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mardi 22 janvier 2019

San-Antonio, les ressorts du pouvoir et les cadavres vivants du placard

Y-a-t-il-un-fran?ais-dans-la-salle
San-Antonio – Ah, voilà une belle exploration des ressorts du pouvoir! "Y a-t-il un Français dans la salle?", roman "sérieux" de Frédéric Dard dit San-Antonio, explore les âmes sombres de ces humains qui, de tous niveaux et de tous genres, cherchent à prendre le dessus sur leurs semblables. Il faut bien 414 pages pour explorer ce travers humain... et ce n'est rien: "Y a-t-il un Français dans la salle?" est le première volume d'un diptyque dont la deuxième moitié, de même longueur, s'intitule "Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants".

Présidents à tous les étages
Tout commence, même l'incipit, par "Le Président". Le Président, c'est Horace Tumelat, politicard comme on en connaît trop, président en fait d'un groupe parlementaire et d'un parti dans la France de Valéry Giscard d'Estaing (jamais mentionné, si ce n'est de façon allusive, par exemple par référence à son choix de ralentir le tempo de "La Marseillaise"). 

"Le Président"? Les mots et leur mise en forme ont un sens. Au-dessus d'Horace Tumelat, en effet, il y a le président de la République. L'auteur se lance dans une diatribe moins gratuite qu'il n'y paraît sur la notion de président: chacun peut l'être en somme, ce qui dévalorise le terme. En réaction, lorsqu'il est question du président de la République, l'écrivain use et abuse des majuscules. Un procédé tape-à-l'œil, sans finesse, mais qui a le mérite de marquer le lecteur et de signaler qu'en somme, "Le Président" Tumelat est aussi minable, dépourvu de pouvoir, nu en somme, que le président d'un club de pétanque.

L'illusion du pouvoir
Reste que "Le Président", ça claque! Dès lors, tout n'est qu'illusion du pouvoir. Cette illusion permet à Horace Tumelat, ex-ministre, quasi-garde des sceaux, de profiter des largesses sexuelles pas tout à fait désintéressées de sa secrétaire particulière, Ginette Alcazar. Elle lui ouvre aussi pas mal de portes (en plus des paires de jambes), l'hypocrisie obséquieuse de certains personnages jouant son rôle. Il est intéressant de relever que ce jeu de pouvoir sexuel, plus ou moins consenti, se reproduit à un niveau inférieur dans le cadre d'une intrigue secondaire qui met aux prises l'agent Pau-Pau et Marie-Marthe Fluck, dans une dynamique qu'on désignerait un peu vite aujourd'hui du nom de harcèlement: la victime trouve quelques miettes de satisfaction dans cette relation pourtant malsaine, ô combien.

La quête du pouvoir prend aussi la forme de l'hypergamie, ou envie d'épouser quelqu'un de socialement mieux placé que soi. Il a été question de Ginette, qui est prête à tuer son mari minable pour se faire épouser par Horace Tumelat. Cette hypergamie se poursuit au-delà du mariage: Horace est marié à Adélaïde, qui n'est pas prête à lâcher le morceau. Et le coeur, dans tout ça? Il est du côté de Noëlle, gamine de 17 ans, donc a priori innocente, pas même consciente du pouvoir qu'a sa beauté: l'auteur dessine à grands assauts de lyrisme des sentiments nets et passionnés. Reste qu'en encourageant Noëlle dans son idylle avec Horace Tumelat, elle joue la partition de l'hypergamie par procuration. Après tout, son mari n'est qu'un mécanicien de locomotive syndicaliste plutôt veule dans son genre...

De la fluidité des genres
Mais revenons à Mme Fluck... Le lecteur trouvera ici la porte d'entrée d'un fort tropisme fribourgeois de la part de l'écrivain, qui a vécu à Bonnefontaine, non loin de la bonne ville de Fribourg. L'écrivain parle volontiers de cette Suisse d'adoption, et gageons qu'en 1979, il a bien dû être le seul, dans l'édition parisienne, à parler des armaillis qui portent leur capet – et à rapprocher ce couvre-chef de la kippa, au-travers du défunt mari juif de Marie-Marthe, dont les racines sont à Bulle. Ce tropisme régional a tendance à déborder sur une intrigue qui se déroule essentiellement à Paris et dans les environs: le lecteur averti surprendra tel personnage bien franco-français lâcher un très helvétique "ça joue?" au détour d'une phrase.

Il y a des hommes et des femmes dans "Y a-t-il un Français dans la salle?", et c'est très bien! On les voit dans leurs rapports entre eux, et l'auteur va, et c'est assez moderne, jusqu'à mettre en scène un personnage qui se situe entre ces deux genres: Mireille, alias Michel, travesti de spectacle, porteur donc d'une fluidité de genre certes factice. On admettra cependant, vu les accords grammaticaux, que pour l'auteur, ce personnage penche du côté féminin. Et en face, son copain Pau-Pau, attiré à la fois par un homme-femme et par une vieille dame (la fameuse Mme Fluck), a des penchants pour le moins ambigus. Ce dont l'auteur s'amuse... 

Un cadavre vivant dans le placard
Mais au-delà de ces grandes théories, on oublie de mentionner l'un des éléments clés de "Y a-t-il un Français dans la salle?": le prisonnier dont Horace Tumelat hérite au décès de son oncle putatif par pendaison. Le lecteur découvre son statut et sa raison d'être peu à peu. Et ce personnage fonctionne symboliquement comme le "cadavre dans le placard" qui hante tous les hommes politiques au fil de leur carrière. Sauf que là, le cadavre est vivant. Un reste d'humanité suggère qu'il ne faudrait pas l'abattre... et dans ses meilleurs moments, ce personnage à la lucidité exceptionnelle fait aussi figure d'éminence grise. Encore un truc qui ne saurait manquer aux hommes politiques.

Voilà voilà! On pourrait aussi parler du "running gag" de l'agent Seruti, qui aimerait obtenir des faveurs d'Horace Tumelat mais ne sais pas comment s'exprimer. Ou du journaliste fouille-merde Eric Plante, qui photographie les ébats contre nature de Pau-Pau et de la mère Fluck dans un esprit pas tout à fait désintéressé. On l'a dit: "Y a-t-il un Français dans la salle?" est un roman sur le pouvoir, sur lequel Dieu lui-même veille distraitement. C'est donc la mise en scène d'un fascinant panier de crabes où chacun essaie d'avoir le dessus. Côté style, c'est du San-Antonio pur jus, capable d'inventivité verbale et d'envie de tordre le bras à la grammaire et au lexique. 

Alors certes, c'est parfois lourd, il y a des longueurs et des accumulations pas forcément bien venues, des scènes de cul qui semblent gratuites. Les effets sont trop souvent soulignés au crayon rouge, le narrateur (qui peut bien être l'auteur) prenant le lecteur à partie pour le traiter de con, ce qui n'est jamais agréable, ou rechercher une confirmation de son talent. Mais les phrases accrochent le lecteur, familières, empreintes d'esprit gaulois, et révèlent avec une cruelle justesse, au fil de chapitres courts mais copieux, ce que l'âme humaine peut avoir de plus inavouable.

San-Antonio, Y a-t-il un Français dans la salle?, Paris, Fleuve Noir, 1979.

Le film "Y a-t-il un Français dans la salle?", signé Jean-Pierre Mocky, sera projeté au cinéma Rex de Fribourg (Suisse) le 16 février 2019 à 17 heures, dans le cadre du Salon du Livre Romand. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site du Salon du Livre Romand.

4 commentaires:

  1. J'ai envie de tenter la lecture de la série policière de San-Antonio... en as-tu lu ? merci par avance de ta réponse.
    Bonne journée !

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    1. Oui, j'ai lu pas mal de San-Antonio, en particulier au temps où j'étais au lycée - essentiellement ceux de la série mettant en scène le commissaire San-Antonio et son improbable équipe. C'est un auteur qui vaut la peine d'être lu!

      Attention: Frédéric Dard étant décédé, c'est son fils Patrice qui a repris la série. Or, je n'ai lu que des livres de Frédéric Dard, les plus anciens donc, et ne saurais donner un avis sur ceux de Patrice Dard pour le moment.

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    2. Pour ce qui concerne les San-Antonio (que j'ai tous lus, souvent plusieurs fois…), je conseillerais ceux des années 1975 à 1990 (à peu près, hein !) : avant, il n'était pas encore tout à fait “mûr” et, plus tard, la lassitude s'installe et l'invention a tendance à se tarir. Cette fourchette laisse encore beaucoup de latitude au découvreur : à raison de 5 romans par an, cela vous fait un choix de 75 titres !

      Pour ce qui est de Y a-t-il un Français dans la salle ?, je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'un roman “sérieux” ! Disons que c'est un roman “hors série”, c'est-à-dire plus volumineux que la production courante et ne mettant pas en scène le célèbre commissaire et sa bande.

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    3. En effet, il y en a des bons dans cette période; j'ai cependant une tendresse pour ceux de la fin des années 1950, peut-être parce que ce sont les premiers que j'ai lus.

      Un roman hors série surtout, en effet! Cependant, je le trouve sérieux aussi, davantage en tout cas que la série officielle des "San-Antonio", parce que l'écrivain y fait ressortir, de manière plus affirmée, un peu de ce que l'âme humaine a de sombre.

      Et dans un style plus inattendu, il y a enfin le livre-interview "D'homme à homme" (1984) entre Frédéric Dard et Mgr Jean Mamie, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg.

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