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mercredi 8 mai 2024

Errance des âmes, vives ou mortes

Vénus Khoury-Ghata – Lointaines, comme éthérées, ou incroyablement concrètes, avec la mort pour leitmotiv: telles sont les âmes que la poétesse Vénus Khoury-Ghata décrit dans son recueil "Désarroi des âmes errantes". Les poèmes qui le composent sont le plus souvent brefs, et fulgurants si l'on songe à ce dont ils parlent tour à tour; l'économie de ponctuation leur confère cependant une longueur en bouche, une résonance indéniable. 

Il est donc question des éléments naturels, des âmes en peine, mais aussi du poète face à la feuille blanche,  en résonance avec le blanc de la neige, mais aussi avec des motifs tirés de la nature tels que les oiseaux morts. Et s'invitent les mânes de poétesses et écrivaines qui se sont donné la mort, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Marina Tsvetaïeva – et leur confrontation aux éléments fatals.

Et l'auteure évoque les mères, celles d'autrefois dites au temps passé (séquence "Les mères"). Peu à peu s'installe le thème récurrent du sang, fort, que ce soit celui du coq tué pour le repas du dimanche ou celui des règles – un sang qui entre en résonance avec le rouge des poivrons, évoqué dans l'un des poèmes de ce bout de recueil.

Attentif aux couleurs porteuses de force et d'imaginaire, écrit dans les nuances musicales du mode mineur, "Désarroi des âmes errantes" balade son lecteur entre une poignée de thèmes universels, avec une attention marquée pour la vie et la condition féminine, et aussi pour la mort, qui frappera chacune et chacun. Cela, sur un ton simple et sans détours, franc et direct.

Vénus Khoury-Ghata, Désarroi des âmes errantes, Paris, Mercure de France, 2024.

Le site des éditions Mercure de France.


lundi 6 mai 2024

La musique des mots pour dire la vie de l'ordinaire Gary

Pascal Cuvelier – "Gary contre l'instant impossible", c'est avant tout une musique, une manière de déclamer le texte, quitte à ce que ça passe pour un procédé: le prénom de Gary apparaît régulièrement comme sujet de phrases courtes qui font haleter le récit, certaines se passant même de verbe. Fondée sur la répétition et le ressassement, la musique accroche, envoûte, questionne, on a à la fois envie de s'y immerger sans fin et de s'en défaire sans délai.

Qui est Gary? Difficile de le dire, singulièrement, lorsqu'on a refermé "Gary contre l'instant impossible": l'auteur a réussi à camper avec lui un quidam parfaitement anonyme. Tout au plus saura-t-on qu'il est en surpoids notable (120 kilos, l'auteur le redit à plus d'une reprise – le ressassement, toujours...), qu'il est commercial pour un fabricant de meubles à Mende (Lozère), qu'il a eu une enfance et qu'il vit toutes sortes d'aventures, mû par un énigmatique rayon vert. Ah – et, pour renouer avec l'ordinaire en fin de roman, qu'il est en procédure de divorce.

Les aventures que l'auteur réserve à son personnage commencent par des actions quasi ordinaires (partir à Marseille en voiture sur un coup de tête, quitter un emploi, écouter des ragots) et se poursuivent avec des événements qui tiennent de l'étrange, à l'instar de cet épisode ménagé dans un dédale sans fin, à la Jorge Luis Borges, au-dessous d'un grand magasin, auquel Gary accède en faisant un trou dans le sol pour échapper à un autre danger. Gary sera même jugé par des extraterrestres, au terme d'une intrigue qui aime surenchérir.

Enfin, le double thème du travail en entreprise et de son sens traverse ce roman, qui assume une certaine vision sociale dès le départ, avec ce Gary qui ne trouve pas le moyen de placer ses bonnes idées, des idées qui, depuis la publication du roman (2016), sont pour certaines devenues des évidences: jeux sur téléphone portable, paiement des sacs en plastique dans les supermarchés dans un souci d'écologie. Cela se poursuit dans le monde du meuble, où l'entreprise est un microcosme, tout comme la petite ville de Mende où elle basée: ici ou là, tout le monde se connaît et a une histoire à raconter sur son voisin.

"Gary contre l'instant impossible", ce sont d'infinis méandres qui sont ceux de la vie d'un bonhomme, ce personnage intrigant de Gary Coupet, pas forcément si éloignés de ceux de l'existence de chacune et chacun d'entre nous. On le découvre enfin, ce Gary, formé par sa jeunesse bien cadrée et ritualisée, peu propice à faire vivre une vocation artistique qui, pourtant, tendait les bras à ce bonhomme qui, tout gosse, tenait à chanter dix chants lors des repas du dimanche en famille élargie. Entre récit de l'ordinaire et audaces vers l'extraordinaire, voilà un petit roman bien surprenant.

Pascal Cuvelier, Gary contre l'instant impossible, Saint-Etienne, Abribus, 2016. 

Tiré à 32 exemplaires, avis aux amateurs de livres rares!

Le blog des éditions Abribus.


dimanche 5 mai 2024

Du rififi du côté de la gauche pastèque

Pierre Ronpipal – "Le vert était rouge à l'intérieur" est le quatorzième titre de la série "Damned", consacrée au pastiche des romans populaires à l'américaine, à lire entre deux gares lorsqu'on voyage en train. Signé Pierre Ronpipal, ce petit livre s'intéresse au destin de quelques écologistes pas tellement d'accord entre eux.

Au cœur de l'intrigue, se trouve un certain Palpiron, dont le nom s'avère un jeu de mots sur le nom de l'auteur, qui est lui-même le pseudonyme d'un journaliste romand. Après un passé vécu dans les mouvements de gauche violente qui ont marqué l'histoire italienne des années 1970 (ah, les années de plomb!), le bonhomme aspire à une vieillesse tranquille, comme le fut celle de son grand-père, et sur son fief – marqué par une biodiversité exemplaire. 

Or, Antoine Meule, membre du conseil municipal du village où vit, Bourlens, est de ceux qui souhaitent l'exproprier pour créer un écoquartier. Et tout commence par une prise d'otage... A cette vision urbaine et politique de l'écologie, capable d'accepter les processus démocratiques à condition qu'ils servent ses intérêts, s'oppose la vision radicale de l'écologie que porte Jessica, compagne du maire, activiste qui passe beaucoup de temps en réunions avec tel ou tel groupuscule.

Voilà, en 75 pages, un roman efficace qui met habilement à nu, dans une logique de confrontation, les conflits qui traversent le courant écologique d'aujourd'hui. Cela, à un niveau villageois concret, à portée d'action des individus qui hantent "Le vert était rouge à l'intérieur".

Et pour porter son intrigue au noir, l'écrivain met en scène quelques personnages secondaires bien vachards. On pense à l'ami Simon, prompt à tuer et capable de maquiller un crime parfait. Et bien évidemment au jeu de poker menteur du promoteur immobilier, qui oppose le gros fric aux convictions du père Palpiron (il a une fille...), dont la conception du respect de l'environnement est marquée par le bon sens et la sagesse du passé.

Alors oui, c'est efficace, c'est un roman noir qui s'habille de vert pour mettre en scène un vieux rouge qui veut tranquillement boire son jaune à l'ombre d'un hêtre. Derrière une intrigue solide, l'écrivain recrée, amusé et impeccable, les contradictions du discours écologiste d'aujourd'hui, qu'il soit politique ou non. Vous avez dit gauche pastèque? Nous y voilà...

Pierre Ronpipal, Le vert était rouge à l'intérieur, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

Dimanche poétique 638: Jules Barbey d'Aurevilly

A Valognes

Ex imo.

C'était dans la ville adorée,
Sarcophage pour moi des premiers souvenirs,
Où tout enfant j'avais, en mon âme enivrée, 
Rêvé ces bonheurs fous qui restent des désirs !
C'était là... qu'une après-midi, dans une rue, 
Dont un soleil d'août, de sa lumière drue,
Frappait le blanc pavé désert, - qu'elle passa,
Et qu'en moi, sur ses pas, tout mon coeur s'élança !
Elle passa, charmante à n'y pas croire, 
Car ils la disent laide ici, - stupide gent !
Tunique blanche au vent sur une robe noire, 
Elle était pour mes jeux comme un vase élégant, 
Incrusté d'ébène et d'ivoire !
Je la suivis... - Ton coeur ne t'a pas dit tout bas 
Que quelqu'un te suivait, innocente divine, 
Et mettait... mettait, pas pour pas, 
Sa botte où tombait ta bottine ?... 
Qui sait ? Dieu te sculpta peut-être pour l'amour, 
Ô svelte vase humain, élancé sur ta base !
Pourquoi donc n'es-tu pas, ô vase ! 
L'urne de ce coeur mort que tu fis battre un jour !

Jules Barbey d'Aurevilly (1807-1889). Source. Bonjour Poésie.

jeudi 2 mai 2024

Jeunesses à l'ombre de François Duvalier

Dany Laferrière – Un monde de jeunes filles qui font leur loi à l'ombre de François Duvalier: c'est ce que relate l'écrivain haïtien Dany Laferrière, devenu depuis membre de l'Académie française, dans "Le goût des jeunes filles". Narré avant tout par un garçon à différents âges de sa vie, c'est un roman d'apprentissage certes, mais aussi de liberté, marqué par une solide dose d'humour, qui se déroule dans un contexte méconnu fonctionnant en vase clos et décalé: l'idée que les années 1960 commencent en 1971, date du décès de Pépé Doc, traverse "Le goût des jeunes filles".

C'est l'adolescence d'un garçon qui se déroule sous les yeux du lecteur du roman "Le goût des jeunes filles", un garçon qui voit évoluer en face de chez lui une poignée de jeunes filles à peine plus âgées que lui, mais déjà plus expérimentées en matière d'hommes et de relations avec eux, y compris sexuelles – en avance dans la vie, quoi. Construisant son roman à la manière d'un film littéraire, structuré par scènes et en dialogues, l'auteur reconstruit avec une éclatante justesse ce que les femmes se disent lorsqu'elles sont entre elles: les nuances des sentiments, le sexe, les hommes... et les femmes. Cela peut s'avérer conflictuel...

... et l'adolescent, quand à lui, lecteur du poète haïtien Magloire Saint-Aude, se retrouve à observer ce petit monde qui songe avant tout à s'amuser et lui paraît mystérieux, d'autant plus que, considéré comme un enfant, il semble ne pas compter pour les Marie-Erna, Marie-Michèle, Marie-Flore, Choupette, Pasqualine et autres Miki qui hantent la maison d'en face.

Le contexte politique marque l'ouvrage, de façon plus ou moins marquée, mais omniprésente. "Le goût des jeunes filles" décrit un milieu aisé, peut-être proche du gouvernement autoritaire de François Duvalier, mais ne manque pas d'en dire aussi la violence qu'il suscite, qui débute par la peur des "Marsouins", surnom donné par les personnages de ce roman aux membres de milice des Tontons Macoutes. A travers le personnage farouchement affranchi de Gégé, mais aussi par le biais du narrateur lui-même, le lecteur comprend ce qu'il peut en coûter de s'attaquer à ces hommes, et ne manquera pas d'être révolté par les interactions avec ces figures tutélaires pas forcément désirées.

Quelques mots enfin sur la relative complexité de la construction de ce roman, une complexité au service d'une représentation riche d'un monde particulier. L'auteur enchâsse en effet son récit d'adolescence entre deux éléments, initial et conclusif, où le narrateur apparaît adulte, interpellé par sa tante quant à l'authenticité de ce qu'il raconte: si sincère qu'il soit, un roman est-il condamné à paraître menteur? Quant à la partie enchâssée, construite comme un scénario de cinéma, elle intègre des extraits du journal de Marie-Michèle. Le rythme change, les paragraphes se font plus longs, et ça tranche de façon bienvenue en obligeant le lecteur à ralentir et à réfléchir. Et, comme il se doit dans un roman intitulé "Le goût des jeunes filles" et où la jeunesse féminine est omniprésente mais racontée, c'est un espace indispensable que l'auteur ouvre à une voix féminine qui s'exprime en direct.

Tantôt rapide comme les répliques qui fusent, tantôt plus posé comme les pensées d'une jeune femme, "Le goût des jeunes filles" constitue ainsi, au fil de ses pages, le tableau fascinant d'une jeunesse féminine aisée, un peu hors cadre à Port-au-Prince, qui a su se construire ses propres lois pour vivre et, peut-être, s'émanciper.

Dany Laferrière, Le goût des jeunes filles, Paris, Folio, 2007/VLB, 1992.

Le site des éditions Folio.

lundi 29 avril 2024

Ces chocolats délicieux qui vont par trois...

Collectif – Il paraît que les bonnes choses vont par trois. C'est valable en tout cas pour le recueil de nouvelles "Chocolat, noir de préférence", publié dernièrement aux jeunes éditions A3 Haute Edition. Cet ouvrage recèle trois beaux textes signés de trois auteurs de Suisse romande, autour d'un thème unique et typique: le chocolat.

Avant même de commencer sa lecture, le lecteur ne peut être que séduit par le livre en tant qu'objet. La police de caractères est atypique, la mise en page travaillée et flatteuse. Le papier, quant à lui, a été créé à l'origine pour Balenciaga. Et le recueil, enfin, est proposé en trois couleurs de couvertures, et sur l'ensemble du tirage, 150 exemplaires (sur 450) ont été numérotés à la main (confidence: j'ai le numéro 149). Oui, on aime.

Et les textes ne déméritent pas, chacun à sa manière. Le recueil s'ouvre sur "Arsenic et pavés de Genève" d'Olivia Gerig, la plus longue et la plus totale des nouvelles du livre. C'est presque une novella, dans la mesure où elle est structurée en chapitres pour créer une narration polyphonique. L'écrivaine convoque tout l'imaginaire lié au chocolat, produit de luxe pour certains, délice addictif pour d'autres, pour développer une intrigue noire, voire toxique, sur la base des drames et destins familiaux qui ont déterminé les destinées atypiques de ses personnages. On ne devient pas une empoisonneuse comme ça, que diable...

C'est avec adresse, dans un style amusé, que l'écrivaine Laure Mi Hyun Croset esquive le sujet dans sa nouvelle "À Troyes", qui met en scène une bouchère plus familière des biftecks que des pralinés – étant admis que bien apprêtés, les biftecks sont un délice aussi, tout autant que les chocolats. C'est en arrière-plan que la sœur du personnage principal malaxe ses ganaches... Ce que cette nouvelle met en valeur, c'est le caractère divin de tout aliment savoureux (et qui dit "chocolat" dit "théobromine", étymologiquement "nourriture des dieux"), à travers un jeu habile qui puise dans la mythologie gréco-romaine. Troie ou Troyes, voire éditions A3, même combat?

Signée Olivier Chapuis, "La Boîte" énonce enfin, sur un ton réaliste qui ne recule pas devant les questions sociétales (il sera question d'euthanasie), une histoire d'amour bien romanesque à base de défi sentimental: telle femme fantasque met un jeune homme au défi d'aller trouver une boîte de chocolats belges. Au fil de la nouvelle, le désenchantement s'installe: si goûteux qu'il soit, ce modèle est finalement banal. Comme la femme? En fin de texte, le narrateur a fait son choix, après un récit marqué par l'urgence amoureuse, qui fait écho aux contraintes temporelles indissociables des funérailles de la mère du personnage mis en scène.

Trois auteurs, trois lectures du chocolat, qu'il soit suisse ou belge: l'envoûtement est au rendez-vous à chaque page de ce précieux recueil, finement conçu pour une lecture des plus confortables. Voilà, par excellence, un bel ouvrage, sensuel, succulent à plus d'un titre, aussi accrocheur qu'une boîte de chocolats dont on dévore les délices un à un en se promettant à chaque fois que ce sera le dernier. À déguster avec un ballotin de pralinés à portée de main!

Collectif, Chocolat, noir de préférence, Genève, A3 Haute Edition, 2024.

Le site des éditions A3 Haute Edition, celui d'Olivia Gerig.

Il l'a aussi lu: Francis Richard.

dimanche 28 avril 2024

Dimanche poétique 637: Marceline Desbordes-Valmore

S'il l'avait su

S'il avait su quelle âme il a blessée,
Larmes du coeur, s'il avait pu vous voir,
Ah ! si ce coeur, trop plein de sa pensée,
De l'exprimer eût gardé le pouvoir,
Changer ainsi n'eût pas été possible ;
Fier de nourrir l'espoir qu'il a déçu :
A tant d'amour il eût été sensible,
S'il avait su.

S'il avait su tout ce qu'on peut attendre
D'une âme simple, ardente et sans détour,
Il eût voulu la mienne pour l'entendre,
Comme il l'inspire, il eût connu l'amour.
Mes yeux baissés recelaient cette flamme ;
Dans leur pudeur n'a-t-il rien aperçu ?
Un tel secret valait toute son âme,
S'il l'avait su.

Si j'avais su, moi-même, à quel empire
On s'abandonne en regardant ses yeux,
Sans le chercher comme l'air qu'on respire,
J'aurais porté mes jours sous d'autres cieux.
Il est trop tard pour renouer ma vie,
Ma vie était un doux espoir déçu.
Diras-tu pas, toi qui me l'as ravie,
Si j'avais su !

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). Source: Bonjour Poésie.

samedi 27 avril 2024

Genève entre bas-fonds et beaux quartiers: une intrigue policière et humaine

Christian Lanza – Le lecteur de "Trois petits cailloux noirs" retrouve avec un bonheur certain le personnage torturé de Vincent Dreyer, apprenti inspecteur qui doute et apprenti humain qui progresse, dont il a fait la connaissance dans "Les anges noirs". Une fois de plus, c'est une intrigue complexe qui s'offre au lectorat, qui va se trouver embarqué dans le monde interlope des bandes de jeunes de Genève. De manière énigmatique, l'une d'entre elles se surnomme "BAVE" et s'attaque aux aînés...

L'enquête s'avère d'une complexité impressionnante, riche en rebondissements et en retournements de situation souvent fondés sur des jeux d'identités, entre ombres et surnoms. Ceux-ci ne manqueront pas de surprendre le lecteur, voire de le dérouter: comment, ce n'était pas lui, pas elle? L'intrigue évolue aussi très largement sur les mensonges des uns et des autres, régulièrement démentis... ou non. Cela, jusqu'à l'ultime page, qui révèle qui tenait les ficelles de l'intrigue, plongeant Vincent dans un dilemme cornélien dont il se tirera en étant, jusqu'au bout, lui-même.

Lui-même? Le lecteur de "Trois petits cailloux noirs" va voir évoluer le personnage de Vincent Dreyer, policier richissime et solitaire aux pulsions de justicier. Parallèlement à l'intrigue policière proprement dite, l'écrivain prend grand soin à décrire cette évolution. Celle-ci passe par les discussions vives mais amicales avec le collègue Gilles, tenant d'une déontologie policière stricte, mais aussi par le développement d'une intrigue amoureuse susceptible de socialiser Vincent. Mais cela ne va pas sans obstacles: il n'est pas toujours facile de vivre avec un inspecteur, surtout s'il mène l'enquête autour de personnages particulièrement violents.

Violents? L'exploration successive des méchants de l'histoire amène le lecteur dans le monde des groupuscules genevois d'extrême droite, quitte à ce que le propos se politise quelque peu et qu'on sente que l'auteur veut faire passer quelques messages plus humanistes en filigrane. Habile à balader les soupçons, cependant, l'écrivain quitte ce milieu trouble, gangrené par les drogues, pour promener son regard dans la haute société genevoise, où certaines personnes ne sont pas forcément meilleures. Force est de relever que tout autant que les autres personnages, les méchants de "Trois petits cailloux noirs" sont travaillés et jouissent d'une véritable épaisseur. Mais qui est l'Ours Blanc?

"Trois petits cailloux noirs" est un roman policier à suspens sinueux et riche en rebondissements, porteur d'un suspens qui accroche rapidement le lectorat, construit autour d'un univers captivant animé par de beaux personnages. Personnage principal, Vincent Dreyer en ressort un peu plus mûr, mais sa vie continuera: l'éditeur et l'auteur annoncent une suite intitulée "Etoiles funèbres".

Christian Lanza, Trois petits cailloux noirs, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.

vendredi 26 avril 2024

Les conséquences d'un incendie énigmatique en Lavaux

Christian Dick – Quoi de mieux que le cadre somptueux de Lavaux pour mettre en scène un beau roman de terroir? C'est là que l'écrivain Christian Dick installe l'intrigue de son polar "Disparue en Lavaux". Si l'intrigue assume ses zones d'ombre, elle propose aussi au lecteur un regard aiguisé sur une société moins paisible qu'on ne le pense lorsqu'on traverse la région de Lavaux en train et qu'on se laisse enivrer par le paysage.

Tout commence par une de ces scènes qu'on n'aimerait jamais voir: dans une gare du canton de Vaud, un clochard se fait molester par une bande de jeunes. Une jeune fille crie, donne l'alerte. C'était en 1990. Et le roman repart en 2019, autour d'une entreprise défaillante de machines-outils destinées à la viticulture. La police mène l'enquête, à la fois financière et criminelle. 

L'écrivain assume sa vocation d'auteur réaliste, à plus d'un titre. Le lecteur va donc découvrir avec intérêt, l'auteur y veille, les difficultés concrètes d'une entreprise mal gérée et d'un personnel qui ne peut pas compter sur un salaire tombant régulièrement. Côté coulisses, il y a aussi, et c'est le point de départ de l'intrigue, un incendie qui pourrait bien être criminel, sur le mode de l'arnaque à l'assurance. La question va traverser tout "Disparue en Lavaux".

Et pour le côté criminel, l'incendie va aussi laisser plus d'un personnage sur le carreau, ce qui n'empêche pas l'auteur de creuser tous ces gens, jusqu'à dépeindre toute une société gravitant autour de l'entreprise: Armand, l'héritier qui vit grand train, et son chauffeur James alias Gérard, deux sœurs très liées dont l'une, grande brûlée, finit sa vie après un coma artificiel prolongé, un "Clé d'Or" fort habile de ses mains, un pompier et quelques ombres qu'il s'agira de démasquer, et même des policiers. L'intrigue policière s'en va à un rythme lent mais sûr, irriguée par le petit vin de Lavaux à chaque tournant de l'intrigue.

Enfin, il y a le réalisme de la temporalité. L'auteur cite des événements effectivement survenus dans les premières années du vingt et unième siècle. Surtout, en ancrant son roman en 2019, il ne manque pas d'évoquer, avec le soin d'un insider, la Fête des Vignerons qui doit avoir lieu en été de cette année – une Fête des Vignerons qui a fait l'objet d'un autre polar du même écrivain, "Larmes vagabondes", paru aux Editions de la Rive.

Quant à la disparue évoquée dans le titre, le lecteur en découvrira l'identité, peu à peu, au fil de l'intrigue. Mais elle n'est pas la seule à avoir disparu... Entre bon vin et régates à la manière de "Le Disparu de Lutry", l'écrivain réussit avec "Disparue en Lavaux" à donner une vision séduisante et passionnée de Lavaux, peuplée de personnages villageois marqués par une certaine culture protestante, tout en allant voir ce qu'il peut bien y avoir derrière l'image de carte postale que ce coin de pays, protégé par l'Unesco, donne à voir aux touristes et aux voyageurs.

Christian Dick, Disparue en Lavaux, Sainte-Croix, Mon Village, 2022.

Le site de Christian Dick, celui des éditions Mon Village.


dimanche 21 avril 2024

Dimanche poétique 636: Jean-Michel Maulpoix

Bagnole

On voudrait que ça s'éteigne doucement
Comme faiblit peu à peu la lumière des phares
D'une automobile qui ne roule plus
Vous le voyez bien: la batterie est à plat
Bientôt la nuit sera complète

Finir comme une bagnole dans une casse
À l'état de guimbarde au bout d'un terrain vague
La carcasse rouillée ne tremble plus
Elle ne fera plus d'huile ni de fumée
Et ne crachera plus ses poumons brûlés

Quant aux souvenirs voyez-vous
C'est comme les sièges en skaï
Ça fait des nids pour les oiseaux et pour les rats
Je n'ai pas pris le temps de repeindre mon ombre
Non plus que d'effacer les bosses.

Jean-Michel Maulpoix, Cahier de nuit, Paris, Mercure de France, 2024.

mardi 16 avril 2024

Jean-Victor Brouchoud: un été marqué du feu des secrets

Jean-Victor Brouchoud – Il y a comme ça dans la jeunesse de certaines personnes un été où toute une vie se joue. C'est un tel été, peut-être inspiré par le vécu de l'auteur lui-même, que Jean-Victor Brouchoud relate dans son premier roman, "L'Heure des taureaux". 

L'histoire se passe dans une Suisse romande villageoise plus vraie que nature tant par les lieux que par les mentalités, mais qui est fictive si l'on s'en tient aux noms des localités mises en scène: Jorens, Saint-Claude. Quant à la temporalité, elle est marquée en particulier par la musique bien datée que les jeunes gens mis en scène écoutent: il sera question des New Kids On The Block comme de Def Leppard. Qui s'en souvient aujourd'hui?

Temps, lieux: l'auteur réussit à recréer cet univers de naguère. Pour ce qui est de la temporalité, cependant, il convient d'ajouter que la vie des gens évoqués dans "L'Heure des taureaux" paraît curieusement semblable à celle que nous vivons, gens du vingt et unième siècle. Sous la plume de l'auteur, il apparaît ainsi parfaitement actuel, jamais daté ou vieillot.

C'est dû aussi à la représentation soignée des relations entre chacun des personnages mis en scène, marquées par des élans de toujours. Le lectorat suit Bruno Roux, un gars de dix-sept ans que son père, un bonhomme autoritaire, envoie travailler à la campagne l'espace d'un été parce qu'il a loupé ses examens. Résultat: de nouvelles expériences, y compris amoureuses, du football de talus à tire-larigot et un rythme de vie rude, que l'écrivain recrée en adoptant un style parfois résolument rocailleux.

Autour de lui, l'auteur dissémine des personnages bien construits, surprenants par-delà leur cohérence: Melody la fille à la vie familiale torturée, La Rogne rongé par l'alcool, Greg le drogué devenu garagiste, pour n'en citer que quelques-uns. L'auteur aurait certes pu faire de certains d'entre eux davantage que des figurants, à l'instar de Dumoulin, qui se résume pour ainsi dire à son chien apeuré. Mais celles et ceux qui comptent vraiment dans le récit ont une indéniable épaisseur.

Structuré autour de la scène capitale de l'incendie d'une ferme qui va émouvoir tout un village et toucher chacun de ses habitants, "L'Heure des taureaux" est construit en deux parties dont la structure diffère: si la première relève d'une narration linéaire autour d'un été 1992 relaté à la troisième personne, la seconde, campée en 2018, joue en virtuose avec les focalisations et alterne narration actuelle, écrite à la première personne, et flash-back distancé à la troisième personne. En effet, c'est l'heure où certains fantômes se réveillent autour d'un Bruno Roux installé (il est architecte en ville, enfin, dans une autre ville!) mais qui doit encore régler, ou pas (l'auteur ne juge pas, accepte de laisser des zones d'ombre parce que la vie n'est pas que lumière), quelques comptes avec "son" été 1992.

Acmé du roman, relaté en deux reprises disposées au début et à la fin, l'incendie peut être vu comme une purification par le feu d'une situation villageoise pétrie de tensions. C'est aussi un moment fondateur, non exempt de secrets et de zones d'ombre: si voraces qu'elles soient, les flammes n'éclairent jamais tout comme on le voudrait. Ainsi, seul le lecteur saura le fin mot des responsabilités liées à cet incendie fondateur et aura vibré à certains coups de théâtre qui lui sont liés. Il gardera par ailleurs le souvenir d'un roman villageois maîtrisé, capable de saisir avec force les mentalités et les interactions qui constituent la destinée humaine.

Jean-Victor Brouchoud, L'Heure des taureaux, Genève, Cousu Mouche, 2023.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 14 avril 2024

Dimanche poétique 635: Jacques Herman

Solitaire

L’homme malade
De solitude
S’est assis
Sur la margelle du puits
De la place du marché
Ce vendredi

Je te connais dit-il
A l’oiseau qui
Vient de se poser
Près de lui

Le passereau l’ignore
Prend quelque distance
Et picore

Sans craindre le ridicule
L’homme soudain se lève
Comme mû
Par un ressort
Puis se met à quatre pattes et
Imitant l’oiseau
Lui aussi picore

Jacques Herman (1948- ). Source: Bonjour Poésie.

samedi 13 avril 2024

Entre la nuit et la mort, des poèmes encore

Jean-Michel Maulpoix – Exclusif, le poète? Certes: au seuil de son dernier recueil "Cahier de nuit", l'écrivain Jean-Michel Maulpoix semble faire le tri entre ceux qui pourront y entrer et les autres. Ce que l'auteur rejette dans son poème liminaire "Cloué sur la porte", sur un ton qui rappelle curieusement le Rabelais de "Cy n'entrez pas...", c'est surtout le faux, l'hypocrisie. En revanche, tout lecteur sincèrement avide de beau et de vrai trouvera son bonheur dans ce recueil, avec en plus l'impression d'avoir été choisi et d'être proche du poète, invité même à sa table: littéralement son "co-pain".

"Cahier de nuit" se décline en cinq groupes de poèmes. Caractérisé par une ponctuation rare et par des vers souvent longs, libres ou classiques, le premier ensemble arbore une ambiance contemplative et romantique, rapprochant le thème de la nuit de celui de la mort, vue par un poète qui avoue déjà un certain âge. 

L'image de la mort s'étend dans la deuxième série de poèmes, "Parking Song". L'écriture est alors un peu plus inquiète, et l'auteur y mêle avec adresse les motifs de la guerre ("Canicule", p. 29) et des épaves d'automobiles, qui apparaissent dès lors comme la métaphore d'un humain en fin de vie... ou simplement devenu inutile. En résonance, c'est dans "Le dernier tram" que le poète aborde le thème de l'amour, en un ensemble magnifique de six poèmes structurés en des tercets aux airs denses de haïkus.

Interrogeant les mots eux-mêmes, en tant qu'outils de travail du poète, la quatrième partie du recueil, "Les mots dorment-ils?", opte pour une écriture qui se rapproche de la prose poétique, sans doute pour plus d'immédiateté et de proximité avec le lecteur: le poète choisit de renoncer quelque peu à la musique particulière de son élocution. Dès lors, il sera question de technique certes, mais aussi de grâce et – l'auteur va jusqu'au bout – de rapport à la grâce, à Dieu, au sacré. Cela, sans oublier Rimbaud, un prince parmi les poètes, intervenant dans "La rivière de cassis" (p. 65).

Enfin, c'est sur une cinquième série de poèmes lumineux que le recueil s'achève, indiquant avec une justesse optimiste que la nuit finit toujours par céder la place au jour, y compris avec la lumière que l'enfance peut apporter aux adultes. Le poème "La beauté des fleurs" rappelle le titre d'un autre recueil de l'auteur, "Rue des Fleurs". "Cahier de nuit" prend dès lors, le lecteur le comprend en refermant le livre, l'allure d'un voyage ébloui à travers la nuit.

Jean-Michel Maulpoix, Cahier de nuit, Paris, Mercure de France, 2024.

Le site de Jean-Michel Maulpoix, celui des éditions Mercure de France.


mercredi 10 avril 2024

Olivier Pitteloud, l'esthétisme autour d'une famille où passent les générations

Olivier Pitteloud – C'est aux éditions Bernard Campiche que l'écrivain d'origine valaisanne Olivier Pitteloud, aujourd'hui enseignant à Fribourg, a fait paraître son troisième roman, "Combler la faille". Il s'agit d'un ouvrage résolument esthétique, court mais dense, crépusculaire aussi.

Si dense qu'il paraît difficile de résumer l'intrigue qui porte "Combler la faille". Voyons: le lecteur embarque à la suite d'une animatrice radio qui apprend, alors qu'elle anime une émission face à des interlocuteurs ennuyeux, que sa mère est morte. La voilà qui monte dans sa Buick huit cylindres vers un village où l'attendent quelques secrets inattendus, homicide inclus. L'arme du crime? Un coussin. 

L'écrivain travaille son écriture en esthète, artisan du ressassement qui vise à trouver la tournure la plus propre à ce qu'il faut dire. Par moments, les mots font dès lors émerger des images qui vont marquer, voire séduire le lecteur. Il y a par exemple la conception du travail du bois chère au patriarche, portée par un procédé manuel qui respecte le sens des veines pour que le matériau n'éclate jamais. 

Il y a aussi ce piano sur lequel on hésite à jouer, porteur de souvenirs de famille forts, liés à la contrainte des exercices quotidiens et peu gratifiants. Enfin, le lecteur se souvient d'une énigmatique jeune fille qui vit dans la demeure familiale, appelée à disparaître alors qu'une génération s'efface. Cela fait image: les parents n'ont jamais voulu renoncer à l'artisanat du bois, ni à un certain type de croisillon aux fenêtres. Alors que Papa, mort en bon homme d'une maladie diagnostiquée trop tard, et Maman sont décédés, il est temps d'inaugurer une nouvelle page.

Ces éléments d'intrigue sont livrés par l'auteur de façon fragmentée, comme si c'était le personnage principal, cette animatrice de radio, qui les découvrait peu à peu et les laissait résonner en elle. 

L'écriture est dense, on l'a dit, préservant la narration de tout éclat hors de propos et la plaçant dans le rythme lent et implacable d'un fleuve – le Rhône, peut-être? Elle est travaillée par la recherche du mot exact quitte à que les phrases semblent se reprendre et rechercher, un mot après l'autre, l'image exacte correspondant à ce qui se trame.

Olivier Pitteloud, Combler la faille, Sainte-Croix, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le site des éditions Bernard Campiche.

dimanche 7 avril 2024

Dimanche poétique 634: Catherine Gaillard-Sarron

Aux poètes du monde

Toi le poète qui t'en vas sur les chemins,
Qui chantes avec les oiseaux et le soleil,
Qui parles avec le vent, le ciel et les étoiles,
Qui sais écouter les fleurs et les arbres,
Qui sais voir dans le miroir de l'eau
Tout ce qui n'est pas son reflet!

Ô toi le poète qui sens la vie et sais la dire,
Qui vibres de toutes tes fibres
Aux caresses et aux claques de la vie,
En accord avec ton cœur et tes émotions,
Ne t'arrête pas!
Dis la vie qui passe à travers toi!
Dis la vie que personne ne voit!

Toi le poète, comme une source pure,
Tu rafraîchis la fadeur du monde,
Tu y fais naître la beauté
Et tu désaltères les cœurs secs.

Si les philosophes sont les penseurs du monde,
Les poètes en sont les vrais "panseurs"...

Catherine Gaillard-Sarron (1958- ), Ex-Slamation!, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2024.

samedi 6 avril 2024

La peinture comme mode de transgression artistique

Carole Fives – Le parcours de la narratrice de "Térébenthine" se présente comme exemplaire: ce court ouvrage relate ses trois années passées à l'école des Beaux-Arts de Lille, dans le domaine alors décrié de la peinture: "Peinture et Ripolin interdits", y lit-on dans les années 20024 selon ce récit. Un récit empreint du vécu de la romancière, écrit à la deuxième personne du singulier comme s'il s'agissait d'inviter lecteur dans le tableau, de lui faire une place.

Autour de la narratrice, évoluent deux autres apprentis peintres qui, chacun à sa manière revisite les méthodes ancestrales de la peinture et de la figuration. Par dérision, quelqu'un a baptisé ce groupe "Térébenthine", mais si les liens sont forts entre les personnages, ce groupe n'a pas d'existence effective, sauf peut-être le temps d'une courte exposition. On pense au "Groupe des Six" en musique classique, pour le coup, ainsi nommé par commodité alors qu'il n'a réellement existé que l'espace d'un concert.

En opposant la peinture et d'autres techniques, disons, plus modernes, l'auteure donne un aperçu des enjeux de la création artistique actuelle, fondée entre autres sur l'idée de performance, qui n'a pas vocation à durer. Nombreux sont dès lors les créateurs des dernières décennies mentionnés dans l'ouvrage. Au travers d'un ou deux cours, la présence (ou non) des femmes dans cet univers créatif est également évoquée. Enfin, il sera également question de la prééminence des concepts par rapport à la création elle-même, jusqu'à l'absurde: suffit-il de développer un discours autour d'un objet pour faire œuvre artistique?

Dès lors, en quatrième partie du roman, l'auteure pose la question des débouchés offerts par la formation dispensée à l'école des Beaux-Arts évoquée dans le roman, sachant que tout le monde ne deviendra pas un artiste coté, célèbre, vivant confortablement de son art. La narratrice devient romancière, et les autres? Le culot et l'imposture rapportent-t-il dès lors davantage que la sincérité dans la démarche créatrice?

Rapide et ironique, amusé, parfois désenchanté, "Térébenthine" conduit fait visiter à son lectorat les arcanes méconnus d'une école d'art de haut niveau, ainsi que les enjeux et tensions liés aux différentes démarches artistiques qui se côtoient actuellement. Avec, en filigrane, une question: à l'heure où tout le monde mise sur les performances et les écrans, y compris les institutions, les peintres ne sont-ils pas les nouveaux révolutionnaires de l'art?

Carole Fives, Térébenthine, Paris, Gallimard, 2020/Paris, Folio, 2022.

Le site des éditions Gallimard, celui de la collection Folio.

Ils l'ont également lu: AnthonyCarobookine, CathjackChristine BiniHélène, Henri-Charles DahlemJean-Paul et Ghislaine Degache, Jean-Paul Gavard-Perret, Joëlle, KrolfrancaLa bouche à oreilles, Laurent Noël, Le Petit FuraniaLoupbouquinManouMatatoune, Mes p'tits lus, Pierre Lamalattie, Sylvie VazVéronique Boennec.

"Ex-Slamation", de l'indignation à l'apaisement

Catherine Gaillard-Sarron – "Ex-Slamation": le titre du tout dernier recueil de poésies de l'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron constitue tout un programme, qui marque l'essentiel des textes publiés. L'ouvrage est marqué par des textes engagés, évocateurs des révoltes que la poétesse entend partager avec son lectorat. 

L'évocation du "slam" dans le titre en forme de jeux de mots du recueil est programmatique: le lecteur découvrira des poèmes incisifs, aux rimes qui claquent volontiers, roulant sur une versification essentiellement néoclassique qui, à plus d'une reprise, appelle une mise en musique. Par ailleurs, l'auteure n'hésite pas, par moments, à malmener les mots ou à jouer avec eux pour leur offrir un nouveau sens inattendu, par un simple écart de sonorités par exemple. 

Ecologie, féminisme, alcoolisme, monde qui se fait la guerre: les révoltes évoquées par la poétesse sont celles d'aujourd'hui. Elle a cependant la sagesse de ne guère désigner de coupables, si ce n'est peut-être la gent masculine de l'espèce humaine, à l'occasion de quelques poèmes inspirés par un féminisme tout personnel, qui affleure déjà dans plus d'un de ses ouvrages précédents. En la matière, on relève l'originalité de poèmes manifestement inspirés du "Dormeur du Val" d'Arthur Rimbaud ("Désertion", p. 63) ou de "If" de Rudyard Kipling ("Tu seras un homme ma fille", p. 68).

Quant au covid-19, il donne à l'auteure un point de départ pour proposer quelques poèmes inquiets sur le processus de déshumanisation qu'a enclenché le cycle de contraintes liées à la pandémie de triste mémoire – un processus qui peut aussi fragiliser l'inspiration d'un écrivain. Ces poèmes signent cependant un basculement dans le recueil: celui-ci va peu à peu receler des textes qui touchent à quelque chose de plus... "essentiel", pour relever un adjectif que la poétesse affectionne – on le retrouve à plus d'une reprise dans ces textes, mais aussi dans le titre d'un autre recueil: "Le refuge essentiel". 

L'essentiel? Ce sont la vie, l'amour et la poésie, le lecteur le comprend poème après poème, face à l'émerveillement que l'auteure partage, allant jusqu'à évoquer une certaine transcendance. C'est donc sur une impression émerveillée, mais aussi consolée (et l'écriture, plus apaisée, en témoigne aussi formellement), que le lecteur quitte ce recueil qui, dès lors, donne une leçon: il y a un temps pour s'indigner, mais il y a aussi un temps, le meilleur qu'on garde pour la fin, pour s'émerveiller. Et en sa qualité de poétesse, Catherine Gaillard-Sarron montre l'exemple.

Catherine Gaillard-Sarron, Ex-Slamation, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2024.

Le site de Catherine Gaillard-Sarron.

mercredi 3 avril 2024

Ploum, quelques visions d'un certain avenir de l'humanité

Ploum – Signé de l'écrivain belge Ploum, alias Lionel Dricot, "Stagiaire au spatioport Omega 3000" est un court recueil qui rassemble des nouvelles diverses. Ses sources d'inspiration sont variées: rêves, appels à textes, inquiétudes liées à la numérisation de la société contemporaine. Si les textes semblent avoir été recueillis un peu au hasard, ceux-ci sont reliés formellement entre eux par d'amusants simulacres d'identification numérique. Il y a même une piste cachée, comme sur les compact-discs d'antan... 

"autres joyeusetés que nous réserve le futur": ce sous-titre annonce que les textes du recueil relèvent de l'émancipation. Dûment écrite en langage inclusif à grands renforts de points médians, la nouvelle éponyme du recueil décrit brièvement, de manière amusée et bien observée, une société outrageusement matriarcale au cœur de laquelle un brave garçon qui fait penser à Roger Wilco (le balayeur de l'espace de "Space Quest", vous savez...) cherche à s'imposer comme dame pipi des étoiles – sacré métier où il faut connaître les attentes et particularités de myriades d'extraterrestres en matière de buen retiro. Au fait, comment dit-on "dame pipi" au masculin? 

Plusieurs nouvelles, parfois des textes de jeunesse, sont nées des rêves de l'auteur, quand elles n'assument pas un certain onirisme intrinsèque ("Les oiseaux"). D'autres résultent d'une manière de mettre en nouvelle certains classiques du monde des jeux vidéo, à l'instar de "Le figurant", qui observe vivre un personnage non jouable hors du rôle étroit qui lui est assigné dans un jeu dont le lecteur ignore tout par ailleurs. Quant à la nouvelle "Le mur du cimetière" expérimentale s'il en est, elle réussit à placer toute une histoire, elliptique, en une cinquantaine de mots. 

"Stagiaire au spatioport Omega 3000" comprend aussi des nouvelles sur ce que sera l'humain dans un avenir lointain. On découvre ainsi une humanité vivant éclatée dans des vaisseaux spatiaux et découvrant soudain une planète où vivent des humains, avec leurs sexes, leurs races, la diversité qui fait le sel de la vie humaine ("L'humanité captive", qui met en scène un personnage sans sexe, perdu dans l'espace et aux ordres de sa hiérarchie). Enfin, quelques textes évoquent de manière critique et inquiète les évolutions de la numérisation impulsée par les GAFAM ou le monde du travail ("Les imposteurs" ou "Les filons chocolatifères de la Lune", qui assume une proximité plus ou moins délibérée avec un certain Willy Wonka).

Amusé ou inquiet, l'écrivain, également politicien engagé auprès du Parti Pirate, décrit ainsi par le mode de la littérature les inquiétudes du temps présent en imaginant ce qu'elles pourraient être si elles se réalisaient à terme, jusqu'à l'absurde. Assumant leur diversité qualitative (certaines idées auraient mérité d'être mises en valeur dans le cadre d'une intrigue de plus longue haleine), l'auteur ne manque pas, par ailleurs, d'indiquer au terme de chaque texte comment l'idée lui est venue. Ce qui ne manque pas de renforcer la connivence entre l'écrivain et son lectorat.

Ploum, Stagiaire au spatioport Omega 3000, PVH Editions/Ludomire, 2022.

Le site de Ploum, celui des éditions PVH/Ludomire.

Ils l'ont lu aussi: Alias, Julien NoëlLoïc Remy, MokoPlumes de lune.


lundi 1 avril 2024

Tengu Teach: parfois, il vaut mieux connaître sa force...

Marquis Akira von Thulé – De la violence à tous les étages: c'est le programme de "Tengu Teach", petit roman signé du Marquis Akira von Thulé. Il s'agit là du treizième opus de la collection "Damned", lancée par les Nouvelles Editions Humus il y a maintenant un peu plus d'une année. Ecrits sous pseudonyme par des auteurs suisses romands désireux de se lâcher, ces ouvrages adoptent les codes des "pulp fictions" américaines et s'en amusent.

"Tengu Teach" met en scène Amon von Juntz, un professeur d'université sans ambition, aux prises avec le décès de sa mère et avec le testament qui fait de lui un héritier plutôt atypique. Il est permis de voir ce petit livre comme un opus en deux parties. La première se passe aux pompes funèbres, et nous y verrons des cercueils, bien sûr. Et aussi Igor, un humain contrefait et avide de violence. La bagarre qui va opposer Igor, l'agresseur, et Amon, est écrite avec une complaisance certaine: amis du gore, vous êtes chez vous. Le lecteur est autorisé à se demander si la mère d'Amon est vraiment morte; quant au fils, s'il échappe à une mort atroce dans un cercueil de luxe, il ne sortira pas indemne de cette confrontation.

L'héritage va-t-il dès lors faire office de rédemption? La deuxième partie n'est pas exempte de tensions, même si l'auteur ne fait pas grand-chose des trois individus louches qui espionnent le manoir dont Amon est l'héritier. Là-dedans, un masque: celui d'un Tengu, divinité japonaise mineure caractérisée par son long nez. Ce masque va rendre sa confiance à un Amon devenu borgne et sérieusement esquinté par sa bagarre avec Igor. Mais jusqu'où? Cela doit-il lui coûter son amour de jeunesse, voire son humanité?

Viol et violence au menu: derrière des airs accessibles et même faciles, "Tengu Teach" interroge son lecteur sur les risques qu'il y a à devenir soudain le dépositaire d'une force que l'on ne maîtrise pas. Cette force, c'est celle que l'on peut acquérir lorsqu'on hérite d'un bien matériel particulièrement important situé au cœur de la pittoresque petite ville allemande de Quedlinbourg, mais aussi celle qui prend sous son emprise une personne qui n'est pas prévenue et qui, malgré les avertissements, s'y accoutume irrémédiablement.

Marquis Akira von Thulé, Tengu Teach, Chavannes-de-Bogis, Nouvelles Editions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Editions Humus.


dimanche 31 mars 2024

Joyeuses Pâques!

Christ est ressuscité! Visiteurs occasionnels, fidèles de ce blog, je vous souhaite de Joyeuses Pâques! Je vous souhaite aussi de passer une belle journée de printemps, empreinte de joie et de lumière. Et merci pour votre fidélité!

Image: Alimentarium.

samedi 30 mars 2024

Sandra Maeder, un triste anniversaire

Sandra Maeder – Cela ressemble à un huis clos: "Bitume d'août", premier roman de l'écrivaine et dramaturge suisse Sandra Maeder, met en scène un tout petit monde. Celui-ci se compose d'une mère et de son fils, 35 ans, partageant un salon sans fenêtres. Cela, sans oublier un poisson qui se meurt faute de nourriture... L'ambiance s'avère étouffante, comme le mois d'août durant lequel se passe l'histoire.

Histoire? Le mot n'est pas tout à fait exact. Le lecteur est en présence d'un face à face entre un fils qui ne veut plus que sa mère l'appelle Pierrot mais n'a rien d'autre à lui proposer comme nom, si ce n'est un "P..." peu sonore. Peu à peu, le lecteur comprendra de quoi il retourne: Pierrot n'est-il pas le fantôme de quelqu'un d'autre?

Le poisson combattant moribond constitue un fil rouge (comme le sang, tiens!) du roman: ce Pierrot qui refuse qu'on l'appelle ainsi se retrouve chargé d'aller lui acheter quelques chose à manger, mais il l'oublie tout le temps. Là encore, le combattant peut être vu comme l'héritier d'un autre poisson, mort à l'occasion d'un anniversaire. Car – oui – c'est d'un anniversaire qu'il s'agit. Triste anniversaire...

Le lecteur voit ainsi P... et sa mère mettre tout en place, attendre même des invités: on place une banderole brillante, on gonfle des ballons et l'on fait semblant de croire que les invités vont venir. Objet de "Bitume d'août", la journée d'anniversaire s'avère dérisoire, les ballons vont se dégonfler. A moins que les invités ne soient morts... et que l'un d'entre eux vive sur la lune, d'où il écrit des lettres à déchiffrer sur des pages apparemment blanches. L'auteure ose d'ailleurs montrer la ressemblance entre le bocal du poisson et le casque de l'astronaute.

"Bitume d'août" n'est certes pas un roman facile d'abord, malgré une structure bien conçue sur la base d'une introduction qui joue parfaitement son rôle d'exposition. Cela tient bien sûr au côté flou du monde mis en scène, troublé par des trous de mémoire qui occultent pour un temps la réalité, et par ce mois d'août torride où deux personnages humains et un poisson s'efforcent de survivre. Bien malin, enfin, qui saura dire ce qui se passe dans ce roman où les atmosphères, étouffantes, sont primordiales.

Celles-ci sont mises en place par une écriture chantournée qui privilégie les phrases courtes, sans verbe même. Celles-ci invitent à une lecture à haute voix pour en donner le vrai rythme, la scansion la plus authentique, au fil des pages. Plus que l'histoire, qui dévoile ses drames peu à peu, comme à grand-peine, pour dire des vérités difficiles, c'est donc à la beauté formelle des mots agencés que tient la spécificité de "Bitume d'août".

Sandra Maeder, Bitume d'août, Genève, Encre fraîche, 2024.

Le site des éditions Encre fraîche.

Ils l'ont lu aussi: Francis Richard.

vendredi 29 mars 2024

Claire Genoux, facettes du métier d'écrivaine

Claire Genoux – L'écriture n'est pas une voie facile pour celle ou celui qui la pratique. Elle n'a rien d'évident non plus pour les personnes qui l'entourent. "L'écriture racontée à mon père" regroupe quatre textes de l'écrivaine suisse Claire Genoux, consacrés au métier d'écrire... et de vivre.

Le texte le plus développé, celui qui donne aussi son titre au recueil, est effectivement un message conçu comme adressé au père de la romancière, fait de proses poétiques courtes, évoquant de façon dense tel ou tel aspect de la vie ou de l'écriture, éléments indissociables. 

Ces textes sont marqués par la recherche constante de l'image qui saura parler au destinataire, par exemple lorsque l'auteure, révélant le statut d'officier de son père, indique: "L'écriture – oui, est un combat rapproché." Il sera aussi souvent question de la montagne, lieu de partages entre le père et la fille, devenue un motif romanesque entre autres dans "Giulia". 

Enfin, il est également question, vers la fin de cette longue succession de courts textes, de l'idée d'une "chambre à soi", empruntée à Virginia Woolfe. Si la question s'est posée dans la vie de l'auteure, celle-ci considère que cette chambre à soi peut aussi être l'écriture elle-même ("Ecrire est une chambre, un océan noir"). Et que cette chambre résonne avec la pièce que l'auteure et son père ont utilisée comme chambre noire pour développer des photos. L'écriture comme bac de révélateur? Certes!

Evoqué dans le deuxième texte du recueil, "Dans la classe d'écriture", Jacques Chessex peut être vu comme un "père en écriture" pour son auteure. Réellement littéraire, cet hommage s'avère léché, travaillé tout en rythme sur la base d'une ponctuation finement choisie et de répliques récurrentes ("– Ecrivez!", adressé aux élèves puis, de plus en plus, à la lycéenne Claire Genoux seule). Cela, sans oublier le rappel du physique de l'écrivain de Ropraz, sa barbe qui cache sa bouche, ses yeux.

Les deux derniers textes rappellent aussi, selon des optiques différentes, le métier d'écrivain tel que le pratique Claire Genoux. Une Claire Genoux qui, selon "La romancière est-elle une mère qui désobéit?", écrit presque par effraction, jonglant entre son statut de mère et son besoin de se confronter aux mots, à la langue. Ce texte a paru, dans une première version, dans "Tu es la sœur que je choisis", recueil collectif de réflexions féministes paru il y a quelques années dans le sillage des rituelles grèves du 14 juin. Enfin, il sera à nouveau question de "Giulia" dans le "Discours de réception du prix Eugène Rambert", prononcé en 2022, qui clôt le recueil.

"L'écriture racontée à mon père" est donc une invitation, faite par l'écrivaine Claire Genoux, à visiter un moment les coulisses de son activité d'auteure. Voyage difficile, comme une sortie sinueuse en montagne? Certes, parce que le métier d'écrivain n'est pas toujours facile à expliquer. Mais les quatre textes de ce petit livre apportent sur celui-ci un éclairage passionnant.

Claire Genoux, L'écriture racontée à mon père, Lausanne, BSN Press, 2024.

Le site des éditions BSN Press.

Ils l'ont lu aussi: Francis Richard.

mercredi 27 mars 2024

Marlène Mauris, de la lumière dans la vallée

Marlène Mauris – Premier roman de l'écrivaine valaisanne Marlène Mauris, "Escarpées" porte bien son titre. Evocateur des années 1990, il relate la destinée d'une famille, d'un village, d'un microcosme niché dans une vallée du Vieux Pays. Venue de loin, la figure d'une jeune Française va éclairer ce monde "escarpé", justement, pas facile d'accès, d'une lumière nouvelle. Et tous les personnages de ce livre, Feodora incluse, s'en trouveront transformés.

Tout commence avec une scène fondatrice abrupte, celle de la mise à mort d'un chien que les trois filles de la famille d'Annette et Henri avaient fini par prendre en affection. Elles feront le deuil à leur manière – un deuil annonciateur d'un autre, d'une tout autre gravité. Puis vient la recherche d'un agneau, dont Henri, berger de profession, est responsable sans en être le propriétaire. 

De ces scènes villageoises, on pourrait déduire que "Escarpées" est un simple roman régionaliste. Mais non: peu à peu, l'écrivaine dévoile l'existence rude, au quotidien, d'une famille fondée un peu à la hâte, porteuse entre autres de frustrations pour Annette même si elle a été sincèrement amoureuse d'Henri – un Henri beau gosse, mais qu'il faut gérer, bourru, porté sur la bouteille, peu à l'aise avec les mots et l'expression des sentiments. Cette montée en tension, marquée par l'ambiance parfois bagarreuse des bals de village, le lecteur la vit nettement jusqu'au suicide d'Annette.

Dans ce roman, l'altérité apparaît par deux biais. Il y a d'abord le tourisme, gage d'une vision superficielle d'un monde qui, depuis la vallée où se noue l'intrigue, paraît lointain même si les contacts sont indéniables, parfois un peu gênants à l'instar des photos "authentiques" prises à la sortie de la messe par certains touristes. Mais qu'en est-il lorsque cette altérité s'invite chez soi? C'est à Feodora, artiste en devenir, gouvernante pour une durée déterminée auprès d'un Henri veuf et de ses trois filles, qu'il incombera de jouer ce rôle. 

La romancière a trouvé la bonne manière pour développer avec Feodora un personnage lumineux, malgré (ou peut-être justement grâce à) son penchant à faire des phrases qui contraste avec le monde pragmatique de la famille qui l'a engagée. Fonctionner ou vivre? La question fait l'objet d'une altercation entre l'institutrice de la plus jeune des filles d'Annette et Henri, Lucie, et Feodora.

L'écrivaine brille également par la représentation qu'elle donne des relations que Feodora construit, avec des hauts et des bas, avec les trois filles du foyer, chacune de tempéraments et d'âges différents. La plus âgée, Léonie, se sent par exemple naturellement proche de Feodora, alors que celle du milieu, Marion, aura tendance à provoquer et à se montrer protectrice envers sa petite sœur, Lucie, fière de ses lunettes: c'est le premier objet qu'elle porte et qui n'a pas appartenu à ses sœurs avant. Mais à l'école, on ne voit pas les choses ainsi...

Porté par un style maîtrisé qui rend justice avec finesse aux personnages et aux situations dans toute leur diversité, "Escarpées" se révèle un beau roman sur le choc d'humains confrontés concrètement aux altérités de tout poil et à la richesse que la rencontre peut apporter aux uns et aux autres. Cela, sans oublier la mise en scène réussie d'un contexte temporel spécifique, celui des années 1990: une époque où, même si la modernité arrive un peu partout, les mentalités ancestrales – porteuses d'un entre-soi et d'un esprit pratique qui n'a pas que des inconvénients – persistent. 

A relever enfin les illustrations âpres de Pierre-Yves Gabioud. Tentant de rendre entre autres, en nuances monochromes, les nuances de paysages enneigés, elles pourraient être celles que l'artiste Feodora aurait créées.

Marlène Mauris, Escarpées, Lausanne, Favre, 2024, illustrations de Pierre-Yves Gabioud.

Le site des éditions Favre.

Ils l'ont également lu: Rebecca

mardi 26 mars 2024

Femme idéale? La quête d'une vie...

José Seydoux – "Roman plus que féministe", intégrant dûment le point médian comme étendard de l'écriture inclusive, "LA" se présente comme un ouvrage inclassable, entre roman et texte de réflexions sur l'idéal féminin, que l'auteur appelle "LA femme". En une bonne centaine de pages, le lecteur découvre l'image qu'un homme se fait des femmes. Et derrière le narrateur, un certain Nicolas, on devine sans peine l'écrivain lui-même, qui a déjà abordé la question féminine dans plus d'un de ses ouvrages précédents.

"LA femme"? Le narrateur ouvre la porte au double sens d'une telle formulation. On le voit à la recherche d'un idéal du genre platonicien, d'une sorte d'Idée de la femme – les accidents, "féminité" incluse, étant le reflet tout personnel de sa vision du genre féminin. Mais si majuscules il y a, c'est aussi pour évoquer la note "la", qui donne le ton, entre autres, à tous les orchestres d'inspiration occidentale. Pour le narrateur, "LA femme" est donc source d'harmonie.

Et voilà: cet idéal n'appartient qu'à ce Nicolas du Pré qui se raconte au soir de sa vie. Comme aveuglé par cet idéal, il ne réussit cependant pas, et c'est tant pis pour l'ambition féministe de ce livre, à convaincre le lectorat de le suivre, jusqu'à envisager par exemple une société européenne convertie à un matriarcat mêlé de féminisme revanchard (on pense à Chloé Delaume qui, dans "Les Sorcières de la République", imagine une Académie française où seules seraient admises les femmes, dans un délai de rattrapage de trois ou quatre siècles), signifié par la surreprésentation subite des femmes aux lieux où tout se décide: parlements et gouvernements, directions d'entreprise, etc. 

Le principe même d'un matriarcat, posé en point d'orgue de ce livre, mérite qu'on s'y arrête: doit-on l'envisager à la manière des Mosuos, qui tolèrent des hommes dont la condition n'est guère enviable (voir l'ouvrage "Le Royaume des femmes" de Ricardo Coler, fort instructif malgré des limites liées à une approche essentiellement journalistique), ou de Valerie Solanas, qui, selon son "SCUM Manifesto" (qu'il faudra que je lise entièrement un jour), n'aurait aucun scrupule à les dégommer pour que les femmes puissent enfin s'amuser entre elles? Le narrateur a d'un tel projet social une vision bien optimiste, difficile à suivre: rien ne démontre qu'une société résolument matriarcale sera meilleure qu'une société simplement égalitaire, faisant à chaque instant les efforts requis pour davantage d'équilibre (et là, le narrateur touche juste, posant plus d'une bonne question dans le contexte d'une Suisse qui a encore quelques progrès à faire en la matière), sans placer aucun sexe sur un piédestal qui isole.

Enfin, le lecteur pourra être dérouté par la forme même de la narration, qui n'a pas su ou voulu faire le choix entre la forme de l'essai, fouillé et travaillé dans le souci de rechercher, par une dialectique bien comprise et à l'écoute de textes et de paroles antérieurs, les bons arguments pour convaincre, et celle du roman qui, résolument, mettrait en scène, dans toute sa richesse, "une saga familiale sur un siècle": l'auteur avait suffisamment de matière et d'intuitions pour en raconter sur plusieurs centaines de pages. 

Perdu entre les deux options, Nicolas du Pré, le narrateur, qu'on imagine issu d'une cité comme Gruyères, n'a pas toute l'épaisseur nécessaire pour devenir inoubliable dans l'esprit du lecteur. Quant à sa vision du monde et de LA femme, elle connaît aujourd'hui déjà quelques objections, auxquelles il aurait été intéressant qu'il trouve des réponses, en vue de faire avancer cet éternel et passionnant (a vivre, surtout!) défi qu'est la relation sans cesse à construire entre humains des deux sexes et de tous les genres.

José Seydoux, LA, Chavannes-de-Bogis, ISCA-Livres, 2024.

Le site de José Seydoux, celui des éditions ISCA.

lundi 25 mars 2024

Portrait d'une femme au temps où la dépression nerveuse était un tabou

Frédéric Lamoth – Le temps passant, l'exercice n'a rien d'évident: replonger, en tant qu'écrivain, dans l'existence d'une femme qui, dans les années 1980, a pratiqué un psychiatre réputé mais non exempt de zones d'ombre. Et pourquoi pas se glisser dans sa peau? C'est là la teneur du dernier roman de Frédéric Lamoth, "L'Été d'une femme". Tout commence par un article de journal suspicieux, écrit par une certaine Solène M., auquel répond celle qui sera la narratrice du roman: la patiente.

L'auteur explore avant tout la manière dont ces deux femmes vont s'approcher, s'apprivoiser, se faire confiance. C'est aussi un choc des générations, marqué dès les premières pages par l'opposition entre deux conceptions de la nudité féminine: alors que la narratrice a trouvé normal, en traitement, de se déshabiller face au psy, la journaliste s'offusque. La nudité est-elle forcément sexuée? Pas pour la patiente qui se souvient. Mais d'un autre côté, affirme une journaliste promptement révoltée, prompte aussi peut-être à voir ce qu'elle veut bien voir, elle ne semble pas indispensable à un traitement des âmes... L'auteur laisse ces deux visions face à face, sans juger, les laissant également légitimes.

Quant à la narratrice, vieille dame au moment du récit (nous sommes en 2016), elle apparaît comme une mère de famille comme il y en a eu beaucoup en Suisse dans les années 1980, tenant son ménage, baladant les enfants au gré des obligations, tenant sa place comme son mari tient la sienne, forte d'un salaire bien suffisant pour deux, et même plus. Mais la narratrice y trouve-t-elle vraiment son compte, au-delà de la disparition de la pression liée au fait de gagner sa vie et de préserver son emploi? Et l'amour dans tout ça? Le fait est qu'un jour, elle n'a plus réussi à se lever. L'auteur recrée avec justesse la difficulté qu'il y avait à l'époque à diagnostiquer ce qu'on appelle aujourd'hui le burn-out ou la dépression nerveuse.

L'adresse de l'auteur réside dans la manière d'utiliser le psy controversé comme un McGuffin: jusqu'au bout, le lecteur, faussement flatté dans ses instincts voyeurs, va croire que la narratrice a été victime d'un abus terrible, d'un viol, que sais-je. Mais voilà: la vérité de ce roman est ailleurs, et elle est plus profonde. La narratrice – et le lecteur avec elle – finit ainsi par comprendre, au fil des rendez-vous auprès du médecin, que c'est surtout l'indifférence face à un sort mal compris, à un vécu qui tourne à vide et dans lequel elle ne trouve plus son compte mais que la société n'est alors pas prête à entendre, qui la meurtrit. Victime d'une emprise? Oui, mais pas celle qu'on croit.

Ces impressions, l'auteur les souligne en mettant à l'honneur, au gré d'exergues, les chansons à la mode dans les années 1980. Des titres comme "La vie par procuration", "Désenchantée" ou "Papa Chanteur" prennent dès lors une résonance originale au fil des pages de "L'Été d'une femme", un roman social court mais dense, qui explore avec justesse ce qui a pu se tramer derrière les façades belles et anonymes d'une Suisse apparemment heureuse. La narratrice, une nouvelle Madame Bovary broyée par son temps? Il est permis de le penser.

Frédéric Lamoth, L'Été d'une femme, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.

Il l'a aussi lu: Francis Richard.

dimanche 24 mars 2024

Dimanche poétique 633: Nathalie Fiala

Vert

Je dis vert
Et l’horizon s’ouvre devant moi
Mille vallées flamboient
De rives, rires, rêveries et joie

Oui je dis vert
Et l’envers devient roi
L’envers s’éclipse pour l’endroit
Au moins une fois ?

29/11/07

Nathalie Fiala. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 22 mars 2024

"La Disgrâce", ou le crépuscule des nobles... et de quelques autres

Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud – Longtemps attendu, le quatrième et dernier volume de la saga de Minnetoy-Corbières vient de paraître. "La Disgrâce" relate, comme son titre l'indique, la fin sans gloire d'un petit monde, tout en ouvrant la porte à une autre ère que certains personnages feront vivre à leur manière – c'est ce que dit l'épilogue. Mais reprenons les choses au début...

En bons feuilletonistes, les auteurs choisissent de faire ressusciter l'un de leurs personnages clés, mort dans un épisode antérieur. Probable? L'intrigue balance entre l'explication rationnelle, qui veut que le baron Robert du Rang Dévaux soit remplacé par un imposteur, et l'explication religieuse, qui veut qu'après tout, si un si grand seigneur a pu ressusciter, c'est qu'il peut reproduire un tel miracle: il n'y a qu'à le tuer à nouveau. Ces explications paraissent parfaitement plausibles dans un univers médiéval où le christianisme est consubstantiel de la vie quotidienne. 

D'une guéguerre à l'autre, "La Disgrâce" fait tomber quelques masques, révélant les traîtres et les manœuvriers, et paraît laisser la place à une équipe de personnages (pas) plus saine qu'avant, autour de Fanchon la fille de salle, de Camilla Clotilda Capodistria qui va épurer son duché et de quelques personnages secondaires. Mais comme il se doit dans un bon roman humoristique ayant un Moyen Âge de fantaisie pour contexte, cela n'ira pas sans moult duels et combats, éventuellement arrosés de bonne vinasse comme d'infâme piquette. On le sait en effet: les personnages du cycle de Minnetoy-Corbières sont de grandes gueules, porteuses de valeurs viriles fortement dopées à l'alcool, plus encore que de vrais héros.

Et justement: par l'humour de chaque instant, le virilisme des personnages est remis en question, les auteurs mesurant la distance qu'il peut y avoir entre ce qui est proclamé haut et fort par les personnages concernés et leurs actions réelles, marquées parfois par un pragmatisme qui n'est qu'un autre nom de la peur. Cette mise en question est soulignée par la mise en scène d'une manifestation féministe, anachronique mais parfaitement pertinente. Si modeste qu'elle soit, la revendication est embarrassante pour des personnages portés sur la bagatelle autant que sur la picole: OK pour vous enivrer entre hommes, mais pas pour tromper vos épouses tels des gorets!

C'est ainsi: derrière ce petit monde de (plus ou moins) nobles énergumènes portés par la boisson autant que par leurs mules et destriers (pas toujours sobres non plus), un chouïa de sagesse apparaît. Celle-ci se manifeste entre autres lors de discussions entre hommes sur la manière d'élever Gamin, qui reste jusqu'au bout un enfant taiseux, porté peut-être sur les choses de l'esprit. Certains personnages semblent même prendre leurs distances avec les libations qui les ont fait carburer jusque-là.

Derrière les péripéties donc, "La Disgrâce" relate, sur un ton faussement archaïque qui fait rire et sourire, la fin d'un monde. Si l'ambiance est crépusculaire, le ton ne se départit jamais de l'humour délirant, parfois vraiment finaud (qui aurait pensé que Cédère est un abbé? Ce ne sera jamais franchement dit ainsi, au lecteur de mettre les pièces dans le bon ordre...) qui caractérise cette vaste geste écrite à quatre mains. Et c'est avec élégance que les auteurs indiquent, dans l'épilogue, qu'il faut fermer la porte: certes, Fanchon, Alphagor Bourbier de Montcon, Gobert Luret, Eustèbe Martingale et quelques autres vont continuer à vivre. Mais leur destinée est une autre histoire.

Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud, La Disgrâce, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site des éditions Cousu Mouche.

mardi 19 mars 2024

Premiers humains, premier meurtre: Caïn et Abel revisités

Gaël Grobéty – C'était audacieux, et le pari est réussi: "Au commencement était le meurtre", deuxième roman de l'écrivain suisse Gaël Grobéty, revisite à la manière d'un thriller l'épisode biblique (Genèse 4) de Caïn et Abel, l'un tuant l'autre. Astuce: bien sûr, on connaît le coupable. Mais comment va-t-on y parvenir? Dans un tel thriller fondé sur un mythe familier, c'est surtout le parcours d'enquête qui est intéressant. Le lecteur le découvre riche, sinueux, tendu et proche de la psychologie de personnages qui vivent de l'essentiel, découvrent ce que peut être le péché et pensent leur relation à Dieu.

Sur la base d'un récit biblique dont tout le monde connaît la structure, l'auteur développe un univers, jamais localisé sur notre planète, réduit mais précisément décrit. Il admet qu'Adam et Eve, premiers humains et premiers parents, ont vécu très vieux: ils ont 197 ans au moment où se déroule le drame. Et ils ont trente-trois enfants et neuf petits-enfants, parfois nommés selon la fantaisie de l'auteur, habile à créer des noms à consonance biblique – peut-être en se fondant sur les travaux de la chercheuse Dorine Ravanel, citée en dédicace mais mystérieuse même pour l'ami Google. Pour l'anecdote familiale, il est à noter que la Genèse (5:5) elle-même indique qu'Adam est mort à 930 ans...

Autant dire qu'il y a de nombreuses âmes qui vivent, déjà, en cette aube de l'humanité. Les plus jeunes apparaissent comme des promesses de vie, les aînées s'essaient à l'art (Yérubabbel) ou à la médecine (Thémech). Et l'on se marie entre frères et sœurs en cette première génération de l'humanité, qui s'interroge quant à la possibilité de s'éloigner du site où Adam et Eve ont élu domicile après avoir été chassés du paradis terrestre. Un paradis qui n'est pas bien loin, du reste, l'auteur exploitant les motifs du Jardin, secret parental qu'Eve divulguera pour sortir ses enfants de leur statut de mineurs, et du Fruit défendu aux capacités particulières.

Venons-en enfin au caractère de thriller de ce roman, et aux conditions particulières imposées par la relation de ce qui, selon la Bible, constitue le premier meurtre. L'auteur capte bien cette situation, décrivant à l'occasion l'état de choc de ceux qui l'ont vécu – des gens d'une famille qu'on découvre tout d'un coup plus fragmentée qu'il n'y paraît. Il relève aussi une particularité: les premiers hommes qu'il décrit n'ont pas encore l'expérience de la mort humaine, ou si peu: une femme décède de mort naturelle dans le récit.

Quant à l'activité de police, l'auteur sait la réinventer à l'aune de personnages qu'on imagine vivre, à vue de nez, au Néolithique. On découvre ainsi un Adam qui, fort de son autorité de premier homme et de père de tout le monde, impose en patriarche son autorité d'enquêteur. Il a du reste également inventé les châtiments pour dresser sa nombreuse marmaille – on pense aux "cages", malaisées à vivre lorsqu'on y est enfermé, ne serait-ce que pour quelques jours.

Enfin, il y a le chantre (ou coryphée?) Jodarak, porteur d'éléments antérieurs au récit du drame, qui porte un regard oblique, plus ou moins fourni, sur tout le roman – ceux-ci sont composés en italiques. Il n'en faut pas plus pour offrir au lectorat un roman incarné qui revisite les épisodes les plus mythiques de la Bible en adoptant un point de vue résolument humaniste, légitime, qui plonge dans la nuit des temps et montre les premiers hommes apprenant, déjà, nécessairement, à vivre ensemble. 

Enfin, après Guillaume Tell dans "La reine de cœur", voilà le deuxième mythe que l'auteur explore. Un filon pour une œuvre?

Gaël Grobéty, Au commencement était le meurtre, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site de Gaël Grobéty, celui des éditions Cousu Mouche.