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jeudi 29 avril 2021

"Pépites", des femmes et des hommes en dix nouvelles

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Sylvie Blondel – Dix nouvelles pour un court recueil, dans un esprit qui oscille entre aspérités de la vie et moments de lumière: voici ce qui constitue "Pépites", recueil de nouvelles de l'écrivaine Sylvie Blondel. Après un premier roman historique, "Ce que révèle la nuit", "Pépites" évoque la société d'aujourd'hui, ses femmes et ses hommes ordinaires.

"La nuit verte", qui ouvre le recueil et donne le ton, et "Une voix sous la porte", qui le conclut, entrent en résonance en abordant des thématiques typiquement féministes – la déshumanisation de la femme en premier lieu. 

Celle-ci est métaphorique dans "La nuit verte", qui crée un tissu serré de références animales (la chèvre de Monsieur Seguin, entre autres) pour dessiner la tragédie du viol sur mineure et la résilience. Elle est réelle dans "Une voix sous la porte", nouvelle aux accents fantastiques mettant en scène une femme, modèle photo à l'occasion, transformée en iguane. 

On a aussi envie de relever une autre paire de nouvelles, "Dévorer" et "Loin du réconfort", dont le point commun est de se dérouler au Japon. "Loin du réconfort" est la relation décalée, volontiers souriante, d'une visite au Japon de la narratrice, venue de Suisse. C'est avec délices que le lecteur vit ce choc des cultures, observé avec une extrême acuité: est-ce du vécu? "Dévorer" paraît plus sombre puisqu'elle évoque la pauvreté, un tabou de société au pays du Soleil Levant – a fortiori vécue au féminin.

Cette acuité, le lecteur la retrouve dans les aspérités des couples décrits dans plus d'une nouvelle. Tous fonctionnent, mais bien souvent à la condition que quelqu'un, souvent la femme, avale des couleuvres. Citons par exemple les humiliations qui sont le lot d'Ophélie, épouse de Marc, dans la rapide nouvelle "Café crime". Les sentiments peuvent être fugaces, comme l'idylle qui se joue entre les deux personnages, acteurs de théâtre, de "Quelque chose entre nous": "Nous jouions notre intrigue secrète au sein de l'intrigue principale". 

Il y a aussi Gustave, goujat de la nouvelle "Le diable est ici", où l'on fait assaut de culture générale autour des Gastlosen, dans les Alpes suisses – une nouvelle qui voit aussi partir une femme libre après avoir été sous emprise – les portraits de femmes qui se libèrent de liens sociaux devenus indésirables sont d'ailleurs récurrents. 

Le regard est précis et affûté pour dire le monde et les humains, et les mots, s'ils semblent simples, sont soigneusement choisis dans ces nouvelles. Rien n'y est excessif, la sobriété est la règle pour gagner en force. C'est ainsi que ces "Pépites", bien suisses ou ouvertes sur le monde, deviennent une lecture marquante.

Sylvie Blondel, Pépites, Lausanne, L'Age d'Homme, 2021.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

mardi 27 avril 2021

"Le silence brûle"... et la lecture réchauffe!

Les Dissidents de la Pleine Lune – Voilà déjà dix ans que le collectif d'écrivains des Dissidents de la Pleine Lune a vu le jour à l'initiative de Sabine Dormond, Hélène Dormond et Olivier Chapuis. Marquant cette première décennie d'existence, l'année 2021 méritait bien un livre. Plus précisément un recueil de nouvelles très courtes! Plusieurs facettes de l'activité des Dissidents de la Pleine Lune y sont représentées, faisant du recueil un véritable kaléidoscope vivement coloré. 

Son titre? J'oubliais: c'est "Le silence brûle". Emprunté peut-être au poète Jean-Marie Olingue (1950-1990), il est représentatif des thèmes d'apparence improbable sur lesquels les membres du groupe d'écrivains sont invités à plancher. "Le silence brûle", c'est aussi le sujet d'un concours d'écriture organisé pour l'occasion. Les meilleurs textes, adoubés et remarqués par un jury, occupent toute la première partie du recueil. 

Le plus souvent, c'est l'inavoué qui dévore les personnages qui constitue le fil rouge des textes primés. Les constantes sont les blessures de jeunesse, les secrets intimes ou de famille. "Amèrement sienne" de Liliane Meyer évoque l'amour non désiré dans une terrible nouvelle à double détente, alors que "Vérité abjecte" de Céline Gest, s'il a un titre qui en dit un peu trop, suggère qu'il est des pères qu'entre tous, on préfère ne pas avoir. Et c'est avec pudeur que Camille Molina, lauréate du concours, évoque un événement de vie non défini, mais qui fait que le silence est préférable à tout.

La deuxième partie du recueil est consacrée aux productions des membres plus ou moins réguliers des Dissidents de la Pleine Lune. Elle assume un côté aimablement anarchique. En effet, on y trouve des textes d'une grande diversité formelle, diversement aboutis aussi: alors que certaines nouvelles sont fort abouties, d'autres donnent envie au lecteur d'en savoir plus alors que d'autres encore font figure d'exercices de style adroits, étapes vers quelque chose de plus mûr. 

Cette diversité est aussi le reflet des thèmes proposés aux auteurs au fil des années: qu'écrirait-on sur des thèmes tels que "Politesse abusive", "Pour deux francs de suspense" (ah, la pirouette de Sociovore dans " Barbecue d'étudiants", à deux balles pour le coup!) ou "Entre terre et sel"? Reste que même des thèmes plus anodins en apparence ont incité les écrivains à se surpasser. Sur "La main au feu", Olivier Chapuis imagine ainsi, dans "À gauche, toute", une brève évocation de la dictature des gauchers. Non sans un clin d'œil à la gauche politique... 

Et si l'essentiel des textes proposés dans "Le silence brûle" relève de ce qu'on appelle la littérature blanche, le recueil réserve une troisième partie intitulée "Le coin des adultes", consacrée aux productions de genre érotique nées des thèmes proposés par les Dissidents de la Pleine Lune. On y trouve les écritures familières et chargées d'expérience littéraire de Denise Campiche ou de Pierre Yves Lador, mais aussi un conte détourné de Baptiste Magliocco ou les vicissitudes d'une postulante et d'un faux Magritte, relatées par Bénédicte Saouter. 

Signe fort de la vitalité littéraire romande, "Le silence brûle" réussit à réunir, en quelque deux cents pages, des écritures diverses, encore neuves ou déjà expérimentées, spontanées ou finement travaillées. Ainsi naît un recueil où se côtoient des dizaines d'univers qu'on aura envie de découvrir plus avant, plus longuement peut-être au gré d'une œuvre de plus longue haleine, après les avoir entraperçus l'espace de deux ou trois mille signes.

Les Dissidents de la Pleine Lune, Le silence brûle, Sierre, Editions Soleil Blanc, 2021.

Photo: document remis, source: Lausanne-Cités.

lundi 26 avril 2021

Destins de femmes à Genève au XVIe siècle

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Henri Gautschi – Après son premier roman, "La nuit la plus longue", Henri Gautschi continue d'explorer l'histoire genevoise en écrivain et illustrateur passionné. Cette fois, c'est l'onde de choc créée par la terrible nuit de la Saint-Barthélemy (1572) qui l'inspire, de Bourges à Genève. Et le lecteur est invité à suivre une jeune femme qui donne son titre au livre: "Clothilde".

Deux scènes chocs ouvrent "Clothilde", coup sur coup. La première, c'est la mort d'Arthur, un gamin. Mort accidentelle mais révélatrice de temps troublés: elle permet à l'auteur de mettre en scène une horde de cavaliers avides d'égorger du protestant. Quant à la deuxième, dix ans plus tard, elle annonce la condamnation à mort de Clothilde au terme d'un simulacre de procès, à Genève. 

Comment en est-on arrivé là? La réponse occupe la plus grande part du roman, qui relate la fuite aventureuse et dramatique de la famille de Clothilde, convertie à la Réforme, puis la vie à Genève, réputée ouverte au protestantisme. 

"A l'égalité de la femme et de l'homme", est-il écrit en exergue de "Clothilde". Un message pertinent, puisqu'en effet, l'auteur est mû par le souci permanent de mettre en avant des thèmes et personnages féminins. Autour de Clothilde, il y a ainsi Hélène, sa tante, et quelques autres femmes. Le choix de la description d'un monde populaire, celui de l'hôtellerie, favorise cette mise en valeur.

Il y a aussi la gestion du regard pas toujours bienveillant des hommes sur Clothilde, que le lecteur observe grandir et devenir jeune fille alors qu'elle n'a que dix ans lorsqu'elle quitte Bourges. Et en ces temps rudes, impossible de passer à côté de la question du viol. Enfin, il s'agit, pour Clothilde comme pour sa tante, de trouver leur place à Genève, comme femmes – par le mariage, entre autres.

Structuré en chapitres courts, le roman "Clothilde" est porté par une écriture fluide et sans chichis, qui favorise une lecture rapide. Des illustrations de l'auteur, reproduisant le plus souvent les bâtiments ou les lieux mentionnés, viennent donner corps au propos.

Henri Gautschi, Clothilde, Au temps de la Saint-Barthélemy, Genève, Encre Fraîche, 2021.

Le site des éditions Encre Fraîche.


dimanche 25 avril 2021

Dimanche poétique 494: Paul-Jean Toulet


C'était sur un chemin crayeux

C'était sur un chemin crayeux
Trois châtes de Provence
Qui s'en allaient d'un pas qui danse
Le soleil dans les yeux.

Une enseigne, au bord de la route,
- Azur et jaune d'oeuf, -
Annonçait : Vin de Châteauneuf, 
Tonnelles, Casse-croûte.

Et, tandis que les suit trois fois
Leur ombre violette,
Noir pastou, sous la gloriette,
Toi, tu t'en fous : tu bois...

C'était trois châtes de Provence,
Des oliviers poudreux,
Et le mistral brûlant aux yeux
Dans un azur immense.

Paul-Jean Toulet (1867-1920). Source: Poésie.Webnet.

samedi 24 avril 2021

Ambiance mafia dans les Pouilles, à la frontière du bien et du mal

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Gianrico Carofiglio – Ambiance mafia, sur fond d'années 1990. Il y a plus de dix ans, je découvrais l'écrivain italien Gianrico Carofiglio avec le legal thriller "Les raisons du doute", qui se déroulait dans le monde des prétoires. Aujourd'hui, c'est du côté de la gendarmerie que l'écrivain italien embarque son lectorat avec "L'Eté froid". 

Basé à Bari, le maréchal Pietro Fenoglio évolue dans un monde réaliste, qui va jusqu'à puiser ses références dans des faits historiques tels que l'assassinat du juge Falcone. Celui-ci résonne en arrière-plan de ce roman qui débute avec les aveux circonstanciés d'un repenti de la mafia des Pouilles, dite ici "Società Nostra".

Ces aveux captivent le lecteur et constituent une histoire en soi. L'auteur les construit à la manière d'un dialogue de théâtre, reflet parfois répétitif des interrogatoires de police – et la dramaturgie des actes de police, exécutés par des gens de grades divers, répond aux liturgies des adoubements mafieux, eux-mêmes symboles d'une évolution hiérarchique. Tout cela sonne vrai: il arrive que Lopez, le repenti, doive être rappelé à son devoir de dire vraiment toute la vérité, même si elle peut gêner l'interrogé ou des tiers. 

Et globalement, une relation particulière se joue entre celui qui se confesse, sera toujours soupçonné de mentir et donc se sentira contraint de donner des gages à ceux qui l'interrogent, et ceux-ci justement, qui voient certaines de leurs certitudes ébranlées. Peu à peu, en effet, tout tourne autour d'un rapt d'enfant qui a mal tourné. Apparemment, Lopez y est mêlé; mais il nie avec énergie.

Une fois que Lopez a joué son rôle, l'auteur s'en débarrasse opportunément et laisse les carabinieri agir, autour du personnage de Pietro Fenoglio. L'enquête évolue autour d'interrogatoires musclés ou roublards qui vont toucher des personnes qu'on aurait espérées intouchables, donnant à "L'Eté froid" une couleur délibérément philosophique, suggérant que la ligne de démarcation entre la droiture et le crime est floue. De nombreux personnages l'illustrent: jamais personne, ou presque, n'est vraiment innocent ni totalement coupable dans "L'Eté froid".

Cette réflexion sur le bien et le mal fonde aussi le désenchantement qu'évoquent plusieurs agents dans le récit lorsqu'ils reviennent sur les racines de leur vocation de gendarmes. Elle offre aux personnages secondaires l'opportunité d'être davantage que des êtres de papier, et c'est par ce ressort que l'auteur leur donne une véritable humanité, une épaisseur faite de fragilités et de sensation d'impuissance. Face au crime organisé, peut-on faire mieux que transiger?

Est-il volontaire que l'auteur ait donné à son gendarme Pietro Fenoglio le même nom qu'un architecte italien du mouvement de l'Art nouveau? Une enquête se construit-elle comme un bâtiment? En tout cas, sa personnalité se développe au fil des romans puisque "L'Eté froid" n'est pas sa première aventure. Eloigné de sa femme, il apparaît amateur de peinture et d'art lyrique. L'action le suggère, puisque Fenoglio regrette l'incendie du théâtre de Bari et se gave d'opéra au Café Bohème, qui en diffuse. Et la construction du roman, en trois actes comme certaines pièces de théâtre, le souligne formellement. 

En soignant les liens entre les gendarmes, ainsi que ceux qui lient malgré eux ces derniers et les suspects, l'auteur parachève un roman policier solide et tout en nuances. Mettant en miroir le crime organisé et les forces de l'ordre, montrant leurs similitudes et la porosité de deux mondes qu'on voudrait étanches afin d'être rassurés, il met en scène des hommes et des femmes parfois désenchantés, qui réfléchissent à ce qu'ils sont et au monde dans lequel ils évoluent, où chaque victoire contre le crime peut paraître vaine tant le mal est ancré. Ce qui ne les empêche pas d'avancer, encore et encore.

Gianrico Carofiglio, L'été froid, Genève/Paris, Slatkine & Cie, 2021. Traduit de l'italien par Elsa Damien.

Le site des éditions Slatkine & Cie.

Lu par A Book Is Always A Good Idea, Jean-Marc LaherrèreMHF Le Blog.

mardi 20 avril 2021

Charles Bukowski à Neuchâtel

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Pier Paolo Corciulo – "L'heure des naufrages", c'est le titre du presque-premier roman de Pier Paolo Corciulo. C'est aussi l'heure où se concentrent les quatre thèmes qui s'y entremêlent: la littérature, le sexe, l'alcool et les amis. Des thèmes vitaux, à en croire un propos qui, très vite, fait penser au poète Charles Bukowski. 

Tel Charles Bukowski dessinant Chinaski, Pier Paolo Corciulo manœuvre un personnage qui pourrait être son alter ego littéraire, Leonardo Vespucci. Un tel nom, c'est tout un programme: on songe autant à Léonard de Vinci qu'à Amerigo Vespucci, grands découvreurs de la Renaissance. Le programme, c'est que Leonardo Vespucci explore les terres inconnues de la vie à la suite d'une déconvenue amoureuse et trace sa route, modeste parce qu'on est à Neuchâtel, en littérature. Ce qui n'empêche pas la pulsion de vie, même si Leonardo Vespucci joue les désabusés par moments.

Côté femmes, bien sûr, le narrateur semble constamment découvrir du nouveau. Cela tranche avec ce personnage féminin non prénommé (le seul, comme si elle valait mieux qu'un prénom ou un surnom), "ELLE", présenté comme une promesse de stabilité: le narrateur la considère en début de roman comme la femme de sa vie. Or, comme la vie n'est que changement, c'est dans les femmes de passage que "L'heure des naufrages" emmène son lectorat. 

De passage? Pas tout à fait: c'est toute une jeunesse qui revient en plein dans la face de Leonardo. Que diable: vingt ans plus tard, on ne joue plus, et quand on se veut, on le dit. Quitte à ce que cela se termine en fiasco (mais c'est la faute du chat, tiens...), ou qu'il faille se contenter de partager les blessures de la vie, par exemple un premier mariage marqué par la violence.

"L'heure des naufrages" carbure à l'alcool sous toutes ses formes, ce qui donne à certaines de ses pages le côté pittoresque des théories que profèrent les alcooliques persuadés de maîtriser leur consommation. Le roman de Pier Paolo Corciulo ne condamne pas explicitement, préférant à la religion antialcoolique la vision qu'en a Leonardo Vespucci – alambiquée parfois (ah, la façon qu'il a de confondre un bordeaux et un vin italien!), mais bien plus complexe donc savoureuse.

Les amis, ai-je dit: sont-ils un souci pour leurs propres amis? Cette question traverse "L'heure des naufrages". On retrouve les figures classiques du quadragénaire alcoolisé et immature (les diminutifs apparaissent comme des prénoms incomplets, comme peuvent l'être les potes de ce roman), celle aussi des conjointes qui confondent Vespucci avec un psy gratuit. Dans le contexte de ce cercle carré (Leonardo Vespucci a trois amis, ça fait un cercle de quatre gars, j'assume l'oxymore), l'auteur sait faire jouer quelques interactions, entre constance et passage.

Enfin, il y a la littérature. Avec Leonardo Vespucci, l'écrivain met en scène un personnage qui à la fois agit et s'observe, et le lecteur a l'impression que c'est simultané. Cette impression naît entre autres des parenthèses où l'homme Leonardo Vespucci s'adresse à l'écrivain, lui demandant de veiller à ce que pourraient dire les lecteurs de tout poil: éditeur, lectrice, etc. Et au fil des pages, "L'heure des naufrages" évoque, thème classique – surtout sur un premier roman, qu'on pense à "Parcours dans un miroir" de Roger-Louis Junod – ce primo-romancier qu'on n'aimerait pas forcément être, comme pour conjurer le sort.

Leonardo Vespucci saura-t-il faire le deuil de l'amour de sa vie? Il sortira en tout cas transformé des 182 pages de "L'heure des naufrages". Le lecteur, quant à lui, aura apprécié le ton volontiers cru, faussement désinvolte, de ce premier roman qui met en scène un écrivain torturé qui s'observe, se sait observé et mesure, parfois, le décalage. Cela, au fil du temps et de l'âge qui passe et qu'un sablier, apparaissant en haut des pages impaires, mesure implacablement. Après tout, et la mise en page de la première couverture, dans "naufrages", il y a "Ages"...

Pier Paolo Corciulo, L'heure des naufrages, Montreux, Romann, 2021.

Le site des éditions Romann.

Lu par Francis Richard.

dimanche 18 avril 2021

Dimanche poétique 493: Gilbert Trolliet


Après le jeu d'amour...

Après le jeu d'amour, on voyait au plafond
Comme dans un miroir incertain, mais profond
Plus d'un lac où sévit la seule transparence,
L'on voyait remuer l'inhumaine apparence
Et le peuple de ces extrêmes animaux
Qui ne trouvent en nous d'asile ni de mots.
Pourquoi me fascinait cette faune étrangère?
J'eus le temps d'un soupçon: comme toi mensongère,
Elle était le symbole errant de ton esprit...
Que ta gorge m'était charmante, et de quel prix!

Gilbert Trolliet (1905-1980), Le Fleuve et l'Être, choix de poèmes (1927-1978), Paris, Mercure de France, 2021.

jeudi 15 avril 2021

Un polar au vert, entre douceur et violence

Charles Aubert – Oui, c'est un roman policier. Oui, il y a de la violence. Mais le romancier Charles Aubert, auteur de "Vert Samba", réussit curieusement à conférer à son intrigue un climat de douceur peu commun dans le genre littéraire dans lequel son livre s'inscrit. Au début, ça surprend, ça donne l'impression d'être un peu mou. Mais laissons l'auteur raconter...

"Vert Samba" s'inscrit dans une saga portée par le personnage de Niels, retiré dans le Hérault où il fabrique des leurres pour les pêcheurs à la mouche, dans un esprit qui vise à réconcilier l'art halieutique avec l'envie de laisser les poissons vivre. Saga? Il y a eu "Bleu Calypso" et "Rouge Tango", il y aura "Rose Madison", les titres de ces romans étant les noms des appâts conçus par Niels – une couleur, une danse. Et l'on sent que "Vert Samba" s'inscrit dans un grand tout: les flash-back font office de rappels, et les éléments que l'intrigue laisse en suspens programment une suite.

En parlant de pêche, on pense à "De Marquette à Veracruz" de Jim Harrison ou, plus proche de nous, au magistral "Ne pousse pas la rivière" de Jacques-Etienne Bovard, deux romans, qui parmi d'autres, ont évoqué la pêche à la mouche. On conçoit que c'est dans cette tradition que "Vert Samba" s'inscrit, sans démériter. L'auteur y introduit la pratique de la pêche no-kill, suggérant, au travers de deux de ses personnages, qu'elle a même des vertus pédagogiques pour les poissons.

Mais c'est une autre pratique aquatique, l'ostréiculture, qui constitue le théâtre de "Vert Samba". C'est en effet chez un ostréiculteur qu'on va trouver deux cadavres. Pas d'huîtres, pensez, non: d'hommes. Tout le monde s'interroge, on mène l'enquête. Les plus ou moins fausses pistes sont l'occasion pour l'auteur de montrer des univers sympathiques mais exclusifs tels qu'un groupe de gitans, suspecté d'emblée. 

L'enquête est même double: certains personnages la mènent pour le journal qu'ils animent en ligne, alors qu'un autre, l'agent de police Malko, ne fait qu'exercer son métier. Tiraillée de façon cornélienne entre le cœur (les amis) et la raison (le métier), sa loyauté est du reste mise à l'épreuve au cours de la résolution de l'énigme posée par les assassinats. Et pour le dur, l'enquête va mener vers un suspect bien marqué à droite, légionnaire costaud, candidat à la mairie de Montpellier traînant un passé sulfureux qui inclut peut-être un viol – c'est un peu convenu, mais ça fonctionne parce que l'auteur lui donne des raisons crédibles d'agir et lui confère, à sa manière simple et fine, un statut de victime.

Amis, ai-je dit? C'est justement de leur côté qu'il faut rechercher la douceur apparente de "Vert Samba". D'entrée de jeu, en effet, le lecteur est plongé dans une équipe d'hommes et de femmes de deux générations qui apprécient les rituels d'une vie douce ponctuée par les apéritifs et les restaurants. Une apparence rassurante, à laquelle on aime se raccrocher comme une référence, mais qui masque quelques tensions portées par des personnages au parcours torturé: un vieil Irlandais nomade qui n'a pas toujours sa tête, une jeune femme qui attend d'un homme ce qu'il ne peut peut-être pas lui offrir, alors que les sentiments sont bien là, un chef cuisinier qui a tout plaqué pour vivre autrement. Concernés par l'intrigue criminelle, ils devront aussi faire face à leurs propres démons.

"Vert Samba" apparaît dès lors comme le lieu où se retrouvent des personnages marqués par la vie, chacun à sa manière, pour le meilleur, pour le pire et pour ce qu'il y a entre deux. Et si l'auteur ne recule pas devant la violence inhérente au genre policier, il sait aussi faire preuve de tendresse face à tous ces personnages, les odieux, les adorables, et tous ceux qui ont le culot de voir le monde à travers un regard différent qui – on pense à Tao et Nathalie – fait d'eux des poètes. 

Charles Aubert, Vert Samba, Genève, Slatkine & Cie, 2021.

Le site des éditions Slatkine & Cie.

Lu par Des livres mon universEmmanuelle Caminade, Evlyne LeraultFloJérôme Vincent, MHF, Ô GrimoireYvonS.

dimanche 11 avril 2021

Dimanche poétique 493: Arthur Rimbaud


Marine

Les chars d'argent et de cuivre -
Les proues d'acier et d'argent -
Battent l'écume, -
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Arthur Rimbaud (1854-1891). Source: Poésie.Webnet.

mercredi 7 avril 2021

Laurent Jayr, une faille dans le monde des gros sous

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Laurent Jayr – Un titre à la Robert Ludlum, une intrigue maîtrisée: tel est le premier roman de Laurent Jayr, "La faille Ethics". Il plonge dans le monde de la finance genevoise en dessinant d'une manière extrêmement réaliste, critique également, la destinée d'une start-up. Et cette plongée est celle d'un insider, l'auteur étant lui-même développeur informatique.

On y croit d'autant plus que l'auteur s'inspire, rappelle l'éditeur, "d'événements qu'il a rencontrés au cours de sa carrière". L'évolution de l'intrigue est donc rigoureuse, ce que l'auteur assume en se présentant comme un "écrivain d'état-major", obsédé par l'organisation de son intrigue – un processus qu'il évoque dans un billet sur son blog. Cette rigueur est avantageuse pour le lecteur, qui goûte à une intrigue taillée au cordeau – quitte à ce qu'elle paraisse parfois excessivement technique, nourrie qu'elle est par le jargon des professionnels de la finance.

Mais de quoi s'agit-il? Tout tourne autour d'un puissant logiciel, Ethics, dont la fonction est d'automatiser des transactions financières dans le but d'optimiser les revenus des riches clients qui ont opté pour les produits financiers de l'entreprise exploitante, Helvedys. Dès le premier chapitre, cependant, l'auteur plonge le lecteur dans le bain: il y a un problème avec Ethics, dès ses débuts. Ceux-ci vont s'accumuler tout au long du roman et porteront l'intrigue. Ethics tient-il vraiment ses promesses d'enrichissement à ceux qui croient en lui – qu'ils soient initiateurs ou clients? Et à quel prix?

Helvedys, Ethics: les noms sont tout un programme. On peut imaginer que "Helvedys" a été imaginé en combinant les noms "Helvetia" et "Dysfonctionnement". Plus sérieusement, un logiciel financier nommé Ethics, soulignant son caractère moral aussi lourdement, paraîtra aisément "trop poli pour être honnête". Cet aspect est souligné dans le roman par une interview en langue de bois donnée par les pères d'Ethics, Antoine Dargaud et Alex Pierrefranc à une journaliste allemande identifiée comme marquée à gauche.

Ethics est-il mû par une âme propre? Il paraît refuser certaines transactions de son plein gré, mettant en péril les placements des clients. L'incertitude affleure parfois, suggérant que l'on est dans le genre fantastique. Mais la raison prend toujours le dessus, dévoilant les possibilités lucratives et perverses qu'offre une informatique bien maîtrisée. Sans but éthique supérieur clairement exposé, ces possibilités apparaissent comme essentiellement utiles à ceux qui en profitent. Les patrons? Un programmeur véreux? L'associé historique, mort dans un accident de voiture en Albanie? Le lecteur s'interroge et du coup, c'est ambiance thriller. Ce que confirme l'irruption de la police.

En effet, l'intrigue est observée avec la distanciation de la troisième personne, mais avec une attention particulière sur le panier de crabes qui gravite autour d'Ethics. L'écrivain a l'habileté de donner, du moins au début du roman, des contours flous au personnage d'Antoine Dargaud, vu comme un peu dans son monde, bonhomme asocial qu'on aimerait voir se révéler tout en craignant le pire. Résultat: voilà un anti-héros des plus captivants! Alex Pierrefranc est le beau parleur du tandem – pour le coup, on dirait Moïse et Aaron, revisités en prophètes du fric. Le lecteur suit également avec intérêt le personnage de Matthew Kent, un parfait rôle de traître, amateur d'escort girls.

C'est que le monde de la finance et des start-up est aride. Qu'on se calme toutefois: "La faille Ethics" ne contient guère de pause sexy pour délasser le lecteur à l'œil humide. En revanche, l'auteur sait se faire plaisir et éblouir le lecteur en évoquant quelques grandes marques luxueuses et exclusives (Cifonelli pour les costumes, par exemple, ou l'évocation des petits horlogers de luxe qui exercent du côté de La Chaux-de-Fonds) ou en évoquant, en de très belles lignes sensuelles et transgressives (le tabac, c'est "pas bien", comme qui dirait), l'expérience qui consiste à fumer un très bon cohiba.

Enfin, face à cette Helvedys où grouillent les margoulins, le lecteur est en droit de se dire que "La faille Ethics" est aussi une critique du petit monde des start-up. L'auteur donne quelques pistes: le regard porté sur le (rare) personnel féminin, par exemple, semble être celui d'un sexisme coutumier, la femme douée n'étant promue que fort tard, par exemple. La hiérarchisation sociale est aussi une réalité, figurée par les étages de l'immeuble qu'occupe Helvedys. Et, on le comprend vite, les associés du premier cercle sont exclusivement attirés par l'argent. Les offres de rachat d'Ethics sont à ce titre révélatrices: l'argument financier joue, si fallacieux qu'il soit. Voilà un monde marqué par une vision perverse de la doctrine de l'école de Chicago, suggérant que le but premier et exclusif d'une entreprise est de faire du fric.

Captivant, riche des rebonds que permettent les histoires de gros sous, "La faille Ethics" apparaît comme un roman solide sur l'argent qui fait bouger les hommes, et qui gratte avec finesse ce qui se passe derrière les belles façades de l'opulente Genève. En trouvant place chez un éditeur qui s'est jusqu'ici consacré à la littérature blanche, "La faille Ethics" prouve qu'il y a, dans cette ligne éditoriale généraliste, une place pour la finance observée selon les codes du thriller.

Laurent Jayr, La faille Ethics, Fribourg, Presses littéraires fribourgeoises, 2021.

Le site de Laurent Jayr, son carnet d'écriture; le site des Presses littéraires fribourgeoises

Pour quelques réflexions critiques et théoriques sur le monde des start-up, je suggère en complément Dan Lyons, entre autres l'essai "Les nouveaux cobayes", ou le roman "Ecosystème" de Rachel Vanier.

dimanche 4 avril 2021

Joyeuses Pâques!

Amis fidèles, visiteurs occasionnels, blogueurs de tout ou d'autre chose, qui que vous soyez: je vous souhaite une belle et sainte fête de Pâques! Alors que le printemps fait ses premiers pas, j'espère que vous, ainsi que celles et ceux qui vous sont chers, passerez une belle journée, illuminée par la joie du Christ ressuscité.

Illustration: source.

samedi 3 avril 2021

Hélène Dormond, un plaidoyer pour le lâcher-prise

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Hélène Dormond – Comment devenir agente de police quand on est fleuriste? Il suffit de quelques hasards de l'existence, et de quelques qualités de rigueur et de moralité. Mais celles-ci sauront-elles tenir le choc face à la vraie vie? Dans son troisième roman, "Zone de contrôle", l'écrivaine vaudoise Hélène Dormond pose la question en se mettant dans la peau de Marianne. 

Marianne, c'est la rigueur et la morale personnifiées, jusqu'à la caricature. On la voit mettre des contraventions aux automobiles mal stationnées en ville de Lausanne, et adhérer bien comme il faut aux justifications qu'elle donne à son zèle au travail. Trouvant un message qui revisite de manière pour le moins passionnée la chanson "Mon Légionnaire" d'Edith Piaf sous son placard au travail, qui ne lui est manifestement pas adressée, elle décide de mener sa propre enquête: aimer le commissaire, ce n'est pas moral! 

Ainsi se noue une intrigue policière particulière, marquée par la rumeur qui enfle (et que l'auteure fait très bien chauffer...) et les sentiments humains, dont le cadre d'enquête est la police elle-même. L'auteure en profite pour radiographier l'ambiance qui règne dans une petite équipe d'auxiliaires de police: des gens loyaux en apparence, fidèles à leur devoir d'ordre, ce qui n'empêche pas les dérapages, sous forme de mobbing par exemple.

En contrepoint du monde professionnel, il y a la vie privée. Créant autour de Marianne une famille complexe sous ses apparences bien correctes, l'auteure confère à son personnage l'épaisseur qui fait qu'on va y adhérer. La romancière crée avec Charles-Armand un père tyrannique à l'ancienne, lui-même obsédé par la rigueur, source d'effroi pour ses filles. Comme pour adoucir ce côté inquiétant, l'auteure imagine le surnom qu'il donne à la pantoufle avec laquelle il menace régulièrement de frapper sa progéniture. Ce sera Albert, et dans le roman, cette pantoufle est traitée comme un véritable personnage récurrent.

Chaque membre de cet entourage trouve le moyen de s'émanciper de ce qui se présente comme un déterminisme familial, marqué par la rigueur qu'on prête volontiers au protestantisme. Chacune des sœurs de Marianne a trouvé sa voie, a même su "tuer le père", par exemple en prenant ses distances. Les enfants de Marianne font pareil, semblant échapper à leur mère, veuve prisonnière de son deuil. Même le patriarche Charles-Armand semble finir par quitter son armure de patriarche. Et Marianne? Autant voire plus encore que de son entourage, c'est d'elle-même que cette quadragénaire paraît prisonnière. 

Une telle histoire peut paraître grave, lourde des ambiances familiales recuites. L'auteure sait cependant tempérer cela par un humour certain, qui apparaît lors de scènes d'anthologie (la description d'un trip dû à une omelette aux psilocybes vaut son pesant d'or, tout comme l'épique torchée que se prend Marianne à Barcelone – et même un repas aux Trois Rois, magnifique restaurant lausannois, s'avère révélateur) ainsi que dans le jeu, original et souriant, des comparaisons qui émaillent le roman. 

"Zone de contrôle" apparaît dès lors comme une forme de plaidoyer pour le lâcher-prise face aux déterminismes familiaux et sociaux, illustré par l'exemple de personnages volontairement très ordinaires, Vaudois comme il y en a tant, construits de façon crédible, en proie à des soucis familiers pour n'importe quel lecteur.

Hélène Dormond, Zone de contrôle, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.

Le site d'Hélène Dormond, celui des éditions Plaisir de lire.

Lu par Francis Richard.