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vendredi 30 octobre 2020

Ce diable d'homme nommé Bitru

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Albert Paraz – Je ne reviendrai pas sur le caractère pas très fréquentable de l'homme Albert Paraz (1899-1957), évoqué dans un précédent billet sur son roman «Remous». Mieux vaut à présent privilégier son œuvre et se concentrer sur «Bitru ou les vertus cardinales», magistral premier roman de l'écrivain. Magistral en ce sens qu'il installe d'emblée un personnage qui a tout d'un type. Ce personnage, il s'appelle Pierre Bitru. Quel diable d'homme!

Et en parlant de diable, c'est le cas de le dire. Voici en effet un philosophe qui n'a de cesse de renverser les valeurs établies, en de longues stances solidement argumentées. Ce renversement des valeurs culmine dans le chapitre des «Vertus capitales» où, face à une belle femme face à laquelle il se sent parfaitement libre, Bitru renverse l'échelle des péchés capitaux pour faire de chacun d'eux une qualité. Diable d'homme? Le nom est un présage: étrange vu comme ça, c'est le nom d'un démon issu des croyances de la goétie. 

Habilement elliptique, abrasif si nécessaire, créateur d'images géniales qui donnent à la gouaille parisienne ses lettres de noblesse, instigateur d'un jeu de focalisations joyeusement libre, l'auteur joue aisément avec l'onomastique, ce qui ajoute un supplément de vigueur à un propos déjà croustillant: parfois, le lecteur peut bien se demander où il va chercher des noms tels que Paradouble. Le fait que Crédoz soit bien identifié comme savoyard (on prononcera donc le «z» final, tout en pensant au «Credo» catholique) indique l'attention portée par l'auteur aux noms de ses personnages – cela mériterait une étude plus approfondie. 

Mais revenons à notre diable d'homme... érudit, anarchiste en rupture avec son époque, Bitru, en alter ego de l'écrivain, traîne derrière lui un diplôme d'ingénieur, ce qui ne l'empêche pas d'être en délicatesse avec le monde du travail salarié. On le trouve entre autres dans un souterrain peuplé de mystiques désireux de faire oublier l'enfer. Que la police croie les choper, et l'auteur installe une stupéfiante scène de slapstick où les coups de pied au cul des flics sont légion.

Slapstick? Le cinéma est un genre cher à l'écrivain, et il en observe les mœurs avec précision, dès les premières lignes de «Bitru ou les vertus capitales», que le mouvement «Metoo» réprouverait sans tarder: voyez le duc d'Alaya peloter hardiment Laure, une voisine inconnue, dans une salle obscure où l'on ne va guère pour voir ce qui se passe sur la toile... Cette Laure deviendra cependant l'épouse du duc. Et plus généralement, l'auteur se montre volontiers visuel, amusant lorsqu'il montre le «gros avocat» Aron à côté du longiligne Bitru: ne dirait-on pas Laurel et Hardy?

Avec sa barbiche, son verbe retors et sa morphologie élancée, Bitru s'intègre peu ou prou dans l'entre-deux-guerres parisien. Il permet à l'écrivain d'observer les usages d'une certaine société d'apparence aisée tout en écornant vigoureusement ce vernis. Les codes sont ainsi démontés: a-t-on le droit de donner son avis, ou est-ce un signe de mauvaise éducation? Autour de Bitru, cela dit, s'élèvent quelques têtes dures et libres, à l'instar de Simone, qui a l'esprit de contradiction chevillé au corps, ou de l'Hindoue Abrahel, bisexuelle et forte tête – aujourd'hui, on dirait presque «Queer». Quant au monde politique des Années folles, elle ne trouve guère grâce aux yeux de Bitru, qui renvoie facilement gauche et droite dos à dos: tous des truands, pires que ceux qu'on trouve en prison.

«Bitru ou les vertus capitales» apparaît aujourd'hui encore comme un roman visionnaire, pointant du doigt des thèmes qui sont toujours d'actualité. Sa vision des rapports de force entre hommes et femmes fait réfléchir aujourd'hui encore, mais ce n'est pas tout: Bitru parvient à lancer mine de rien des débats qui résonnent encore. En imaginant au détour d'une réplique un impôt sur les machines qui lui piquent son travail (ah, le luddiste!), ne préfigure-t-il pas le débat actuel sur l'imposition des robots? C'est lâché au vol, pas approfondi, mais ça claque encore, trois quarts de siècle plus tard.

Enfin, Bitru chômeur ne souhaite surtout pas piquer le job d'un plus misérable que lui, et préfère sanctifier le vol, considéré comme une appropriation légitime de la part des classes laminées par les crises successives des années 1930. Le vol sera un des thèmes clés des «Repues franches», deuxième roman d'Albert Paraz, indissociable de «Bitru ou les vertus cardinales». Mais ce sera l'affaire d'un tout prochain billet...

Albert Paraz, Bitru ou les vertus capitales, in Bitru et les repues franches, Paris, Balland, 1974, préface de Jacques Aboucaya. Première édition: Denoël, 1936.

Défi Je relis des classiques avec Vivre Livre et Délivrer des livres.

4 commentaires:

  1. C'est intrigant... Et ça pourrait me plaire !

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    1. C'est atypique, anar dans l'âme, et effectivement surprenant pour ce qui est de l'écriture. Et si l'auteur peut paraître infréquentable en tant qu'homme, il vaut la peine de lire son oeuvre.

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  2. J'aime ces échos d'avant qui parlent si bien d'aujourd'hui, pour autant ,ej ne suis pas certaine de lire ce roman!

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    1. C'est un roman assez particulier en effet, et l'auteur est pour le moins... atypique lui aussi.

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