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dimanche 30 juin 2019

Dimanche poétique 404: Alphonse Allais


Rimes riches à l'œil

L'homme insulté‚ qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l'homme à l'humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.
Moi, je n'agis qu'à bon escient :
Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
Qu'ils soient de Château-l'Abbaye
Ou nés à Saint-Germain-en-Laye,
Je les rejoins d'où qu'ils émanent,
Car mon courroux est permanent.
Ces gens qui se croient des Shakespeares
Ou rois des îles Baléares !
Qui, tels des condors, se soulèvent !
Mieux vaut le moindre engoulevent.
Par le diable, sans être un aigle,
Je vois clair et ne suis pas bigle.
Fi des idiots qui balbutient !
Gloire au savant qui m'entretient !

Alphonse Allais (1854-1905). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 28 juin 2019

"Le Petit Train", un chemin de fer pour raconter une histoire d'araignée sans perdre le fil

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Krystin Vesterälen – Cela fait bien des années que Krystin Vesterälen se fait connaître comme conteuse dans les contrées nordiques de France. J'ai eu le plaisir de lire certains de ses livres, inspirés de récits ancestraux, puis de la rencontrer au Salon du livre de Dieppe, par un heureux hasard. 

Je suis reparti de là avec "Le Petit Train", un petit livre illustré par Brigitte Vivien, qui s'adresse aux enfants à partir de six ans. Des enfants bilingues, peut-être: suivant par quel bout on l'attaque, ce livre parle en français ou en anglais, par la grâce de la traductrice Ghislaine Lamotte. Il parle aussi d'autres langues... 

En français, voyons ce qu'il en est: le jeune lecteur est en présence d'une courte histoire sympathique où une araignée voyage. Le texte est synthétique, rapide: chaque page ne compte que quatre ou cinq lignes pas plus longs que des vers. Si ramassée qu'elle soit, l'écriture est soignée, voire recherchée: l'auteure aime utiliser des mots comme "tégénaire" ou "épeire" comme synonymes d'"araignée" – peut-être aussi pour créer un capital sympathie autour d'une bête que l'on n'aime pas forcément.

imageQuoi qu'il en soit, le caractère sympathique du texte et le choix volontairement recherché de certains mots invite le jeune lecteur curieux à se renseigner auprès de ses parents, ou alors à ceux-ci, s'ils lisent l'ouvrage à leurs enfants, à broder afin d'expliciter. Courte, écrite sur un ton neutre, notant en gras quelques mots qui font figure de pivots, l'histoire aventureuse esquissée par Krystin Vesterälen laisse toute latitude pour ce faire. 

Quant à l'enfant lecteur ou auditeur, pour faciliter l'identification, il est mis en présence dans le récit par un personnage d'enfant qui a perdu quelque chose. Quoi? On le saura tout à la fin.

Hauts en couleur, les dessins que Brigitte Vivien a réalisés pour "Le petit train" ont quelque chose d'halluciné. Entre réalisme et fantasmagorie, sont-ils lisibles pour un enfant? Chargés, ils inviteront à trouver ce qui s'y passe, quitte à prendre le temps de les apprivoiser. Et l'on sourit en voyant évoluer l'araignée et ses huit pattes chaussées de baskets... 

Rapide à lire, "Le Petit Train" constitue un "chemin de fer" idéal pour broder, si l'on lit son histoire à un enfant. Et cet enfant retrouve dans ce livre une histoire à sa dimension, portée par des mots ambitieux. Du coup, voilà un ouvrage qui paraît avoir été pensé pour être lu à deux, un adulte accompagnant un jeune lecteur.

Krystin Vesterälen, Le Petit Train, Cherbourg-en-Cotentin, Les Editions du Roi Barbu, 2018.

jeudi 27 juin 2019

"Ruptures", amour, trahison et road story

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Ariel Bermani – "Ruptures": voilà un titre qui est tout un programme. On se quitte, on sort aussi d'une tranche de vie, et c'est difficile de s'en rendre compte. Tout cela, c'est ce qui fait le suc du deuxième roman d'Ariel Bermani traduit en français.


Saluons en ce début de billet le talent du traducteur, Pierre Fankhauser, qui a su conférer une belle musique, empreinte de modernité urbaine et rythmée, au texte de l'écrivain argentin. On s'y plonge avec curiosité et un intérêt non feint! Mais qu'en est-il?

Pour la faire courte, c'est l'histoire d'un père qui kidnappe son fils après avoir vu que sa femme le trompait. Ce cœur d'intrigue, irrigué par une fierté masculine bravache, apparaît précisément au cœur du roman, élément le plus clair à lire, celui qui ressemble le plus à un roman.

C'est que tant au début qu'à la fin de "Ruptures", l'écrivain joue le flou artistique. Un flou qui passe en particulier par les variations de narrateur ou de narratrice, auxquelles le lecteur n'a guère que quelques participes passés épars pour s'accrocher et savoir qui parle, un homme ou une femme. Comme le relève Amandine Glévarec dans sa chronique, l'auteur ne prend même pas la peine de présenter ses narrateurs et narratrices. Le lecteur n'a qu'à s'accrocher!

S'accrocher, oui: d'autant plus que ça va vite! Les séquences sont courtes, une page en moyenne; tout le monde parle presque en même temps, et l'auteur, allant à l'essentiel, arrive à dégager ainsi une intrigue, une ligne directrice qui puise un peu dans le thème des secrets de famille (Riky, le père, découvre que sa femme le trompe; mais celle-ci l'a vu se branler le jour de ses noces...), et un peu dans celui de la road story (lorsque Riky balade son fils en bagnole, d'hôtel en hôtel, et apprend à être papa). Cette ligne directrice assume même les blancs typographiques et les silences dans les dialogues entre personnages, en particulier dans le chapitre 5, "Conversations", ciselé de façon exemplaire: entre il et elle, ça claque, ou pas, et c'est juste!

Il est intéressant, d'ailleurs, de relever que Riky apparaît comme un bonhomme qui croit qu'offrir des biens matériels à son entourage, ou assurer une ligne de crédit illimitée, suffit à s'assurer l'amour de sa femme et de son fils. Fort par sa fortune, il est également piégé par celle-ci: sa femme Dolores (celle qui vit la douleur d'un amour qui n'est pas celui qu'elle espérait?) a carte blanche pour la décoration d'intérieur. 

Côté fiston, c'est pareil. Le dernier chapitre de "Ruptures" indique ce qu'est Nacho: un détestable enfant gâté, un enfant roi qui a pigé le truc. Et en donnant la parole au gamin, qui énonce candidement ses envies de baby-foot de concours ou de figurines Marvel, l'auteur place le lecteur en position de juge – s'il veut bien endosser cette fonction. Quant à Riky, devenu riche à la force de son poignet, fonctionnant selon une logique strictement matérialiste, il n'a que les cadeaux pour espérer acheter l'amour d'un enfant qu'il a trop délaissé.

Tout cela s'inscrit dans le contexte d'un milieu populaire argentin d'amateurs de football de rue, entraînés à la dure, où les gars ont davantage des surnoms que des noms. En toute liberté, l'auteur balade son lecteur entre le passé et le présent (un présent où les cabines téléphoniques existaient encore: la version originale, intitulée El amor es la más barata de las religiones, remonte à 2009), dessinant avec gourmandise un petit monde de préados qui se chamaillent pour savoir si le sexe d'une femme doit être rasé ou non: des trucs de mecs entre eux, quoi. Que sont devenus lesdits préados? L'auteur dessine là une rupture qui n'est pas sentimentale: c'est celle qui marque fatalement la rencontre, plusieurs années après, de copains qu'on a perdus de vue. Sont-ils de bon conseil? Ont-ils encore quelque chose à dire? Et les surnoms d'enfance ont-ils encore une quelconque valeur lorsqu'on est devenu quadragénaire? L'un s'appelle Bouchon, l'autre Gazon, le troisième Astroboy... On assume?

Paroles multiples s'étendant sur trois générations, chronologie éclatée sur les bords: face à l'évocation d'amours sinueuses vécues diversement, le lecteur de "Ruptures" se sent comme face à un puzzle dont il faut assembler les pièces. Certaines vont ensemble de façon évidente; d'autres devront trouver leur place, quitte à ce que le lecteur y revienne. Et c'est ainsi que l'on découvre l'histoire d'un père qui entend, à sa manière, préserver son fils de la femme adultère, et de tout un petit monde qui gravite autour de lui. Reste à savoir si l'habitacle d'une bagnole est vraiment l'armure qui convient pour faire face au monde des humains.

Ariel Bermani, Ruptures, Lausanne, BSN Press, 2019. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Pierre Fankhauser.

Le site des éditions BSN Press, celui de Pierre Fankhauser.

mercredi 26 juin 2019

La famille et les extraterrestres: deux bonnes raisons pour partir au Tadjikistan...

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Catherine Quilliet – Des extraterrestres au Tadjikistan, dans le massif montagneux du Pamir, est-ce possible? Il faut croire que oui, puisque la romancière Catherine Quilliet en parle dans "Sur la gauche avant la Chine". Dans son deuxième roman, elle leur donne même un nom, improbable donc parfait: les doméglis. Vu comme ça, ça a tout l'air d'un scénario de science-fiction impossible. Mais voyons cela de plus près...


Tout commence à Paris – comme dans toute littérature française qui se respecte, veut-on ajouter non sans ironie. Mais ce Paris assume un flou quant à la localisation: ainsi, c'est au Cap Horn, un bar dans le Marais (qui existe bel et bien), loin de l'Amérique du Sud, que l'intrigue se noue. Ce n'est qu'un début, balisé cependant: la géographie de l'intrigue va conduire le lecteur en Allemagne et même au Tadjikistan. L'évasion est garantie, voyage vers le flou en sus. Cela, d'autant plus que l'auteure ne manque pas de suggérer que personne, dans le lectorat francophone d'Europe occidentale, ne sait où est le Tadjikistan, ni le Pamir. L'écrivaine va jusqu'à l'illustrer en introduisant, ressort original et important s'il en est, un micro-trottoir astucieux dans son intrigue.

Ce trouble géographique fait écho au flou des origines du personnage de Théo. Théo, alias Théodora: cela, pour couper court  sans traîner à ceux qui croient que Théo, c'est un mec. Vite dissipé, le trouble du prénom cache celui des origines, autrement plus profond puisqu'il est le véritable moteur de "Sur la gauche avant la Chine". S'ouvre alors le jeu du secret de famille, classique, que la romancière dévoile peu à peu dans une intrigue à double, voire à triple fond.

Arrivée au Tadjikistan sur la base d'informations sérieuses, en effet, Théo, la narratrice, retrouve la trace de sa mère. Elle y trouve aussi, et ça fait drôle, un certain nombre de personnes qui semblent plus au courant qu'elle de qui est Eva. L'auteure excelle à lâcher peu à peu des informations et coups de théâtre qui ont de quoi faire tomber Théo de l'armoire. Le parcours s'avère sinueux, complexe parfois, mais cohérent de bout en bout. En prime, la romancière va jusqu'à mettre son personnage principal dans une situation d'inceste improbable... et mobile au gré des informations recueillies.

Voyons le décor: se glissant parfaitement dans la peau de la narratrice, l'auteure lui donne une voix caustique, aux accents presque supérieurs, pour dire ce qui se passe sur le site où des scientifiques internationaux observent les doméglis sous l'égide des Nations Unies. Autant dire qu'elle s'en prend parfois plein la face! Ce regard permet en effet un grand écart entre la distance ironique et l'auto-critique vigoureuse. Les sentiments sont ainsi décrits à travers le regard d'un personnage qui se trompe parfois, ce qui ouvre la porte à plus d'un coup de théâtre. Et oblige en dernier ressort Théo à s'allier avec Etienne Duruel, chef de la sécurité du site, fanatique catho délirant genre Opus Dei, pro-life farouche (il l'est pour les animaux humains et non humains, et même pour les extraterrestres), pour libérer les doméglis.

C'est qu'au fil des pages, centré sur les méandres de la généalogie tordue de Théo (on s'y perd, c'est dire!), le lecteur oublie un peu ces extraterrestres qui fonctionnent à la manière d'insectes ou d'animaux, se reproduisent par mitose, et que les humains cherchent à comprendre. Ce sont presque des McGuffin! En fin de roman, pourtant, l'auteure y revient, décrivant les conditions de détention de ces extraterrestres, après avoir lâché de façon éparse des informations à leur sujet. En voyant ces bestioles taper les vitres des caissons dans lesquels elles sont enfermées, dans des conditions dont même une poule en batterie ne voudrait pas, le lecteur s'interroge sur l'accueil que l'humain fait à ce qui ne lui ressemble pas, à ce qu'il ne connaît pas. Empathique, il pourrait même s'émouvoir, à la suite de Théo: "Voilà ce qu'il advient au reste des courageux explorateurs interstellaires ayant décidé de visiter notre belle planète...", conclut amèrement la narratrice (p. 358). Il est permis de voir là une analogie avec des "extraterrestres" moins lointains, les migrants affluant en Europe depuis d'autres continents par exemple.

S'ils reviennent de façon affirmée en fin de roman, les doméglis, auxquels on s'attacherait, apparaissent surtout comme un prétexte. Prétexte à raconter, prétexte aussi à interroger le lecteur sur l'accueil en demi-teinte que l'humain réserve à ce qui n'est pas lui. Fait intéressant: le lecteur n'apprend pas comment les doméglis sont arrivés sur Terre. En ne donnant pas de réponse à cette question, l'auteure donne la mesure de l'hypocrisie humaine: tout le monde prétend avoir envie de savoir, mais en assignant les doméglis à des activités amusantes mais peu intéressantes, les scientifiques qui les accueillent semblent foncièrement ne pas avoir très envie de découvrir leur secret. Peut-être pour préserver la fiction de l'insurpassable supériorité de l'humain?

Catherine Quilliet, Sur la gauche avant la Chine, Paris, Paul & Mike, 2019.

lundi 24 juin 2019

Sylvanie, du bois pour allumer le feu

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Anna Maria Celli – Elle a tué. Rien de moins que celui avec lequel elle a vécu de nombreuses années, sous la contrainte. Cette contrainte qu'on lit page après page dans "Sylvanie", comme un élément qui ne peut que marquer une vie et rendre fou. Ou folle. De la façon glaçante d'un récit qui ne juge pas, l'écrivaine corse Anna Maria Celli dessine la destinée d'une jeune femme qui essaie de se reconstruire après un homicide qui a tout d'une revanche.


Sylvanie est-elle une morte vivante? Il est permis de se poser la question, tant il est vrai que les allusions à la mort sont présentes dans le roman, par exemple sous la forme de l'idée de la "place du mort" dans une voiture (p. 69). Cette place du mort est-elle celle assignée à Sylvanie dès son enfance? On peut le penser: Sylvanie est orpheline de mère et fille d'un père qui l'a dégagée sans ménagements auprès de l'une de ses sœurs, finalement peu investie. Et en page 81, on lit: "Des hommes comme Max et William ne couchent qu'avec la mort". Max et William: tiens, voilà les deux hommes qui hantent l'existence de Sylvanie.

Deux abuseurs, à leur manière. L'un, Max, constitue le personnage classique qui se livre au détournement de mineures, dans une dynamique de contrainte sexuelle et psychologique. On rapproche de ce personnage cette idée de "brûlure de la robe", image de l'agression sexuelle, du geste inopportun. William, lui, est plus trouble: personnage libre, poète, il la joue copain, voire amant (on est entre adultes, là), tout en rappelant qu'il connaît tout le monde dans le petit univers circonscrit autour du 93 de la rue Jean-Pierre Timbaud (avec le restaurant "Le Cannibale", qui existe vraiment) à Paris, présentée comme cosmopolite. Un lieu où l'on se brûle en buvant son thé vert.

Brûler? "Sylvanie" file la métaphore de la brûlure, oui. Il y a bien sûr cette "brûlure de la robe", centrale. Cette "brûlure de la robe" fait écho au "feu au pantalon", travers que la tante de Sylvanie, misanthrope accomplie (elle à la fois misogyne et misandre), accorde aux hommes. L'image du feu va jusqu'à la scène d'incinération d'un personnage secondaire, rencontré au bistrot, en page 167. Un personnage qui aurait pu être une issue de secours pour Sylvanie. Mais Sylvanie, avec son nom qui rappelle la forêt, a elle aussi de quoi prendre feu... sans remède.

On l'a compris: l'écrivaine sait exploiter jusqu'au bout quelques lignes directrices importantes qui constituent le fondement d'une véritable poésie. Poésie? Celle-ci peut être mensongère, témoin William et les poètes de pacotille mis en scène dans "Sylvanie" – un William qui, on se le dit en lisant les chapitres commençant en pages 119 et 127, s'avère un copié-collé de Max. Cette poésie paraît cependant plus vraie, plus construite au fil des pages que la romancière consacre à ce roman. Reste qu'en dernier ressort, on ne sait plus guère de quel côté de la vérité on se trouve: lorsque Sylvanie avoue enfin son meurtre à une escouade de psychiatres, on la prendra bel et bien pour une folle.

L'écriture est poétique, oui! Elle porte le destin terrible d'une jeune femme qui ne parvient pas à assumer le meurtre d'un homme qui l'a fait souffrir jusqu'aux extrêmes. L'écrivaine alterne les points de vue avec finesse, donnant à voir tantôt, avec un certain recul, la vie qui va, et tantôt les impressions et ressentis de Sylvanie – relatés en italiques. Une Sylvanie placée au centre du roman auquel elle donne son nom et qui, de ce fait, prend les allures d'un portrait littéraire aux accents forts.

Anna Maria Celli, Sylvanie, Genève, Cousu Mouche, 2019.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 23 juin 2019

Dimanche poétique 403: Max Elskamp

Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Et je m'en reviens de mer

Et je m'en reviens de mer,
Pauvre pêcheur,
Maintenant et à l'heure
De ce dimanche,
Ainsi soit-il.

Et je m'en reviens de l'eau
Les rames haut
Sonnant comme des heures
Au beau dimanche,
Ainsi soit-il.

La voile a coulé dans l'eau,
Mon beau bateau,
Maintenant sonne l'heure
D'un beau dimanche,
Ainsi soit-il.

Or la voile, l'aient les tailleurs,
Aussi la mer,
Alors que sonne l'heure
D'un beau dimanche,
Ainsi soit-il.

Un dimanche est dans mon coeur,
Pauvre pêcheur,
Maintenant et à l'heure
De ce dimanche,
Ainsi soit-il.


Max Elskamp (1862-1931). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 21 juin 2019

Lucas Moreno, brillant et déroutant

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Lucas Moreno – Quand on est écrivain, plutôt que d'acheter ses crayons pour noter ses impressions, pourquoi ne pas les cracher soi-même? Cela fait un peu mal à la gorge, ça fait tousser, et c'est tout le propos de la première prose poétique du livre "Le cracheur de crayons" de Lucas Moreno.


Voilà un premier texte qui donne le ton à tout un livre: le lecteur y découvre les règles du jeu. Un peu: voilà donc un recueil de proses poétiques en toute liberté, sous-titré "autopoèmes à température ambiante". C'est tout un programme: il sera question de l'auteur lui-même. On comprend que le jeu thématique est minimal et construit par séquences, qu'il fonctionne sur un ressassent qui fait rythme, sur la base d'une ponctuation étudiée et de l'absence de majuscules.

Reste qu'au fil des pages, il s'avère déroutant d'essayer de trouver une constante dans la manière d'écrire: l'auteur a le chic pour utiliser de façon ciblée les outils qu'offre la langue française pour créer tout un univers sonore et rythmique, sur la base de titres de chapitres parfois hermétiques: plusieurs textes s'intitulent ainsi "phényléthylamide". On n'en voit guère le sens; en revanche, le lecteur se laisse bercer ou surprendre par le rythme et la musique de mots qui s'interpellent.

Une musique des mots qui trouve un paroxysme dans le jeu serré d'allitérations de "sa place"! Reste que la musique ne s'arrête pas aux outils classiques. En effet, l'auteur ose les langues étrangères, flingue sans vergogne la grammaire si elle ne se plie pas à sa musique, laissant le lecteur dérouté, entre autres, face à des articles qui ne vont pas avec le nom qui suit ou à une syntaxe qui devient folle. Peu importe: la scansion prime! Et pour exprimer l'urgence, urgence du propos ou urgence de le dire, l'auteur s'affranchit au besoin des méandres de la phrase classique.

Difficile, dès lors, de trouver un sens aux textes qui se succèdent dans "Le cracheur de crayons", surtout si l'on se contente de faire usage de sa raison. Qu'a-t-on lu? On serait bien en peine de le raconter. Il n'empêche: sans qu'on sache trop comment, par un jeu rythmique peut-être, alors que les semblent paraître en pagaille, l'auteur réussit le terrible miracle d'amener ses lecteurs au cœur des attentats qui ont valu leur vie aux âmes de Charlie Hebdo – c'est "charlie".

Et l'on retrouve le personnage du cracheur de crayons dans "orgueil", cette fois dans une construction dialoguée et, bien évidemment, rythmée. Le poète introduit là un interlocuteur tiers, qui pourrait être le lecteur lui-même. Et entre prose et poésie, l'auteur termine son livre sur des évocations du corps, qui jouent sur les formes de l'organisme ("le corps (3)" a de beaux airs de sein de femme vu de profil) et sur sur ses parties.

Les lecteurs qui cherchent un développement rationnel dans un texte, ceux qui aiment savoir ce que tout ça veut dire, seront donc certes déçus par "Le cracheur de crayons": les textes sont des flashes aux évocations fugaces et glissantes. Ce recueil invite plutôt à jouer sur la musique et la sonorité, sur une base qui ne rejette pas les répétitions à peine différenciées comme de subtils décalages, mais sait aussi se renouveler page après page. Cela, à telle enseigne que le lecteur peut se surprendre à articuler les mots écrits, voire à les prononcer à voix haute pour entendre comment ils claquent. C'est ainsi que brille, musical et surprenant, le genre de la prose poétique.

Lucas Moreno, Le cracheur de crayons, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site de Lucas Moreno, celui des éditions BSN Press.

jeudi 20 juin 2019

Manuela Gay-Crosier, le cheminement tortueux et fantastique des histoires d'amour

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Manuela Gay-Crosier – Elles sont huit, les nouvelles du recueil "Baiser de glace" de Manuela Gay-Crosier. Sous les airs sages que peut conférer une écriture apparemment sans surprise, l'écrivaine excelle à relater des textes aux airs de contes fantastiques, dans des univers qui décrivent les destinées de personnages divers. Le lecteur découvre en toute simplicité, sans arrière-pensée, la relation d'un garçon aux prises avec un fantôme, ou d'une femme morte il y a longtemps dans une tempête et qui hante la contrée. Entre sobriété de l'écriture et recul neutre, au lecteur de se positionner face aux forces en présence.


La première nouvelle du recueil, "Georgy", fait ainsi figure de nouvelle fantastique de la meilleure veine classique: il y sera question d'un fantôme... ou pas. L'auteure suit ici le personnage de Georgy, un préadolescent qui souhaite trouver pied dans un habitat nouveau. Ce faisant, elle place face à face l'univers des adultes, marqué par la raison, et celui de l'enfance de Georgy, qui croit dur comme fer qu'il a vécu quelque chose de spécial. Ce quelque chose de spécial trouve place dans des décors organiques, végétaux, essentiels en somme, qui contredisent le nouveau logement de Georgy, plutôt anguleux et froidement moderne. Du coup, qu'elle soit vraie ou pas, on se laisse embarquer à la suite de Georgy par une énigmatique adolescente qui cherche son chien. Est-elle vraie? On le verra au fil des pages.

La question est la même dans "Baiser de glace", qui donne son nom au livre et présente de troublantes résonances avec "Georgy". Là aussi, il est question d'humains perdus, à la merci des forces de la nature. "Baiser de glace" fait vivre la chaleur de l'étreinte, décrite en des mots d'autant plus érotiques qu'après tout, sur les monts tempétueux, il fait froid. Et c'est une histoire de famille locale, relatée par incidence, qui livrera le fin mot de l'affaire, au terme d'une nouvelle qui, comme toute bonne nouvelle fantastique, est marquée par le doute.

Aimer les ectoplasmes, cela dit, cela ne mène pas bien loin. L'auteure construit donc des histoires d'amour où l'expression des sentiments n'a rien d'évident, ou peut même être mensongère. Le lecteur s'amuse bien sûr du chassé-croisé sentimental, pour ne pas parler de quadrille, qui fait tourner l'habile nouvelle "Destins croisés" autour de quatre personnages qui se sont tous aimés entre eux et trouvent leur minute de vérité dans un bus ou dans un hôpital, au moment où l'une des personnages s'apprête à accoucher. Il est permis de se demander, au gré de cette lecture, si l'amour n'est pas un diviseur! Le lecteur se laisse aussi surprendre en voyant dans "La fille du dragon" l'émergence de sentiments amoureux inattendus entre un homme qui veut tuer une jeune femme: l'amour et la mort sont frères, et les eaux mortelles peuvent concourir à un rapprochement, construit doucement en une écriture à deux voix.

Pour une femme, il est même permis de se sentir amoureuse en rêve, par exemple dans "Rencontre troublante", récit d'un fantasme. Une nouvelle qu'on pourrait voir comme l'illustration d'une forme d'intrusion, puisqu'il est question d'une femme qu'un homme caresse au fil du sommeil et qui, c'est le comble, aime ça! Dépourvue de faux-semblants tricheurs, cependant, l'écriture souligne la sincérité d'une femme qui apprécie d'être importunée avec une telle délicatesse. Autant dire que le plus troublé, ou la plus troublée, c'est bien la lectrice ou le lecteur, voyeur, plongé malgré lui dans l'intimité d'une personne – une intimité symbolisée par l'espace ferroviaire clos, presque intime (mais tout est dans le "presque"!), d'un wagon-lit.

On l'a compris: sous des dehors classiques voire traditionnels, les amours sont dissonantes dans "Baiser de glace", et c'est là qu'elles trouvent leur force. Si elles rapprochent un homme et une femme, toujours, elles le font aussi toujours au fil de chemins tortueux. Ceux-ci sont capables de surmonter l'épreuve du temps, et "La lettre", qui puise ses racines dans la Première Guerre mondiale, le prouve plus que tout autre texte. Elles peuvent aussi être mensongères, ces amours, comme dans "Voyager dans sa tête". Mais qui pourrait en vouloir à un prisonnier de raconter des histoires de voyages irréels à sa fille? Sur un ton sage, c'est sur le fantastique, monde qui est aussi fait de mensonges féconds, que l'écrivaine ouvre une porte.

Manuela Gay-Crosier, Baiser de glace, Lausanne, Plaisir de lire, 2019.




Le site des éditions Plaisir de lire.

mercredi 19 juin 2019

Ballon rond et grand amour avec Marilyn Stellini

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Marilyn Stellini – La fin de ce printemps 2019 est marquée par le football, entre les éliminatoires de l'Euro et la coupe du monde de football féminin. Autant dire que les livres consacrés au ballon rond qui paraissent ces temps-ci sont parfaitement en phase avec l'actualité. "Talons aiguilles & ballon rond", dernier roman de Marilyn Stellini, plonge pour sa part dans les profondeurs du football anglais en fixant pour cadre l'univers du Portsmouth FC – qui existe vraiment, quelque part du côté de Londres, et dont les avanies du roman reflètent l'histoire réelle.


Le lecteur, ou la lectrice, est invité à se mettre dans la peau d'Addison Bailey l'espace d'un peu plus de trois cents pages. Il y a une astuce d'écriture: à moins d'avoir lu la quatrième de couverture, le genre de la narratrice n'apparaît pas immédiatement. En particulier, le prologue n'en dit rien. Quant au prénom d'Addison, il est suffisamment méconnu pour qu'on s'interroge, l'espace de quelques pages. Intrigante et déstabilisante ambiguïté!

Assez rapidement, cependant, les choses sont mises au point: Addison Bailey est la fille d'un footballeur connu et cherche à tracer sa propre route dans le domaine de la communication et du marketing. Elle se décrit comme une ambitieuse sans cœur, ce que l'histoire, développée à la façon d'une romance, va s'attacher à contredire: Addison et Liam, capitaine du Portsmouth FC, vont se chercher et se trouver – ce n'est pas spoiler que de le dire, c'est la loi du genre, et l'on voit venir cela de loin! Le but amoureux est défini, reste à savoir comment y arriver... Et l'auteure rappelle que le chemin entre deux cœurs est parfois aussi tortueux et incertain, collectif aussi, que celui qui permet à un buteur de mettre le ballon dans les filets.

La romancière a su s'entourer de spécialistes pour donner un surcroît de réalisme au monde du football qu'elle décrit. Bonne surprise: on trouve dans "Talons aiguilles & ballon rond" une explication théorique simple de la règle du hors-jeu et de son enjeu. Mais foin de technique: de façon plus générale, les matches décrits sont esquissés de façon crédible, à la façons des highlights des retransmissions. L'auteure, en effet, multiplie les points de vue, reflétant l'ambiance en coulisses et en tribune et le ressenti d'une supporter, décrivant au plus près des manœuvres et actions tactiques astucieuses. Cela, sans oublier que si certaines femmes aiment le foot, c'est aussi parce qu'il y a des beaux gosses sur le terrain.

Alors oui: le roman est traversé par un propos féministe certes judicieux, mais parfois lourdement assené – on pense au pénible début du chapitre 19. Cela dit... judicieux, ai-je dit? Oui: en abordant le football au masculin, elle esquisse en creux, surtout en début de roman, les obstacles auxquels les femmes les femmes font face dès qu'elles souhaitent le pratiquer. En ce sens, on peut noter que "Talons aiguilles & ballon rond" entre en résonance avec l'enquête "#MeFoot" de Lucie Brasseur, qui observe, lui, le football pratiqué au féminin.

Réciproquement, le côté macho du football est porté par le personnage de Mike Bailey, père d'Addison. Mais l'auteure, habile psychologue, a la sagesse de ne pas en faire un bête phallocrate, en montrant que lui aussi a ses fissures. Même chose pour Cole, cadre du football, sentimental derrière ses manières de dragueur lourd. C'est que de façon globale, les personnages campés par la romancière ont globalement tous des qualités et des défauts sur la base des quels ils sont susceptibles d'évoluer. On pense à Liam, incapable en somme de dire "je t'aime". Et en face, même une féministe convaincue comme Addison, carriériste à fond, capable de remballer des lascars qui font des compliments faisandés, peut devenir à proprement parler la chose de son amant. Piège de l'amour? Le débat est ouvert.

On passera certes sur les quelques incohérences qui tombent au fil de la plume, par exemple les barres d'aluminium qui deviennent des barres de bois destinées à l'entraînement, ou à l'aimable chaton Misty, qui devient Betsy au fil des pages. C'est peu de chose face à l'écriture résolument moderne du livre et au soin apporté à la psychologie des personnages mis en scène: le lecteur a affaire à des femmes et à des hommes forts, bien décidés à attraper par les cheveux ce que la vie peut leur offrir de meilleur, et cependant amenés à faire face à leurs difficiles zones d'ombre. Pour Addison, la carrière s'avère un leurre (question en page 116, par Mike Bailey: "Faire carrière pour quoi?" – l'anthropologue et militant anarchiste David Graeber a sa petite réponse à cette question...), l'amitié sexuelle et les escarmouches sentimentales parfois intéressées ne sont qu'embrouilles. Alors quoi? L'amour sincère au bout de la tendre guerre, peut-être...

Marilyn Stellini, Talons aiguilles & ballon rond, Paris, BoD/Kadaline, 2019.

Le site des éditions Kadaline, le blog de Marilyn Stellini.

lundi 17 juin 2019

Auprès des Chiliens du Mozambique, à la rencontre de gens et de moments passionnés

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Constance Latourte – Qui l'eût cru? Le Mozambique recèle une assez importante diaspora de Chiliens. Ceux-ci ont fui le régime de Pinochet, instauré en 1973, et ont trouvé le moyen de valoriser leurs compétences dans ce pays africain qui, justement, venait d'obtenir son indépendance. C'est à la rencontre de ces hommes et de ces femmes que Constance Latourte est allée. Au début, c'était l'histoire d'un mémoire de maîtrise sur le Chili. Puis l'auteure a eu envie de rencontrer les gens concernés afin de tourner un documentaire, "Khanimambo Mozambique". Le roman "Avenida Vladimir Lénine, objectif Mozambique", qui vient de paraître aux éditions Intervalles, fait figure de making of de ce film.


Le titre, déjà, est tout un programme. "Avenida Vladimir Lénine" rappelle que c'est le marxisme qui a inspiré le premier système politique du Mozambique indépendant. Cela se révèle sur le territoire, notamment par le biais des noms de rues de Maputo, qui empruntent soit aux héros de l'indépendance, soit aux grands noms du communisme. Et puis il y a ce sous-titre: "Objectif Mozambique"... Celui-ci assume un double sens: l'auteure vise ce pays, se donne les moyens de s'y rendre; et c'est justement en jonglant avec les objectifs de sa caméra qu'elle va le cerner, avec ou sans les Chiliens.

Oui: les Chiliens expatriés au Mozambique sont le cœur de son travail. Elle les fait parler, et même si l'on n'est pas forcément de leur avis, on aime la description qu'elle fait de ces personnages mus par les convictions sincères de tenants du régime de Salvador Allende. Cela, d'autant plus que les mots choisis leur donnent chair: on pense à Teresa, cette femme fan de Che Guevara, à la faconde magnétique, qui finit par devenir le personnage clé du reportage même si elle décède subitement. D'autres personnages nuancent le propos enthousiaste et volontaire de Teresa, rappelant les difficultés du statut de personne déplacée, parfois dégoûtée par certains aspects du régime politique mis en place par le président Samora Machel.

En contrepoint, cette description est aussi marquée par les questions techniques propres au travail de documentariste: prendre un soin jaloux des images collectées, pas de bruits parasites, pas de reflets, bien maîtriser la caméra, construire son film – et accepter l'aide d'un colocataire. Et au fil des entretiens, l'auteure se laisse gagner par son thème et par le pays: "Mozambique es la escuela de la vida". C'est qu'au Mozambique et chez les Chiliens, on mélange espagnol et portugais: c'est le portugnol... qui colore tout le récit.

Le Mozambique s'apparente à une planète nouvelle, auquel la narratrice, parfois cabocharde, se heurte: il lui faut prendre l'habitude des taxis collectifs qu'on appelle chapas, parlementer en cas de tentative de corruption, et surtout avoir une rude patience face aux administrations qui la baladent de jour en jour. Et même sur un thème aussi point que celui qu'elle a choisi, la documentariste a de la concurrence! "Avenida Vladimir Lénine" fourmille de toutes ces contrariétés et de tous ces petits succès, que l'auteure livre sous la forme d'anecdotes qui autorisent le lecteur à sourire. Ce, d'autant plus qu'il n'y a pas que le film dans la vie: il y a aussi les relations avec les colocataires brésiliens, les amitiés, les sorties joyeuses.

Ces anecdotes, l'écrivaine les raconte sur un ton rapide qui suggère la pression relative que la documentariste se met: elle a six mois, pas plus, pour mettre ses images en boîte avant d'en faire un film. Suivant comment, c'est bien peu. Résultat: pour aller vite, l'auteure fait un usage généreux des phrases sans verbe. Celle-ci prend en outre une certaine distance avec le récit d'"Avenida Vladimir Lénine", en donnant à la narratrice de ce récit un prénom différent du sien: Constance devient Clémence. Dès lors, le premier roman de Constance Latourte prend l'allure d'une leçon de vie, avec ses difficultés inattendues et ses moments d'intense joie, vécue presque aussi loin que possible de l'Europe occidentale, à la rencontre de gens et de moments passionnés.

Constance Latourte, Avenida Vladimir Lénine, Paris, Intervalles, 2019.

Commenté par Mathilde Fontan.

dimanche 16 juin 2019

Dimanche poétique 402: Jean-Pierre Claris de Florian


La coquette et l'abeille

Chloé, jeune, jolie, et surtout fort coquette,
Tous les matins, en se levant,
Se mettait au travail, j'entends à sa toilette ;
Et là, souriant, minaudant,
Elle disait à son cher confident
Les peines, les plaisirs, les projets de son âme.
Une abeille étourdie arrive en bourdonnant.
Au secours ! Au secours ! Crie aussitôt la dame :
Venez, Lise, Marton, accourez promptement ;
Chassez ce monstre ailé. Le monstre insolemment
Aux lèvres de Chloé se pose.
Chloé s'évanouit, et Marton en fureur
Saisit l'abeille et se dispose
A l'écraser. Hélas ! Lui dit avec douceur
L'insecte malheureux, pardonnez mon erreur ;
La bouche de Chloé me semblait une rose,
Et j'ai cru... ce seul mot à Chloé rend ses sens.
Faisons grâce, dit-elle, à son aveu sincère :
D'ailleurs sa piqûre est légère ;
Depuis qu'elle te parle, à peine je la sens.
Que ne fait-on passer avec un peu d'encens !

Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794). Source: Poesie.Webnet.

vendredi 14 juin 2019

De la Pologne à Slough, la terrible discrétion de la traite des Blanches

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Michel Moatti – Lynn Dunsday, la chasseuse londonienne de scoops bien saignants, est de retour! Elle était le personnage principal de "Tu n'auras pas peur", qui mettait en scène les dessous glauques du monde survolté de la presse en ligne. Dans "Et tout sera silence", l'écrivain Michel Moatti retrouve ce décor. Mais là, justement, c'est un décor... et l'avant-plan s'avère des plus glaçants. D'autant plus qu'il est solidement documenté.


Tout commence lorsqu'une jeune Polonaise anonyme apporte un paquet de fric à un homme "de confiance" qui lui a fait miroiter un chouette emploi, bien payé, en Europe occidentale. Du côté de Londres, par exemple. En camion, le voyage sera long, très long...

Surtout, et c'est là la grande force de "Et tout sera silence", c'est un voyage déshumanisant pour les femmes qui, bon gré malgré, l'entreprennent. Car ce voyage, ce n'est rien d'autre que celui de la traite des blanches: violences, rapports de domination, morts pour l'exemple. Ce qui est glaçant, c'est que l'auteur se fonde sur des rapports qui suggèrent que ce qu'il dit a pu être la réalité de plus d'une femme.

La comparaison avec les nazis qui gazèrent leurs victimes à Chelmno est hardie. Mais, au fil d'un voyage en camion qui lui rappelle les camions asphyxiants du régime hitlérien, elle vient à l'esprit d'un personnage – nommé, pour le coup: il s'agit de Magdalena Lewandowska. En lui donnant un nom, l'écrivain donne une humanité à cette femme, et suscite l'empathie du lecteur. Qui sera dès lors dégoûté par les jeux des hommes de mains et des proxénètes. Et puis, cette déshumanisation passe par les choix lexicaux de l'auteur: pour accentuer l'effet de déshumanisation, il recourt sans complexe au champ lexical du fret, suggérant en particulier que les femmes sont de la marchandise. Les choses sont dites ainsi, et les choix littéraires du romancier ne peuvent que glacer le lecteur. Pas besoin de pathos...

En face, nous voilà du côté de Londres. Slough, une commune à 34 kilomètres de la capitale anglaise, s'avère être le cœur de l'intrigue. Bel endroit où l'alibi multiculturel cache le meilleur comme le pire! L'auteur s'intéresse en particulier à la diaspora polonaise de cette ville (elle existe réellement), branchée sur l'extrémisme catholique nourri au jus du père Jerzy Popieluszko. L'écrivain lâche deux personnages dans ce marigot: Lynn Dunsday, journaliste, et Andy, son compagnon, policier de son état. Ce faisant, il dessine avec une précision confondante la différence entre deux approches, deux démarches pour connaître la vérité: l'une subit la pression de la loi et du pouvoir, l'autre celle des clics d'un journal en ligne. Il va jusqu'à illustrer les conflits d'intérêts, propices aux clashs et aux jeux d'informations glissées comme par hasard. Mais aussi aux secrets: Andy veut protéger Lynn tout en allant au feu.

Et puis, pour ne rien simplifier, l'écrivain engrosse son personnage! C'est là un leitmotiv plus ou moins présent dans le roman, Lynn vivant sa grossesse à sa manière, entre amour maternel franc, penchant pour l'alcool et stress d'un quotidien implacable – et quelques nausées pour donner un tour crédible à cet aspect. Un aspect qui ouvre une tension particulière à "Et tout sera silence": Lynn s'y positionne comme un personnage tendu à la fois vers la mort, avec les affaires criminelles qu'elle couvre pour son journal, et vers la vie, avec la promesse d'un enfant qui grandit en elle.

Quant au titre "Et tout sera silence", il renvoie à ce mur de silence, à ce secret bien lourd qui entoure ces jeunes femmes qui vivent là, anonymes, victimes de la pègre. Un mur qui s'effrite en des endroits qu'il faut repérer: un vendeur de sex-shop qui distille l'info, un prêtre pris en flagrant délit de mensonge mais qui s'efforce de n'en rien laisser paraître, une veille femme tétanisée par la peur de lâcher une info qui pourrait porter préjudice à sa famille. Il est donc question de traite des Blanches, organisée en une terrible discrétion. Et avec Lynn Dunsday, le lecteur tâtonne dans l'obscurité, captivé par un style efficace, réaliste et savamment agencé, jusqu'à ce que tout soit dit, au terme d'un roman bien construit sur la base d'une documentation glaçante – glaçante parce qu'elle est vraie et documentée.

Michel Moatti, Et tout sera silence, Paris, HC Editions, 2019.

Le site de HC Editions. Merci à Agnès Chalnot pour l'envoi!

mercredi 12 juin 2019

Gélules et bonne chère au bout du lac Léman

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Davide Giglioli – Eh, vous l'avez reconnu? Il a des petits airs de Bérurier, le détective Ueli Regli, quand il trimbale ses kilos superflus et son amour immodéré de la bonne chère déclinée à la mode suisse. S'il n'est pas porté sur la bagatelle, c'est pour deux qu'il est porté sur la bouffe, et le lecteur se lèche les doigts. Mais pour qui roule-t-il vraiment? Tel est l'un des fils directeurs de "Onirine", troisième roman de l'auteur italo-suisse Davide Giglioli.


C'est que si tout paraît burlesque, tout commence aussi par une scène bizarre, savamment mise en scène pour intriguer le lecteur: un bonhomme qui préfère vivre à poil qu'habillé débarque à l'UBS, tout nu, pour obtenir un million. Imaginez la tête de la jeune apprentie qui l'accueille! Des scènes comme ça, l'auteur en décrit quelques-unes, tout aussi percutantes – on rigole au passage en pensant à ce politique dont on dit: "Monsieur Rouges était un gros poisson" (p. 67). Un lien entre elles? L'Onirine, un produit pharmaceutique qui permet de piloter ses rêves à sa guise. Et quelques maladies mentales, syllogomanie par exemple, dont on aime à se gausser. Autour de Nic, le chercheur, qui emprunte son prénom à un journaliste du "Temps", on s'inquiète.

Reste que l'Onirine est un produit qui montre ses limites au bout de vingt ans d'essais auprès de types qui ont leurs manies... et c'est là que ça devient tendu. Chaud, même. Parce qu'il y a du fric dans le coup.

Basé à Genève, le roman "Onirine" assume un ancrage suisse fort, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur ce sont les appétissantes pages que l'auteur réserve à la bonne bouffe, façon tessinoise dans l'idéal, qui donnent au lecteur l'envie d'aller manger un risotto et de boire un verre de merlot ou de petite arvine avec l'écrivain. Mais ce succulent monde culinaire n'est qu'une façade, qui cache un monde bien défendu: celui de la pharma. Cette pharma protégée par ceux qui l'investissent... et se sont investis financièrement pour lui.

C'est que si l'auteur assume l'envie d'écrire un roman rapide et cocasse, porté par des dialogues qui claquent et truculent de façon généreuse, il entend bien, aussi, mettre en avant les problèmes humains, éthiques et professionnels que pose une pilule qui permet à chacune et à chacun de commander ses rêves. Résultat: quelques corps de métier aux arrières-cours pas très nettes suivent la chose de près afin de tout faire capoter. On pense à l'industrie du cinéma hollywoodien, vue par l'auteur comme un tout qui a beaucoup à perdre: pourquoi payer pour aller au cinéma quand on peut rêver son propre film chez soi?

C'est bien par l'estomac qu'Ueli Regli, un gras privé présenté comme "le meilleur détective de la Confédération", tient ceux qui le mandatent pour découvrir la vérité sur quelques cobayes. Disons-le d'emblée: en bon flic stipendié, Ueli Regli est le défenseur de l'ordre, observateur de la mise en place correcte de la vignette autoroutière. Aimable, le mec? Bonne bouffe ou bonne gouvernance, l'auteur ne choisit pas ou presque, laissant le lecteur à ses préférences, en rappelant mine de rien, même si ça peut faire mal à certains justiciers, que le polar est avant tout le genre du bon ordre policier.

Enjeu des retournements de situation du livre, cette impression sage ne fait pas oublier les nombreuses pages sympathiques d'un roman fulgurant. En définitive, celui-ci préfère en effet aller vite en privilégiant les dialogues amusants. Ceux-ci sont autant de points de départ de fausses pistes qui ouvrent la porte à une lecture réfléchie, éthique de ce roman. C'est que tout va très vite! Tout le monde aimerait en effet, très vite, être très heureux, et prendre des pastilles pour y parvenir. Pour le coup, avec "Onirine", la narration est réussie, le temps d'une lecture qui fuse et d'un moment de réflexion successif, prolongé par un épilogue où les éditeurs et l'auteur se rencontrent pour discuter, hilares, des soubassements du récit.

Davide Giglioli, Onirine, Genève, Cousu Mouche, 2019.



Le site des éditions Cousu Mouche.


mardi 11 juin 2019

Laurence Voïta, le secret des photos d'antan

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Laurence Voïta – Laurence Voïta voit paraître son deuxième roman, "Vers vos vingt ans", à l'enseigne de la toute nouvelle maison d'édition Romann, basée à Montreux. Dramaturge et nouvelliste, elle signe là son deuxième roman. 


Avec son titre fondé sur une forme d'allitération en V (comme Voïta), "Vers vos vingt ans" plonge dans le monde infini des secrets de famille sur trois générations. Cela, avec un fil conducteur original: celui de l'exploration des albums de photos familiaux. L'exercice n'a rien d'évident: a priori anodines, les images charrient leurs lots de souvenirs, joyeux ou pénibles. 

Myriam, la fille métisse, les regarde d'un œil neuf, pour ne pas dire naïf; pour sa mère, Anne, c'est plus difficile. A telle enseigne qu'il faudra l'intervention d'une troisième personne, Olympia, pour les commentaires. C'est là que s'installe avec force, quitte à paraître trop insistant dès un premier chapitre aux ambiances tendues, la situation de départ d'une relation mère-fille appelée à évoluer. 

Cette évolution, l'auteure la dessine avec finesse et virtuosité, au fur et à mesure de l'exploration que Myriam fait de la vie de ses aïeux et de leurs proches. Suivant les commentaires d'Olympia et les précisions pas toujours aisées d'Anne, le lecteur apprend avec Myriam un bout de vie en Suisse, entre l'atelier de couture de la grand-mère, les voyages en voiture à une époque où c'était aventureux, les personnages tels que Jean qui pérore ou David, mort du sida à une époque où l'on savait à peine ce que c'était. 

Si l'on découvre cette vie, l'auteure excelle aussi à dessiner avec précision ce qui lie, ou pas, les personnages mis en scène, jusqu'aux amours contrariées. On comprend très vite l'attachement de Myriam envers ses grands-parents; ce n'est cependant que peu à peu que l'auteure en dévoile les ressorts. Et la vérité qui éclate en fin de livre blesse, définitivement, après que l'auteure eut laissé entendre la possibilité d'un dégel. Ce qui interpelle: aurait-il mieux valu laisser les eaux dormantes du secret comme elles étaient au début? 

Les humains entre eux, c'est de l'horlogerie fine. L'auteure a dès lors le souci d'utiliser une langue claire, précise et soignée, qui prend son temps pour dire tout ce qui se passe derrière les visages, lieux et personnages illustrés sur les photos d'antan.

Laurence Voïta, Vers vos vingt ans, Montreux, Romann, 2019.

lundi 10 juin 2019

"Au Bon Roman", dans la librairie des meilleurs romans

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Laurence Cossé – Une librairie où l'on ne trouverait que les meilleurs livres, quel rêve, n'est-ce pas? C'est ce que l'écrivaine Laurence Cossé s'est prise à imaginer au fil du roman "Au Bon Roman". Un ouvrage qui commence sur le ton d'une intrigue policière: l'idée même d'une telle librairie ne fait pas que des heureux. En particulier, quelques écrivains reçoivent des avertissements particulièrement vigoureux. De qui? On s'interroge.


Très vite, cependant, on bascule dans la manière de la littérature blanche, avec tout ce dont elle est capable en termes de description des relations humaines, y compris amoureuses, et de montée en puissance. "Au Bon Roman", en effet, c'est un projet de librairie exceptionnel, ne proposant que d'excellents romans, porté par un libraire passionné et par une femme capable d'apporter un soutien financier quasi illimité. Nous suivons ainsi en premier lieu Ivan, dit Van, et Francesca.

Van? Nous voilà dans le jeu des faux noms et des pseudonymes, qui traverse l'ensemble de "Au Bon Roman" dans une manière stendhalienne – Stendhal est du reste dûment cité dès le début du livre, comme figure tutélaire d'un univers qui a ses secrets. Secrets? Oui, et en particulier – c'est une belle trouvaille – le comité de lecture de "Au Bon Roman", ce comité qui décide quels livres on trouvera là, est composé d'écrivains talentueux qui ne se connaissent pas entre eux et adoptent un pseudonyme pour tout contact.

Située rue Dupuytren, au cœur de Saint-Germain-des-Prés à Paris, la fameuse librairie se positionne en parangon de ce qui se fait de mieux dans le genre du roman. Ce "mieux" est cependant un brin orienté, du côté de la littérature blanche. L'auteure s'adonne à une avalanche de mentions d'écrivains et de romans, donnant au lecteur l'envie de noter des références pour de futures lectures. En bon Suisse, je relève la présence de la romancière Noëlle Revaz, évoquée avec passion, mais aussi l'intégration un peu rapide de Jean-Luc Benoziglio au domaine franco-français (p. 113).

On peut regretter le peu d'ouverture dont le catalogue fait preuve envers la littérature de genre, qui a pourtant aussi ses talents. Le peu d'écrivains mentionnés et pouvant s'en réclamer le sont du reste en mauvaise part – qu'on pense à Helen Fielding, vedette de la chick lit, à Danielle Steel ou à Dan Brown (bon, là, je suis d'accord). Cela, d'autant plus que depuis la publication de "Au Bon Roman", la littérature de genre fait son chemin, gagne en visibilité et en intérêt.

Reste que le monde de la librairie est représenté de façon réaliste, parfois visionnaire même si l'on pense à l'activité en ligne. Celui de l'édition parisien, avec ses connivences avec la presse, joue aussi très bien son rôle dans "Au Bon Roman", sur le ton du complot germanporatin: on devine assez vite quelle nébuleuse d'intervenants, à savoir les écrivains médiocres, recalés, éventuellement journalistes donc installés dans un jeu de connivences, a des raisons d'en vouloir à cette librairie, qui connaît un succès certain. C'est là que se joue le crescendo des mauvais buzz et des jalousies, fondé parfois sur des trollages ou des poncifs qu'on devrait pouvoir balayer sans peine. Là, "Au Bon Roman" prend des allures de roman à clés.

Comment cela va-t-il finir? Sans trop en dire, le roman s'achève sur l'idée qu'il faut que tout change pour que rien ne change, évocatrice du "Guépard" de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Cela, au bout d'un voyage aux faux airs de polar littéraire, où affleure une narratrice masquée et bien informée (on comprendra qui elle est tout à la fin), et qui flatte agréablement le lecteur en le prenant avec intelligence et érudition par son vice préféré: la bonne lecture.

Laurence Cossé, Au Bon Roman, Paris, Gallimard, 2009.

Le site des éditions Gallimard.


vendredi 7 juin 2019

Ombres et lumières du foot au féminin

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Lucie Brasseur – Ce soir même, a lieu le coup d'envoi de la coupe du monde de football féminin. Une manifestation sportive est toujours quelque chose qui compte, et il est permis de croire que l'événement, organisé en France, donnera un surcroît de visibilité à un sport qui, au féminin, connaît un déficit d'image. L'écrivaine Lucie Brasseur a choisi d'aller y voir de plus près, dans un esprit résolument féministe. "#MeFoot" est le résultat de ce travail d'investigation. Double résultat, même: "#MeFoot", c'est un livre, mais aussi un documentaire TV, réalisé par Marc Arnaud. Le présent billet porte sur le livre.


Brièvement avant toute chose, il est permis de mettre en cause la formulation du sous-titre du livre, qui apparaît en bandeau: faut-il, comme on lit, "en finir avec les machos!"? Ou alors "en finir avec le machisme"? Si la seconde formulation admet que la personne machiste peut s'amender, la première, essentialiste, suggère qu'il faut s'en débarrasser par tous les moyens. Pour le dire diplomatiquement, c'est limite menaçant.

Enfin, passons! Voyons ce que le livre a entre ses quatre pages de couverture.

La structure du livre épouse celle d'un reportage de terrain, parfaitement journalistique, mariant de façon équilibrée les analyses et les entretiens, généreusement transcrits, avec des actrices (et quelques acteurs) concernés. L'auteure permet ainsi au lecteur d'entendre la parole de footballeuses (Eugénie Le Sommer), de cadres, de personnalités politiques (Marie-George Buffet), mais aussi d'un homme au moins, en la personne de Mickaël Landreau. Les questions visent à chercher en profondeur les obstacles qu'une fille, dès son plus jeune âge, peut trouver sur sa route si elle veut taper dans le ballon. Ainsi se dessine un stéréotype: le foot, c'est un sport de mecs. 

Dès lors, il sera question de pratique du jeu, et l'auteure écoute avec intérêt des fillettes qui jouent au foot et s'expriment sans filtre sur les différences de pratique entre elles et leurs collègues masculins: "Les filles sont plus intelligentes que les garçons. Elles font moins de fautes" ou "Oui, nous on joue l'efficacité, le collectif", lit-on par exemple. Mais c'est le même sport, et l'auteure, en observant des matches, considère que du point de vue technique, les filles n'ont rien à envier aux garçons. Pareil ou pas pareil? "#MeFoot" a l'intelligence de ne pas trancher, quitte à ce que cela paraisse paradoxal, voire contradictoire: les points de vue ont le droit de diverger.

Reste que les entretiens posent constamment la question du verre à moitié vide et du verre à moitié plein. Et le lecteur a l'impression que l'auteure, à force de creuser (d'un point de vue sociologique, mais aussi historique: sait-on que le foot a été interdit aux femmes pendant quarante ans en France?), veut un peu trop voir le verre à moitié vide. La formulation des questions s'avère révélatrice parfois – on pense à l'envie de parler d'écriture inclusive à Célia Šašić, Franco-Camerounaise active dans le championnat allemand. Autre élément: le regret constamment ressassé que telle avancée arrive si tard: "Vingt-huit ans après sa création, la France accueille – enfin – pour la première fois, la Coupe du monde de football féminin", lit-on dans le prière d'insérer. On a envie de répliquer qu'il n'est jamais trop tard... et que partant, le "enfin" est de trop dès lors que les choses bougent.

Alors oui: la démarche de l'auteure est pointue, dérangeante parfois; elle permet de déceler les obstacles placés sur le chemin du football féminin. Elle met au jour les préjugés de genre ("c'est un sport de garçons"), les regards pas toujours élégants (il y un florilège de sorties pas forcément anciennes qui révèlent un certain mépris à l'encontre des footballeuses) et aussi les difficultés logistiques et financières, mais aussi spécifiques (la question du cycle menstruel) d'un sport qui, dans sa version féminine, n'a pas acquis la visibilité qu'il estime lui être due – et qui serait source de finances, donc de salaires décents pour les professionnelles de ce sport. En somme, question fric, il y a de l'indécence vers le haut chez les hommes, et vers le bas chez les femmes.

Le diagnostic étant posé, quelles seraient les solutions? L'auteure dissémine quelques pistes au fil des pages, et ses interlocutrices et interlocuteurs ont des idées aussi, mais force est de constater qu'il n'y a pas de rubrique spécifiquement consacrée aux conseils aux acteurs, institutionnels entre autres. C'est dommage: dénonciateur de problèmes spécifiques, le livre "#MeFoot" laisse l'impression de n'être pas tout à fait en mesure d'ouvrir des pistes structurées et raisonnées pour y répondre.

On préfère dès lors lire les nombreux commentaires des actrices, des femmes de terrain, des footballeuses en somme, cités dans les "Bonus" du livre. Interviewées, celles-ci ne masquent jamais les difficultés liées à la pratique de leur sport en tant que femmes, mais préfèrent, on le sent clairement, relever les avancées réalisées ces dernières années et dire qu'elles se sentent les actrices d'une pratique sportive en plein essor, porté par la passion de celles qui s'y adonnent: les stades sont de plus en plus pleins, on a des équipements adaptés, on débloque des budgets. Ces commentaires positifs, l'amateur et l'amatrice de football féminin les garderont dans leur cœur à l'issue de leur lecture de "#MeFoot".

Lucie Brasseur, #MeFoot, Astaffort, Editions du Rêve, 2019, préface de Marinette Pichon.

Le site des Editions du Rêve, celui de Lucie Brasseur.

Lu en partenariat avec Simplement.pro.

mercredi 5 juin 2019

Sept cadres chômeurs au festival de l'arnaque

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Vincent Wackenheim – "Ca avait tout de suite commencé bizarre.": voilà, le ton est donné. Ce sera bien oral, truculent, pour dire la destinée pour le moins atypique d'une poignée de cadres dirigeants en rupture de ban qui, devenus chômeurs, se retrouvent dans un séminaire de remise en selle. Confrontation ou coalition? Les deux tendances vont jouer en parallèle dans "La gueule de l'emploi", un roman cocasse signé Vincent Wackenheim.


Le début laisse entrevoir une savoureuse caricature du développement personnel tel qu'il est proposé dans le monde de l'entreprise, avec une monitrice, Carole, qui se paie de mots et ne recule pas devant le mépris à peine masqué et les piques assassines, et sept auditeurs qui ne sont pas là de leur plein gré. D'emblée, l'auteur installe à traits rapides les rapports de force entre la monitrice et les auditeurs, mais aussi entre ces derniers. Et ça sonne juste: l'auteur imagine des cours qui obligent, avec cruauté, les auditeurs à se mettre à poil, sur la base de grands mots tels que "faire le deuil" ou "réseau". Côté style, agrémenté d'un chouïa de jargon corporate, la gouaille désabusée du propos gagne un supplément de goût.

Cette veine suffit-elle à faire un bon roman? Voilà que tout en douceur, l'auteur change de braquet pour passer à la petite truanderie. C'est Aziz, l'apparente erreur de casting, qui va s'avérer le personnage clé de ce détour: "Les gueules de l'emploi", c'est une entreprise d'arnaques en tous genres, constituée dans l'arrière-salle d'un kebab de banlieue. L'insignifiant Aziz, un kebab anonyme (mais sans risque de gastro): l'auteur a le chic pour propulser sur le devant de la scène des éléments qui paraissent anodins à première vue.

On bascule dans l'illégal, et l'auteur s'adonne à un festival: il évoque les mots de la tricherie dans diverses langues, et énumère les synonymes pour bien souligner le passage vers le côté obscur. Outre l'arrière-cour du kebab, lieu caché, un autre objet a priori banal revêt une symbolique essentielle: la machine à laver lavante-séchante tombée du camion devient le symbole du blanchiment de l'argent gagné, cash bien sûr, au gré d'activités frauduleuses, simples à mettre en place pour sept personnes qui savent jouer la comédie et se serrer les coudes. Tout cela finit par un mouvement social sur le périphérique, qui rappelle à la fois les Gilets Jaunes (visionnaire, Vincent Wackenheim?) ou, mais ce roman est plus tardif, l'amusant "Révolution" de Sébastien Gendron.

Au fil du roman, l'auteur réussit à caser à chaque chapitre une citation de Saint Augustin, de façon assez curieuse apparemment, mais compréhensible: cela participe de l'installation du thème du catholicisme, version "Dieu est humour", au coin de certaines pages. On pense à Solange, qui paraît assez sincèrement férue de Jésus-Christ, à la nécessité d'avoir du monde à des funérailles à l'église, ou à Bernard, qui joue les confesseurs à Saint-Sulpice et pratique allègrement la simonie. Il est permis de lire là l'idée que même les petites frappes peuvent avoir de la culture, et que les religions ont leur part d'hypocrisie mielleuse. 

Brocardant divers milieux au fil des arnaques stipendiées, l'auteur ne manque pas d'égratigner aussi celui de l'édition, dressant entre autres le tableau cruel des écrivains qui se rendent dans une fête du livre qui pourrait bien être celle de Brive-la-Gaillarde (ah, le train du cholestérol!), et où les hiérarchies entre ceux qui vendent peu et ceux qui vendent beaucoup est bien marquée – avec une pique à la littérature régionale qui tire un peu trop sur la ficelle de la Résistance plus ou moins sincère, qu'elle soit celle des personnages ou des auteurs.

Justice finira par être rendue, certes! D'ici là, le lecteur aura eu, en lisant "La gueule de l'emploi", l'occasion de suivre en rigolant un crescendo irrésistible dans l'art de la truanderie, pratiqué par d'anciens cadres seniors bien payés. Cela, en posant une question: et si, sachant l'intégrité toute relative de certaines huiles lourdes en entreprise, l'arnaque informelle n'était rien d'autre la poursuite joyeuse de l'arnaque formelle, par d'autres moyens?

Vincent Wackenheim, La gueule de l'emploi, Paris, Le Dilettante, 2011.