en Italie: quand les influenceurs fraient entre eux

Quentin Mouron – "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme" est le tout dernier roman de l'écrivain suisse Quentin Mouron. Il chevauche le phénomène des influenceurs pour installer une intrigue qui pourrait être policière... mais ne l'est pas du tout, même si la scène d'ouverture présente le cadavre de Sixtine. Fonctionnant sur le mode "Comment en est-on arrivé là?", l'histoire rappelle plutôt, sans en atteindre toutefois l'ampleur, certaines pages de la première partie de "Glamorama" de Bret Easton Ellis.

Voyons: le lecteur se retrouve plongé dans le petit monde des influenceurs en ligne. Le romancier met en scène une demi-douzaine de jeunes adultes exerçant ce métier, cosmopolites assumés, amenés à se côtoyer lors d'un congrès organisé en Italie. L'auteur fait usage du namedropping, à l'instar de Bret Easton Ellis donc, pour noyer ses personnages de fiction dans un univers supposé connu du lecteur: il ne manque pas de citer des influenceurs connus de tous bords – je relève Papacito ou Thaïs d'Escufon pour le bord de droite (très à droite en l'occurrence, on est d'accord), mais aussi Booba et quelques autres.

Ce petit monde s'entrecroise dans le nord de l'Italie, bout de continent comprenant Venise ou Vérone, vu comme gentiment muséifié, sans oser la bascule radicale à la manière décrite dans le perturbant et salutaire "Europe-les-Bains" de Micha Maiataski. De façon plus générale, c'est une jeunesse européenne désabusée et narcissique que l'écrivain met en scène, libertaire et individualiste jusqu'à sa sexualité et à ses dépendances, obnubilée par une certaine image publique où tout le monde est semblable, seule l'importance de l'audience faisant la réputation.

Cette jeunesse s'avère superficielle aussi, sensible aux modes, dépourvue de vraies convictions, idéologiquement fluide en fonction des tendances: gagner des sectateurs, en perdre, voilà l'enjeu. Concrètement, l'auteur glisse quelques clins d'œil plus ou moins appuyés aux tendances de l'époque, parfois immédiatement actuelles: l'allusion à Sylvain Tesson, par exemple, n'est certainement pas innocente compte tenu de la controverse dont il a fait l'objet cette année encore. Dans cet esprit, gageons d'ailleurs que "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme", une fois écrit, n'a guère attendu avant d'être publié.

Côté style, il est permis d'exprimer quelques regrets face à une écriture qui tient du procédé dépourvu d'étonnements, alternant des chapitres courts et haletants (ça pourrait être un polar, après tout) sous forme de longues phrases structurées par des virgules et interrompues par des dialogues impromptus, alternant avec d'autres (encore plus courts et haletants) où les retours à la ligne sont dominants. Un style à ce point marqué suggère que ce qui est mis en avant, c'est l'écrivain en train d'écrire, davantage que les personnages en train d'interagir. Résultat des courses: le lecteur se sent tenu à distance par la voix de l'auteur, alors qu'il y aurait eu matière à le prendre par la main pour l'amener au cœur de l'arène. 

Et la mort de Sixtine, alors? Quelques phrases et silences opportuns des uns et des autres règleront son cas. Renversant quelque peu la loi du genre policier, de façon astucieuse, l'auteur raconte comment on en est arrivé là, indique le déroulement du crime... et finit par créer à l'entour le brouillard qui masque la vérité aux personnages – mais pas au lecteur, ni au personnage coupable. Et en fin de roman, chaque personnage continuera sa vie, en fonction de la trajectoire esquissée au fil d'un livre marqué par la c., par le lugana et par les allusions récurrentes au poète américain Lawrence Ferlinghetti. Les influenceurs seraient-ils au-dessus des lois?

Quentin Mouron, La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme, Lausanne, Favre, 2024.

Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Favre.

Egalement lu par Francis Richard.

2 commentaires:

  1. Je ne suis pas certaine d'adhérer au style mais la description d'une partie de la jeunesse et de ses travers actuels m'intéresse...

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    1. Bonjour Audrey, merci pour ton message! C'est à découvrir en effet; dans ce cas, bienvenue dans le monde des influenceurs!

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