Pages

samedi 26 juillet 2025

Le culot de la naïveté: un regard samoan sur les Européens

temp-Image-QLQ3-FH

Erich Scheurmann – Comment peut-on être européen? A la mode de Montesquieu et de ses "Lettres persanes", cette question traverse le livre "Le Papalagui", recueil de onze réflexions notées de manière thématique par un chef samoan, Touiavii, et recueillies au vol par l'écrivain et artiste-peintre allemand Erich Scheurmann (1878-1957), qui a lui-même vécu aux îles Samoa dans les années qui coïncident avec le début de la Première guerre mondiale.

Pour le lecteur d'aujourd'hui, Touiavii apparaît comme un chef légendaire. A-t-il même existé? Erich Scheurmann le dit, la traductrice française Dominique Roudière le confirme (deuxième traduction, 2001) en évoquant une photographie historique, mais la version allemande de Wikipédia considère que le personnage de Touiavii est une fiction. Ce n'est pas le lieu ici que d'en débattre; tout au plus ajouterons-nous qu'à sa sortie en Allemagne en 1920, la question d'un possible plagiat a été soulevée, sans avoir jamais été éclaircie.

Et que sont ces "Papalagui", alors? Ce ne sont rien d'autre que les humains européens, de race blanche et qui, littéralement, "pourfendent le ciel". Touiavii en offre une observation aiguë dont la naïveté même fait la force: les onze récits du livre sont autant d'étonnements face à certains aspects du mode de vie européen.

Cette naïveté exprime l'étonnement permanent de Touiavii face aux choses que les Européens ont réalisées, ainsi qu'à leur mentalité. Ainsi, si la pensée est valorisée en Europe, elle est plutôt dévalorisée chez des Samoans plus avides de vivre que de réfléchir. Le cinéma? Touiavii interroge son rapport au réel et s'étonne que personne ne se précipite au secours de tel personnage en péril dans un film.

Et dans plus d'un texte, il interpelle l'ambition de l'homme occidental blanc de vouloir remplacer Dieu, entre autres à l'aide de machines. Touiavii en reconnaît le caractère remarquable, mais estime que ce n'est pas pour lui, ni pour les siens. Cette ambition mêlée d'orgueil ("C'est l'orgueil du Papalagui qui le meneaux catastrophes!", résume la traductrice) résonne à fond aujourd'hui, à l'ère de l'"Homo Deus" de Yuval Harari et de cette intelligence artificielle qui est en train de dépasser l'humain et de se prétendre divine, avec quelques complicités.

Et de quoi naît le charme passionnant de "Les Papalagui"? Du décalage culturel, dira-t-on un peu rapidement, pour rappeler qu'on a inventé l'eau tiède. Le lecteur sensible à la poésie comprend, au fil des pages, que l'auteur, se mettant dans la peau de Touiavii, lui prête un langage imagé et porté sur le concret. Il y a parfois quelques décalages sémantiques, de quoi secouer quelque peu le langage commun: c'est avec ses mots que Touiavii dit les réalités de l'homme occidental, qu'il s'agisse de vêtements, de cinéma, de logements ou même de Dieu – le chef samoan acceptant le message chrétien pour mieux relever l'hypocrisie de ceux qui l'ont amené sur Samoa.

Oublions un instant le fait qu'Erich Scheurmann, quelles qu'en soient les motivations, a souscrit au régime nazi, qui l'a à son tour jugé convenable. "Le Papalagui" est un court ouvrage qui a connu un engouement certain dans les années 1980, pendant lesquelles il a été traduit en français et dans une dizaine d'autres langues. Paternaliste ou colonial, ce livre? On peut le craindre au moment de la préface. Mais la parole franche et naïve de Touiavii finit par convaincre chaque lecteur, porteuse qu'elle est d'une envie de respect réciproque des cultures. Le lecteur comprend assez vite la mécanique du texte; dès lors, l'habileté ultime d'Erich Scheurmann est d'avoir su s'arrêter à temps: "Le Papalagui" invite à réfléchir, aujourd'hui encore, avec le sourire et sans assommer. 

Erich Scheuermann, Le Papalagui, Paris, Présence Image Editions, 2001, traduit de l'allemand par Dominique Roudière.

Défi 2025 sera classique aussi.





vendredi 25 juillet 2025

Quand les cœurs prennent la clé des champs

temp-Image-ODn-NN3

Angéla Morelli – En relisant la dédicace qu'Angéla Morelli m'a faite à la Fête du Livre de Saint-Etienne, cuvée 2018, dans mon exemplaire de "La rencontre idéale (ou presque)", il me revient le souvenir des mémorables "Harlequinades", défis poilants entre blogueurs et blogueuses littéraires consistant à rédiger des pastiches de quatrièmes de couverture (comme celle-ci) que les éditions Harlequin auraient pu produire... ou pas. Depuis, d'instigatrice des Harlequinades, Angéla Morelli est devenue écrivain. Et c'est avec délice que je me suis enfin plongé dans "La rencontre idéale (ou presque)".

Dans le genre de l'attaque "in médias res" qui ferre le lecteur d'emblée, le début de ce roman est réussi: l'auteure met d'emblée en scène le personnage féminin, Louise, qui va porter son histoire. Ce sera une Parisienne perdue dans une campagne qu'elle a fantasmée et qu'elle découvre, avec ce qu'elle a d'agréable mais aussi de peu commode, notamment quand on porte des chaussures délicates. 

Louise ressemble à une poupée Barbie, en ce sens qu'elle a plein de fringues dans ses valises et qu'elle sait tout faire. L'histoire de la chaussure gâchée et des genoux écorchés lorsqu'elle arrive en Baie de Somme apparaît dès lors comme un faux pas vite oublié: on la verra cuisiner avec une apparente assurance, prêter adroitement main-forte à l'entrepreneur chargé de réparer la ferme où elle loge pendant un mois – une période pendant laquelle elle s'est promis de ne pas céder aux appétits de la chair, comme elle le fait trop facilement à Paris. Littéralement, les hommes, pour elle, c'est "ken", avec ou sans majuscule.

Reste qu'à la campagne aussi, les trobogosses, ça existe. L'auteure installe une tension sentimentale en mettant en évidence deux personnages masculins: Joffrey, un apiculteur néo-rural plutôt sociable et craquant, et Arnaud, l'entrepreneur justement, qui traverse une mauvaise passe qui le rend difficile à dégeler. S'échiner à briser la glace ou céder à l'immédiateté d'une rencontre torride? L'auteure excelle à décrire les états d'âme d'une Louise dont le cœur balance. Pour ajouter un peu de pression, elle met en avant l'argument du qu'en-dira-t-on, particulièrement efficace lorsqu'on est une Parisienne qui se met au vert dans un village de 22 habitants.

"La rencontre idéale (ou presque)" laisse certes quelques portes ouvertes dans son intrigue, entre autres en ce qui concerne ce que deviendra l'apprenti d'Arnaud (qui a du potentiel, pourtant), ou l'origine des moyens dont dispose Gisèle, simple enseignante aux penchants ésotériques, pour posséder une ferme qu'elle peut rénover à grands frais en son absence – sous la supervision de Louise. Porté entre autres par des images culottées, ce court mais chouette roman fait cependant tout ce qu'on attend de lui: amuser et divertir en toute légèreté grâce à une écriture pétillante qui raconte plus d'une péripétie improbable et accrocheuse.

Angéla Morelli, La rencontre idéale (ou presque), Paris, Harlequin.

Le site des éditions Harlequin.

mardi 22 juillet 2025

Bagarre et quête de soi: à la recherche du destin d'Eliott à Lemania

temp-Image-Ogn91p

Fabien Feissli – L'ambiance est orageuse dans le deuxième tome de la saga "Lemania" imaginée par le journaliste et écrivain suisse Fabien Feissli. Après une prise d'otages au Mîlenarium, nouvelle école polytechnique fédérale de Lausanne, Eliott a une réputation partagée dans sa ville, Lémania: terroriste pour les uns, c'est un sauveur pour les autres. Et surtout, c'est un humain augmenté. Après "Le Mîlenarium", l'histoire de ce postadolescent amnésique aux pouvoirs surhumains se poursuit avec "Eva". 

On se souvient qu'au terme du premier roman de la saga, l'adversité entre Eliott et son ennemi Sandro, son jumeau, est devenue une affaire personnelle. Cette affaire de revanche est le moteur d'"Eva". La narration se caractérise dès lors par une ambiance de castagne constante entre humains bien sûr, mais aussi entre cyborgs et autres créatures futuristes nées de la révolution numérique: nous sommes en 2049 et il y a des avatars et des exosquelettes plein les rues. 

Eliott se retrouve placé, et c'est là que ça devient intéressant, au cœur de mille tensions. Peut-il encore faire confiance à ses parents adoptifs? Une conversation saisie au vol distille le doute, alors que son père, policier, jure qu'il ne veut que son bien. Mais Eliott n'est pas du genre à se laisser mettre en prison, ni étudier comme une bête bizarre. Ses amis? Leurs soutiens sont variables, et ça se comprend au vu des risques qu'il y a à être l'ami d'un gars à la sulfureuse réputation de terroriste. Mais plus d'une relation se trouvera renforcée par les épreuves liées à la quête identitaire d'Eliott, ou juste à sa vie de célébrité sulfureuse.

L'auteur appuie, davantage que dans le premier tome de la saga, le côté futuriste de la cité de Lemania, née sur les rives du Léman sur les cendres d'une Lausanne délabrée. On ne s'y déplace plus en voiture individuelle, mais en Minitro. La surveillance est partout, les possibilités de piratage d'humains sont réelles (Eliott en a été la victime, pense-t-il), mais une cage de Faraday permet de se protéger. Mettant enfin en scène des personnages électrosensibles, l'auteur développe la possibilité d'une nouvelle forme d'exclusion fondée sur un trop-plein d'ondes.

De bagarre en bagarre, Eliott va en apprendre plus sur lui-même et sur son passé, et le lecteur ne manque pas de se passionner pour son destin: l'auteur sait maintenir la tension tout au long d'un épisode marqué par la violence. Il convient d'avoir bien en tête "Le Mîlenarium" pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de "Eva", certes. Mais pour récompense de sa fidélité, le lecteur en saura plus sur ce personnage amnésique, apprenant pour ainsi dire en même temps que lui, tout au long d'un roman riche en surprises qui, le titre l'annonce, gravite autour d'une mystérieuse Eva. Mais tout n'est pas fini: un tome 3 est d'ores et déjà sorti. 

Fabien Feissli, Eva, Genève, Cousu Mouche, 2018. 

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 20 juillet 2025

Dimanche poétique 700: Paul Verlaine

En bateau

L'étoile du berger tremblote
Dans l'eau plus noire et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.

C'est l'instant, Messieurs, ou jamais,
D'être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais !

Le chevalier Atys, qui gratte
Sa guitare, à Chloris l'ingrate
Lance une oeillade scélérate.

L'abbé confesse bas Eglé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son coeur la clé.

Cependant la lune se lève
Et l'esquif en sa course brève
File gaîment sur l'eau qui rêve.

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Bonjour Poésie.

lundi 14 juillet 2025

Charles Gancel, six fois des non-dits en cascade

temp-Image4-Dhjg-N
Charles Gancel – C'est pour moi une surprise totale que ce recueil de nouvelles signé Charles Gancel: "L'inaccessible". Six textes de l'auteur s'y retrouvent, bien développés. Il serait cependant faux de penser, sur la simple vision de la couverture, qu'il n'y sera question que de sensualité habillée de flou. Outre les relations entre humains, l'auteur fait aussi revenir le thème de la création, en particulier musicale, et son aspect potentiellement transgressif.

Il y a bien sûr des histoires d'amour dans "L'inaccessible", ou des destins de couples contrariés, et surtout des non-dits à la pelle. On pense à "L'inaccessible", nouvelle éponyme, qui évoque ce sentiment qu'on peut ressentir, jeune homme, que telle contemporaine est absolument inaccessible et que face aux sentiments ressentis, le râteau est assuré. Terrible nouvelle? Certes: c'est pourtant en milieu de vie que l'amoureux transi mesure l'écart entre les sentiments qu'il a éprouvés et ceux vécus naguère par l'autre. De la part de l'adolescent amoureux devenu adulte, valait-il vraiment la peine d'en avoir le cœur net?

De l'amour, on en trouve aussi dans la très citadine nouvelle "Un jour à Manhattan", évocateur d'une artiste cosmopolite riche et prolixe, Mayia, et d'un écrivain sec logés ensemble dans un loft aux volumes généreux à New York. Il y a de la couleur ici, portée par les toiles encore méconnues de Mayia. Outre le dessin du lien plus ou moins amoureux qui les relie, l'auteur trace aussi une ville de New York dangereuse où l'on risque de mourir à tous les coins de rue.

Cette anarchie urbaine fait écho à celle qu'on peut imaginer dans la Moscou que l'écrivain décrit dans "Un rat": c'est une nouvelle qu'on imagine située dans les années Eltsine, temps d'un capitalisme anarchique que son successeur, Vladimir Poutine, a su mettre au pas. "Un rat" captive selon les ficelles classiques d'un film d'action: un tueur à gages chargé de descendre un oligarque se retrouve distrait par un rat au moment fatal. Quant au rôle de sa comparse, son rôle véritable constitue le dernier twist de cette nouvelle surprenante peuplée d'opportunistes et de personnages en rupture de ban.

L'auteur réussit même à dessiner l'histoire d'un crime parfait, qui se déroule dans des circonstances particulières (et originales, pour le coup), réunies quelque part en France profonde. "La retenue" interroge ce que peut ressentir une femme poussée à bout par un mari "pas facile", également après qu'elle soit passée à l'acte. Le mari est certes un salaud, et l'auteur ne l'épargne guère. Mais son absence est-elle vraiment agréable sur le long terme, même après le passage de flics pas très curieux? 

Quant à "Le foulard", c'est la nouvelle la plus marquée par le motif de la création musicale et de ses affres, que les artistes connaissent: il s'agit d'écrire des chansons sur tel ou tel texte, mais voilà: par temps de canicule, logé à la campagne, le compositeur ne sait qu'écrire une comptine apparemment géniale, mais qui n'aura rien à voir avec ce qui est demandé – et surtout pas avec les textes "sociétaux" de l'interprète et parolière. Enfin, il y a quelques réserves à relever au sujet de "Une partie de chasse", au début assez confus: l'auteur décrit insuffisamment le monde dystopique qu'il entend mettre en scène, et laisse, pour le coup, le lecteur sur le côté de la route: qui sont ces "primitifs urbains", abrégés "P. U." tant recherchés?

Peu à peu, le lecteur découvre des textes qui, chacun à sa manière, prennent le temps de se construire dans des contextes variés où plus d'un personnage a quelque chose à cacher à ses contemporains. Voilà une découverte intéressante.

Charles Gancel, L'inaccessible, Paris, Buchet-Chastel, 2017.

Le site des éditions Buchet-Chastel.

Egalement lu par IrethJérôme, Jess Swann, La république des livres, Lili Matoline.

dimanche 13 juillet 2025

Dimanche poétique 699: Matthieu Corpataux

41

Des Sahara entiers
Il faut bien que quelques grains
Sortent. Ils auront le goût des sablés
Que Cécile sortait du chapeau

Ou le goût de ta peau
Que j'observe la nuit
Qui me donne le tournis
Qui délivre un dépôt

Matthieu Corpataux (1992- ), Sucres, Vevey, Editions de l'Aire, 2020.

samedi 12 juillet 2025

Saint-Valentin, soir du crime

temp-Imagei-M9e-LZ

Jean-Marie Reber – On peut faire plein de choses le soir de la Saint-Valentin. Être assassinée n'est sans doute pas la plus joyeuse, surtout lorsqu'on se promet de passer du bon temps avec son (ou ses) amoureux. C'est pourtant ce qui est arrivé à Sylvie et Chloé, les deux victimes même pas majeures autour desquelles tourne le roman policier "Les meurtres de la Saint-Valentin" de Jean-Marie Reber. Et c'est l'inspecteur Fernand Dubois, quinquagénaire marié et père de deux jumeaux, les "jujus", qui va mener l'enquête...

En début de roman surtout, l'écrivain a le chic pour dessiner l'imaginaire de la Saint-Valentin: il y a ceux qui ne la fêtent pas, ceux (et surtout celles) qui ont de grandes attentes. Et aussi ce qui peut se passer en famille: des enfants qui poussent leurs parents à marquer le coup – et des policiers obligés d'abréger des festivités qui auraient pu être fort sympathiques ma foi. Il y a des fleurs dans ce roman, une bague de fiançailles aussi. Et plus largement, au fil des pages, des réflexions sur l'amour en général, sur ses faux-semblants intéressés, et sur des ressentis troubles qu'on avoue difficilement.

Qu'on ne se méprenne pas: il n'y a pas une goutte d'eau de rose dans "Les meurtres de la Saint-Valentin". L'auteur conduit une intrigue policière classique et rigoureuse, pilotée par un Fernand Dubois habile psychologue, cultivé, pragmatique voire ferme. Les personnages impliqués, voire suspects? Il y en a bien quelques-uns, et la passion peut être leur mobile. L'auteur excelle à créer des profils variés: un Don Juan à l'italienne ou sa femme, un adolescent boutonneux, un Yougoslave à flingues et à chien. Il recrée leurs interrogatoires successifs, formels ou non, en ayant le souci de les rendre réalistes: une vieille dame déboussolée ne répondra pas de la même manière qu'un bellâtre sûr de lui mais qui a quelque chose à cacher. Des gardes à vue? L'inspecteur les décrète de façon stratégique.

Quant aux victimes, le lecteur va aussi en apprendre de belles sur elles, en particulier sur Sylvie. L'auteur excite la curiosité en mettant en évidence, par exemple, le fait que Sylvie, lycéenne, s'affiche avec des vêtements et accessoires largement au-dessus de ses moyens: on la sent dégourdie, voire vénale, au fil des pages. Et dans le tandem d'amies qu'elle constitue avec Chloé, c'est elle qui mène le bal. Même pour faire des trucs pas avouables?

Les deux premiers chapitres exposent en détail les dernières heures de Sylvie et de Chloé – un chapitre chacune. L'auteur profite de ces pages pour créer deux scènes d'exposition réussies: le lecteur a toutes les cartes en main pour voir, savoir, deviner comment l'intrigue va évoluer, loin de toute surprise bancale. Et en fin de roman, l'auteur a l'habileté de faire des funérailles de Sylvie et Chloé le lieu où sont venus les suspect mis hors de cause, comme un rappel: souviens-toi, tu l'as cru coupable! Le pied-de-nez au lecteur qui s'est laissé avoir par les fausses pistes est impeccable.

On referme "Les meurtres de la Saint-Valentin", polar neuchâtelois sans se l'avouer, en gardant le souvenir d'un roman faussement tranquille, qui monte peu à peu en tension et accroche au gré de dialogues ciselés et rythmés tout en s'intéressant de près aux âmes toujours un peu grises de ses personnages. 

Jean-Marie Reber, Les meurtres de la Saint-Valentin, Hauterive, Editions Attinger, 2015.

Le site des éditions Attinger.

Egalement lu par Francis Richard.

jeudi 10 juillet 2025

Le passage des souvenirs obscurs

temp-Image26-Tr1-C

Christophe Jamin – Il y a un "Passage de l'Union" à Bulle, la petite ville où j'ai fait mes écoles. Il n'en fallait pas plus pour qu'à la Fête du Livre de Saint-Etienne, édition 2021, je m'arrête sur le roman, signé Christophe Jamin, qui porte ce titre. Son "Passage de l'Union" à lui se trouve à Paris, dans le septième arrondissement. Et l'auteur, avocat et professeur de droit, y relate, assumant le flou du romancier, des faits qu'il dit exacts.

Tout part d'une mission d'avocat qui lui est confiée: celle de défendre un jeune homme, personnage des nuits parisiennes, qui a tué. Celui qui fut lui-même un habitué des soirées sans fin à Paris, suivies de longues marches pour rentrer chez lui, constate peu à peu, à partir de faits troublants du dossier, qu'il touche à la grande histoire, et que le destin du jeune prévenu a peut-être partie liée avec le sien, et en particulier avec la chambre que son père lui a achetée, pour l'installer, au Passage de l'Union.

Pour ce qui est des pages sombres de la grande histoire, "Passage de l'Union" exhume en son cœur l'histoire bien réelle de "Monsieur Joseph", alias Joseph Joanovici, un Juif d'origine moldave qui s'est enrichi à Paris sous l'Occupation en faisant commerce de ferraille tant avec les Allemands, qui l'ont désigné Aryen d'honneur, qu'avec les Résistants. Qu'est devenue sa fille? On ne le saura pas, sans doute a-t-elle été déportée. Ses deux garçons, le blond condamné et son frère industrieux qui le soutient dans l'épreuve, sont toujours de ce monde au moment où se déroule l'intrigue – c'est-à-dire au terme du vingtième siècle.

Ce temps de l'Occupation apparaît, de façon étonnamment fantomatique et hallucinée, dans un roman narré de manière plutôt réaliste, à l'occasion d'une expédition en métro, au départ d'une station énigmatique. L'auteur y décrit une fête échevelée entre vedettes qui ont choisi le camp de la collaboration. Cela se passe chez Monsieur Joseph, et il y a peut-être un cadavre dans le coin.

Telle que décrite, la disparition de la fille évoque, et c'est souligné dans "Passage de l'Union", la disparition de Dora Bruder, point de départ d'un roman de Patrick Modiano. Cet écrivain, l'auteur ne le nomme jamais; mais c'est un personnage clé de ce roman, et sa description en piéton de Paris peu à l'aise avec la parole orale, désigné qui plus est comme futur prix Nobel de littérature, le rend immédiatement reconnaissable. 

Troublant roman que "Passage de l'Union", porté par des ambiances nocturnes chargées d'histoires, et qui va se terminer par quelques discussions entre le narrateur et certains membres de sa famille: faut-il remuer les secrets de famille et les vieilles histoires pour se tirer d'un déterminisme familial auquel on n'échappe de toutes façons pas? L'avocat qui se raconte dans "Passage de l'Union" verra, une fois que tout aura été dit, que lui aussi est le produit d'un passé plus ou moins conscient, psychologiquement digéré et restitué, sublimé à l'âge adulte. Même son rituel consistant à aller fleurir régulièrement la tombe de Me René Floriot dépasse en profondeur l'image superficielle d'une superstition d'avocat en devenir, admiratif face à un plaideur de talent.

Christophe Jamin, Passage de l'Union, Paris, Grasset, 2021.

Le site des éditions Grasset.

Egalement lu par Domi C Lire, Jules.

dimanche 6 juillet 2025

Le maître de désir corrigé

temp-Imager-JLxf-U

Clarissa Rivière – Après "Le Village des soumises", l'écrivaine Clarissa Rivière poursuit son exploration littéraire du petit monde du BDSM, toujours sur un mode joyeux et festif. Tout commence de manière classique dans "Chemins de soumission", son dernier roman, et l'auteure en convient volontiers: deux filles dans la vingtaine, étudiantes de leur état, frappent à la porte d'un manoir perdu, un soir de pluie. Un homme leur ouvre la porte...

Avec Nadia et Emilie, la romancière met en scène deux jeunes amies de tempéraments divers et complémentaires qui vont découvrir, au fil des pages, l'univers un peu à part des dominants et des soumis, ainsi que de la complexité des codes qui régissent les adeptes de la pratique BDSM. A ce titre, le lecteur se trouve en présence d'un roman d'apprentissage où un maître de plaisir, Nicolas, le châtelain, joue le rôle d'initiateur et de révélateur: Nadia et Emilie trouveront leur chemin sous sa (plus ou moins) douce férule, en faisant tomber quelques limites au passage.

Placé en position de voyeur, le lecteur en apprend lui aussi sur cette manière de se donner du plaisir, seul, à deux ou en groupe. L'impression renvoyée est celle d'une grande liberté, mais aussi d'une manière de faire les choses codifiée où chacun joue un rôle, librement consenti et pas forcément fixe, en fonction de son tempérament: Nadia se plaît dans son rôle de soumise, Emilie domine ou se soumet selon ses humeurs, et il y a même un certain Poutou, adorable soumis qui se complaît dans un rôle de chien; on l'imagine aisément dans sa tenue de cuir.

Il est permis de voir, au début du moins, dans Nicolas une sorte de phallocrate paternaliste commandant à deux filles sous emprise. C'est une fausse première impression: "Chemins de soumission" évite l'écueil en mettant en évidence des personnages de femmes dominatrices ou simplement déterminées (nous avons parlé d'Emilie, mais il y aura aussi Krys, qui ne rigole pas avec ses accessoires, et sa secrétaire qui essaie de mettre le grappin dessus), qui sauront corriger Nicolas lui-même lorsqu'il va trop loin, et le pousser jusqu'à ses propres limites dans un rituel de punition à la fois grave et ludique.

L'auteure excelle à dessiner les ressorts psychologiques qui composent les rapports subtils de domination et de soumission entre personnages. Cela, tout en insistant sur le fait que tout, chaque acte subi ou donné, est librement consenti.

En développant son intrigue dans un manoir, la romancière installe une ambiance attendue, faite de pénombre invitante, de vieux tableaux et de la chaleur appréciée d'un feu de bois, déjà promesse de sensualité. Dans un souci constant du détail, soucieuse d'évoquer et de flatter tous les sens, elle sait faire évoluer de manière excitante et captivante une intrigue inventive et bien troussée où l'érotisme est partout, littéralement à chaque phrase, portée par des personnages constamment sur le gril, qui jouent sans fausse note la partition des soumis et des dominants.

Clarissa Rivière, Chemins de soumission, Milly-la-Forêt, Tabou Editions, 2025.

Le blog de Clarissa Rivière (16 ans et plus), le site de Tabou Editions.

Dimanche poétique 698: Louise Labé

Luisant Soleil, que tu es bienheureux

Luisant Soleil, que tu es bienheureux
De voir toujours de t'Amie la face!
Et toi, sa sœur, qu'Endymion embrasse,
Tant te repais de miel amoureux!

Mars voit Vénus; Mercure aventureux
De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glace;
Et Jupiter remarque en mainte place
Ses premiers ans plus gais et chaleureux.

Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits divins ensemble lie;
Mais, s'ils avaient ce qu'ils aiment lointain,

Leur harmonie et ordre irrévocable
Se tournerait en erreur variable,
Et comme moi travailleraient en vain.

Louise Labé (1524-1566). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 4 juillet 2025

Joël Cerutti: la vengeance est un plat qui se mange saignant

temp-Image16-MHNO

Joël Cerutti – Imaginez qu'on découvre un jour un extrait végétal aux capacités régénératives telles qu'une dose permet de réveiller un mort, animal ou même humain. C'est ce qui arrive à Benoît Petite, chercheur sans envergure à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Les conséquences? C'est ce que raconte "Arvine sur ordonnance" de Joël Cerutti.

Ce qu'on apprend assez vite, c'est qu'à la suite d'une rixe qui a mal tourné, Benoît Petite se retrouve en chaise roulante, paralysé des membres inférieurs (kékette incluse, faut pas rêver!), placé dans la situation quelque peu humiliante de devoir gérer des poches qui recueillent ce qui sort en pagaille de sa vessie et de ses intestins. Cela crie vengeance! 

Dès lors, "Arvine sur ordonnance" fonctionne à la manière du roman "Dr Jekyll et Mr Hyde", avec un personnage qui vit une double vie, tantôt invalide, tantôt super-méchant, dans un parallélisme adroitement agencé par l'auteur. Et comme ça se passe en Valais, l'auteur ne manque pas de jouer avec certains des stéréotypes qui collent à la peau de ce canton suisse. Le Rhône même voit double...

En effet, deux fleuves irriguent "Arvine sur ordonnance". L'un charrie la petite arvine, vin délicieux tiré d'un cépage indigène. Au fil de ses recherches, Benoît Petite, grand consommateur de ce breuvage, comprend qu'il est indispensable de l'associer à Gudule (le fameux extrait végétal) pour que ça marche bien sur l'humain. Dès lors, le lecteur y a droit à toutes les pages... et ma foi, c'est gouleyant. 

L'autre fleuve, c'est celui où coule le sang. L'auteur comprend le terme "gore" dans son sens le plus fort. Cela implique d'imaginer des scènes de vengeance particulièrement cruelles et inventives. Et force est de relever la créativité de l'auteur en la matière – le spectaculaire prend même à plus d'une reprise le pas sur la vraisemblance, à la façon d'un épisode de "Mission impossible". Les scènes les plus marquantes relèvent de la vengeance, un plat qui, à en croire l'auteur, se mange saignant.

En contrepoint, force est de relever que Gudule réveille les morts et que "Arvine sur ordonnance" intègre des résurrections. Le lecteur ne manque donc pas d'être surpris à plus d'une reprise, à l'égal des personnages mis en scène. Autour de Benoît Petite, gravitent encore une artiste égocentrique subventionnée, une banquière en mode cougar et quelques flics ripoux. 

Voilà de quoi faire un mélange explosif (oui, ça pète aussi parfois, comme dans "Mais des choses pareilles!")! Autant dire que "Arvine sur ordonnance", avec ses outrances et ses airs parfois faussement scientifiques, fait partie de ces romans échevelés qu'on ne lâche qu'à regret, après s'être demandé cent fois si l'auteur osera telle astuce d'intrigue (oui, il ose tout) et avoir ri à plus d'une reprise en voyant les viscères voler bas.

Joël Cerutti, Arvine sur ordonnance, Ardon, Gore des Alpes, 2023.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Egalement lu par Rebecca.


jeudi 3 juillet 2025

Enquête et espionnage à Berlin-Ouest

temp-Image-WWM7-MC
Roger Faller – Les boîtes à livres recèlent parfois de vieux livres totalement oubliés, mais qui ne demandent qu'à être redécouverts, ne serait-ce que pour voir ce qu'ils ont encore à raconter. Il en va ainsi de "Point d'orgue", roman de l'auteur populaire Roger Faller, paru en 1966 au Fleuve Noir – la maison d'édition qui, on s'en souvient, a publié l'essentiel des romans de San-Antonio.

Astucieux ouvrage que celui-ci: l'auteur y réalise un mélange réussi de roman policier et de roman d'espionnage en mettant en scène un enquêteur nommé Steimer, Français d'origine, mis en présence de personnages plus ou moins énigmatiques qui meurent les uns après les autres: un indicateur physionomiste porté sur la boisson, une hôtelière, son frère artiste, quelques accortes jouvencelles fugacement aperçues et des transfuges. Tout cela gravite autour d'un ingénieur spécialiste dans l'optique et de sa femme, aveugle en fauteuil roulant.

Ce petit roman se déroule à Berlin, au temps où cette ville était ceinte d'un mur. Autant dire que la porosité de celui-ci constitue un enjeu de l'intrigue: qui peut passer dans une direction ou dans l'autre de façon légitime? Et qu'en est-il de cette hôtelière qui, sise à l'ouest, achète à tour de bras des biens immobiliers de situés à l'est? Le lecteur voit Steimer errer longtemps avant d'avoir le fin mot, explosif, de l'affaire.

L'écriture de ce roman s'avère efficace. Elle fait usage d'un vocabulaire qui paraît plutôt riche aujourd'hui, et n'hésite pas à recourir au passé simple pour raconter l'histoire – ce qui n'enlève rien au dynamisme de la narration: rien de poussiéreux là-dedans. Enfin, sans s'appesantir dans leurs détails , l'auteur cite avec justesse les lieux où se passe l'intrigue, du côté de Berlin-Ouest et évoque, quand c'est nécessaire, qui commande où.

Un détail encore: comme l'auteur ne se perd pas dans les détails technologiques qui encombrent parfois les romans à suspense d'aujourd'hui, il a le temps de s'occuper de ses personnages, suffisamment pour leur donner, l'espace d'un livre, la personnalité approfondie qu'ils méritent. 

Roger Faller, Point d'orgue, Paris, Fleuve Noir, 1966.