Laurent Jayr – Un titre à la Robert Ludlum, une intrigue maîtrisée: tel est le premier roman de Laurent Jayr, "La faille Ethics". Il plonge dans le monde de la finance genevoise en dessinant d'une manière extrêmement réaliste, critique également, la destinée d'une start-up. Et cette plongée est celle d'un insider, l'auteur étant lui-même développeur informatique.
On y croit d'autant plus que l'auteur s'inspire, rappelle l'éditeur, "d'événements qu'il a rencontrés au cours de sa carrière". L'évolution de l'intrigue est donc rigoureuse, ce que l'auteur assume en se présentant comme un "écrivain d'état-major", obsédé par l'organisation de son intrigue – un processus qu'il évoque dans un billet sur son blog. Cette rigueur est avantageuse pour le lecteur, qui goûte à une intrigue taillée au cordeau – quitte à ce qu'elle paraisse parfois excessivement technique, nourrie qu'elle est par le jargon des professionnels de la finance.
Mais de quoi s'agit-il? Tout tourne autour d'un puissant logiciel, Ethics, dont la fonction est d'automatiser des transactions financières dans le but d'optimiser les revenus des riches clients qui ont opté pour les produits financiers de l'entreprise exploitante, Helvedys. Dès le premier chapitre, cependant, l'auteur plonge le lecteur dans le bain: il y a un problème avec Ethics, dès ses débuts. Ceux-ci vont s'accumuler tout au long du roman et porteront l'intrigue. Ethics tient-il vraiment ses promesses d'enrichissement à ceux qui croient en lui – qu'ils soient initiateurs ou clients? Et à quel prix?
Helvedys, Ethics: les noms sont tout un programme. On peut imaginer que "Helvedys" a été imaginé en combinant les noms "Helvetia" et "Dysfonctionnement". Plus sérieusement, un logiciel financier nommé Ethics, soulignant son caractère moral aussi lourdement, paraîtra aisément "trop poli pour être honnête". Cet aspect est souligné dans le roman par une interview en langue de bois donnée par les pères d'Ethics, Antoine Dargaud et Alex Pierrefranc à une journaliste allemande identifiée comme marquée à gauche.
Ethics est-il mû par une âme propre? Il paraît refuser certaines transactions de son plein gré, mettant en péril les placements des clients. L'incertitude affleure parfois, suggérant que l'on est dans le genre fantastique. Mais la raison prend toujours le dessus, dévoilant les possibilités lucratives et perverses qu'offre une informatique bien maîtrisée. Sans but éthique supérieur clairement exposé, ces possibilités apparaissent comme essentiellement utiles à ceux qui en profitent. Les patrons? Un programmeur véreux? L'associé historique, mort dans un accident de voiture en Albanie? Le lecteur s'interroge et du coup, c'est ambiance thriller. Ce que confirme l'irruption de la police.
En effet, l'intrigue est observée avec la distanciation de la troisième personne, mais avec une attention particulière sur le panier de crabes qui gravite autour d'Ethics. L'écrivain a l'habileté de donner, du moins au début du roman, des contours flous au personnage d'Antoine Dargaud, vu comme un peu dans son monde, bonhomme asocial qu'on aimerait voir se révéler tout en craignant le pire. Résultat: voilà un anti-héros des plus captivants! Alex Pierrefranc est le beau parleur du tandem – pour le coup, on dirait Moïse et Aaron, revisités en prophètes du fric. Le lecteur suit également avec intérêt le personnage de Matthew Kent, un parfait rôle de traître, amateur d'escort girls.
C'est que le monde de la finance et des start-up est aride. Qu'on se calme toutefois: "La faille Ethics" ne contient guère de pause sexy pour délasser le lecteur à l'œil humide. En revanche, l'auteur sait se faire plaisir et éblouir le lecteur en évoquant quelques grandes marques luxueuses et exclusives (Cifonelli pour les costumes, par exemple, ou l'évocation des petits horlogers de luxe qui exercent du côté de La Chaux-de-Fonds) ou en évoquant, en de très belles lignes sensuelles et transgressives (le tabac, c'est "pas bien", comme qui dirait), l'expérience qui consiste à fumer un très bon cohiba.
Enfin, face à cette Helvedys où grouillent les margoulins, le lecteur est en droit de se dire que "La faille Ethics" est aussi une critique du petit monde des start-up. L'auteur donne quelques pistes: le regard porté sur le (rare) personnel féminin, par exemple, semble être celui d'un sexisme coutumier, la femme douée n'étant promue que fort tard, par exemple. La hiérarchisation sociale est aussi une réalité, figurée par les étages de l'immeuble qu'occupe Helvedys. Et, on le comprend vite, les associés du premier cercle sont exclusivement attirés par l'argent. Les offres de rachat d'Ethics sont à ce titre révélatrices: l'argument financier joue, si fallacieux qu'il soit. Voilà un monde marqué par une vision perverse de la doctrine de l'école de Chicago, suggérant que le but premier et exclusif d'une entreprise est de faire du fric.
Captivant, riche des rebonds que permettent les histoires de gros sous, "La faille Ethics" apparaît comme un roman solide sur l'argent qui fait bouger les hommes, et qui gratte avec finesse ce qui se passe derrière les belles façades de l'opulente Genève. En trouvant place chez un éditeur qui s'est jusqu'ici consacré à la littérature blanche, "La faille Ethics" prouve qu'il y a, dans cette ligne éditoriale généraliste, une place pour la finance observée selon les codes du thriller.
Laurent Jayr, La faille Ethics, Fribourg, Presses littéraires fribourgeoises, 2021.
Le site de Laurent Jayr, son carnet d'écriture; le site des Presses littéraires fribourgeoises.
Pour quelques réflexions critiques et théoriques sur le monde des start-up, je suggère en complément Dan Lyons, entre autres l'essai "Les nouveaux cobayes", ou le roman "Ecosystème" de Rachel Vanier.