Vénédict Erofeiev – Prenez un train, mettez-y un personnage et faites-le évoluer. Cela pourrait être "La Modification" de Michel Butor, mais non: qu'on y injecte une bonne dose de ce délicieux poison qu'est l'alcool et nous aurons "Moscou-sur-Vodka", flamboyant roman de l'écrivain russe Vénédict Erofeiev. Un roman rare où le narrateur paraît bien être l'auteur, qui parcourt une ligne ferroviaire d'environ 125 kilomètres entre Moscou (gare de Koursk) et la petite ville de Petouchki.
On pense en effet au Nouveau roman à la française lorsqu'on parcourt "Moscou-sur-Vodka": l'intrigue est minimale et banale, avec juste l'histoire d'un bonhomme qui prend le train pour aller voir une bien-aimée fantomatique. Tout le génie de l'auteur réside dès lors dans l'idée de faire de l'alcool un personnage à part entière, qui tient tout le monde dans le train. Et aussi dans le génie résidant à recréer les théories d'un alcoolique de fond – de l'introspection donc. Mais joyeuse!
C'est que "Moscou-sur-Vodka" est bourré d'humour, encore plus que d'alcool. Le Vénédict du roman est un personnage qui sait rire de lui-même, de sa propre misère, ce qui éclate par exemple lorsqu'il décrit ses recettes de cocktails à base d'eau de Cologne ou d'alcool dénaturé, portant des noms à l'élégance trop outrancière pour être honnête. Il évoque aussi par le menu les effets de la cuite, mobilisant moult graphiques qui font très sérieux, et le lecteur qui a un jour touché un verre ne pourra que s'y retrouver par moments: ah, la science des ivrognes!
Rien ne condamne l'alcool dans "Moscou-sur-Vodka", c'est juste une donnée. Le narrateur n'hésite pas, cependant, à donner quelques pistes pour expliquer l'alcoolisme (ou pas) de certains personnages d'antan, célèbres souvent. On croisera ainsi Goethe (sobre, mais présenté comme alcoolique par procuration à travers ses personnages), Moussorgski, Pouchkine bien sûr, et quelques autres encore.
Omniprésent, oscillant quelque part du côté de Rabelais, l'humour est par ailleurs la politesse du désespoir bien sûr, l'envie de rire pour ne pas avoir à pleurer. Dès lors, l'alcool est aussi présenté comme une échappatoire à un régime politique, le communisme (nous sommes dans les années 1969), trop prompt à baliser les pensées des gens. Des gens qui ont des références culturelles similaires: dès lors que Vénédict interagit avec ses voisins de train, la conversation va prendre un tour curieusement intello, façon flamboyante.
C'est que dans le train, Vénédict n'est pas seul. En racontant, il n'hésite pas à décrire, avec des traits parfois un peu fous, certains personnages. Alors oui, on va adorer le contrôleur qui fait payer les resquilleurs en grammes de vodka (et méprise donc ceux qui ont payé régulièrement leur billet de train parce qu'ils ne lui donnent rien). On va rester assez sidéré par ce jeune homme apparemment handicapé qui a un usage absolument délirant des parties de son corps.
Reste que le narrateur va se retrouver seul en fin de roman, tué par des racailles. Où donc? La géographie même est malmenée, comme elle peut l'être lorsqu'on ne se voit plus les mains et qu'on a paumé sa caisse. "Tout le monde dit: le Kremlin, le Kremlin... J'en entends toujours parler et je ne l'ai jamais vu.", dit ainsi l'incipit. Il est permis de penser qu'il finit par y arriver et que ce sera sa mort. Mais comment, alors que son train le conduit à Petouchki? Comme par hasard, le sens de marche semble s'être inversé à un moment donné. Cela, dans un monde qu'on peut juger parallèle, mais où le Kremlin pourrait être comme si sacré que celui qui le voit doit mourir.
Un monde où même les limites entre chapitres s'avèrent poreuses. Les chapitres sont désignés par des tronçons de ligne ferroviaire, marquant les arrêts du train. Mais la narration ne s'arrête pas forcément là où le train s'arrête, et par conséquent, de façon juste et astucieuse, les phrases sautent volontiers d'un chapitre à l'autre.
Tout cela donne un roman parfaitement lyrique, que l'auteur préfère d'ailleurs présenter comme un poème, bien loin de toute littérature officielle sérieuse et conformiste. Un poème bien imbibé que l'on découvre à la fois flamboyant et désespéré, où le narrateur paraît parler par-delà la mort en n'hésitant pas à interpeller ses lecteurs. Des lecteurs rares d'ailleurs au début, puisque la première édition de "Moscou-sur-Vodka" n'a connu qu'un seul exemplaire, prêté aux amis par l'écrivain. Comme bon nombre de ses œuvres.
Vénédict Eroveiev, Moscou-sur-Vodka, Paris, Albin Michel, 1976/2015, traduction du russe par Annie Sabatier et Antoine Pingaud. Postface de Michel Heller.
Le site des éditions Albin Michel.
Lu par Denis Billamboz.
Défi Je relis des classiques avec Vivre Livre et Délivrer des livres.
Sur l'alcool, j'ai lu "le poison" de Charles Jackson. Un roman sur l'addiction. Mais sans humour !
RépondreSupprimerEn effet, un titre comme "Le Poison" annonce clairement la couleur!
SupprimerBonne journée et à bientôt pour un nouveau classique!
Clairement pas pour moi, même si la forme semble intéressante, bien que certainement déroutante!
RépondreSupprimerDéroutante, c'est le mot: on n'est jamais loin de la sortie de rails!
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