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jeudi 6 juin 2024

"Lucette", le moment célinien de Marc-Edouard Nabe

Marc-Edouard Nabe – Marc-Edouard Nabe invite son lectorat à danser sur la musique de ses mots, mais aussi sur celle qui hante Lucette, épouse de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, dans son roman "Lucette". Pour une fois dans l'œuvre de l'écrivain, ce n'est pas Nabe qui narre: l'écrivain met en scène le réalisateur Jean-François Stévenin, désireux de mettre en images "Nord". Voici le point de départ d'une sorte de "Voyage au bout de Céline", vu à travers la personne de son indéfectible deuxième épouse, danseuse et professeure de danse de son état.

Paru en 1995, "Lucette" saisit Lucette Almansor dans sa huitantaine, alors qu'elle ignore encore qu'elle vivra plus de cent ans: née en 1912, elle s'est éteinte en 2019. Le lecteur découvre une femme qui, bien qu'éprouvée par l'existence, garde sa santé, sa vigueur, sa sève. Elle continue à donner des leçons de danse à quelques élèves à Meudon, conserve intacts ses souvenirs, son énergie vitale et son répondant. Et en écrivain accompli, l'auteur fait usage sans gêne aucune de tous les outils que lui offre l'art littéraire pour faire jouer sa musique: néologismes, jeux sur les points de vue, alternances entre dialogues et descriptions. 

Ce qui a l'inconvénient de ses avantages, certes. En particulier, et c'est le drame du livre, le lecteur ne peut qu'être déçu d'un ouvrage qui promet la réalisation d'un film qui ne sera pas, si ce n'est sous la forme de descriptions littéraires de scènes éparses. C'est d'autant plus décevant que l'auteur met en scène un réalisateur qui a bel et bien existé et a connu ses heures de gloire au cinéma. Jean-François Stévenin avait-il vraiment l'intention de faire un film à partir du livre "Nord" de Céline? Pour le lecteur, en tout, cas, l'imagination seule lui reste, comme consolation: comment Stévenin aurait-il recréé ça?

Le lecteur, lui, se retrouve baladé dans un univers coloré où il ne sait plus toujours où donner de la tête. Cela part d'une bonne idée, la meilleure même qui soit pour un écrivain: faire le tour de son sujet. Il y aura donc des balades en des lieux céliniens emblématiques de France, Dieppe par exemple, mais l'intrigue ne sortira jamais du pays: Sigmaringen comme l'odyssée vers le Danemark resteront des souvenirs évoqués mais non vécues à nouveau par les protagonistes de "Lucette". Pourtant, là encore, c'est pièce après pièce que l'auteur dessine son sujet, quitte à susciter un certain vertige chez le lecteur.

L'auteur se montre ricanant, mais un poil moins sincère aussi, lorsqu'il évoque certains céliniens tels que Marc Laudelout et les animateurs du "Bulletin célinien": pour en parler, ainsi que ceux qui l'entourent, l'auteur choisit de faire usage de pseudonymes assez transparents. Une option unique dans ce livre: tous les autres personnages du petit monde du Céline d'après-guerre sont nommés, au moins par leur prénom – l'avocat et écrivain François Gibault (il écrivit "La Cité interdite" en 2011), en particulier, fait partie, on le devine, des personnages du livre, même s'il n'est que prénommé.

Il fallait donc bien, sans doute, ces 422 pages dansantes au rythme à la fois changeant et régulier pour rendre hommage à Lucette Destouches et, à travers elle, à Louis-Ferdinand Céline. Cependant, le lecteur sort quelque peu gavé d'un tel roman, riche mais jouant sur le jeu de la connivence lorsqu'il s'agit par exemple d'évoquer, lors de dialogues souvent longs, les noms et les idées des uns et des autres: il faudra aller retrouver leur identité et leur personnalité, éventuellement sur Internet, faute de quoi le risque de se perdre est, pour le profane, important. A moins qu'il ne relève le défi et se plonge, en parallèle, dans la vie et l'œuvre non romancées de Lucette et Louis-Ferdinand Destouches.

Marc-Edouard Nabe, Lucette, Paris, Gallimard, 1995/Marc-Edouard Nabe, 2012.

Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Gallimard.

Egalement lu par Tilly Bayard-Richard (extrait).

2 commentaires:

  1. merci pour le lien Daniel ! ça c'est la magie des (vieux blogs)...
    alors je vais relire Lucette, retrouver le danseur devenu philosophe (David Di Nota), Filip le beau 2be3 et tous ceux que j'ai oubliés

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    1. Bonne relecture Tilly! Et merci d'être passée par ici. En effet, entre vieux blogs, on se retrouve et c'est magique. Bonne semaine à toi!

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