Erich Scheurmann – Comment peut-on être européen? A la mode de Montesquieu et de ses "Lettres persanes", cette question traverse le livre "Le Papalagui", recueil de onze réflexions notées de manière thématique par un chef samoan, Touiavii, et recueillies au vol par l'écrivain et artiste-peintre allemand Erich Scheurmann (1878-1957), qui a lui-même vécu aux îles Samoa dans les années qui coïncident avec le début de la Première guerre mondiale.
Pour le lecteur d'aujourd'hui, Touiavii apparaît comme un chef légendaire. A-t-il même existé? Erich Scheurmann le dit, la traductrice française Dominique Roudière le confirme (deuxième traduction, 2001) en évoquant une photographie historique, mais la version allemande de Wikipédia considère que le personnage de Touiavii est une fiction. Ce n'est pas le lieu ici que d'en débattre; tout au plus ajouterons-nous qu'à sa sortie en Allemagne en 1920, la question d'un possible plagiat a été soulevée, sans avoir jamais été éclaircie.
Et que sont ces "Papalagui", alors? Ce ne sont rien d'autre que les humains européens, de race blanche et qui, littéralement, "pourfendent le ciel". Touiavii en offre une observation aiguë dont la naïveté même fait la force: les onze récits du livre sont autant d'étonnements face à certains aspects du mode de vie européen.
Cette naïveté exprime l'étonnement permanent de Touiavii face aux choses que les Européens ont réalisées, ainsi qu'à leur mentalité. Ainsi, si la pensée est valorisée en Europe, elle est plutôt dévalorisée chez des Samoans plus avides de vivre que de réfléchir. Le cinéma? Touiavii interroge son rapport au réel et s'étonne que personne ne se précipite au secours de tel personnage en péril dans un film.
Et dans plus d'un texte, il interpelle l'ambition de l'homme occidental blanc de vouloir remplacer Dieu, entre autres à l'aide de machines. Touiavii en reconnaît le caractère remarquable, mais estime que ce n'est pas pour lui, ni pour les siens. Cette ambition mêlée d'orgueil ("C'est l'orgueil du Papalagui qui le meneaux catastrophes!", résume la traductrice) résonne à fond aujourd'hui, à l'ère de l'"Homo Deus" de Yuval Harari et de cette intelligence artificielle qui est en train de dépasser l'humain et de se prétendre divine, avec quelques complicités.
Et de quoi naît le charme passionnant de "Les Papalagui"? Du décalage culturel, dira-t-on un peu rapidement, pour rappeler qu'on a inventé l'eau tiède. Le lecteur sensible à la poésie comprend, au fil des pages, que l'auteur, se mettant dans la peau de Touiavii, lui prête un langage imagé et porté sur le concret. Il y a parfois quelques décalages sémantiques, de quoi secouer quelque peu le langage commun: c'est avec ses mots que Touiavii dit les réalités de l'homme occidental, qu'il s'agisse de vêtements, de cinéma, de logements ou même de Dieu – le chef samoan acceptant le message chrétien pour mieux relever l'hypocrisie de ceux qui l'ont amené sur Samoa.
Oublions un instant le fait qu'Erich Scheurmann, quelles qu'en soient les motivations, a souscrit au régime nazi, qui l'a à son tour jugé convenable. "Le Papalagui" est un court ouvrage qui a connu un engouement certain dans les années 1980, pendant lesquelles il a été traduit en français et dans une dizaine d'autres langues. Paternaliste ou colonial, ce livre? On peut le craindre au moment de la préface. Mais la parole franche et naïve de Touiavii finit par convaincre chaque lecteur, porteuse qu'elle est d'une envie de respect réciproque des cultures. Le lecteur comprend assez vite la mécanique du texte; dès lors, l'habileté ultime d'Erich Scheurmann est d'avoir su s'arrêter à temps: "Le Papalagui" invite à réfléchir, aujourd'hui encore, avec le sourire et sans assommer.
Erich Scheuermann, Le Papalagui, Paris, Présence Image Editions, 2001, traduit de l'allemand par Dominique Roudière.
Défi 2025 sera classique aussi.