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vendredi 22 novembre 2024

Un dernier homme entre les bras de la Veuve: destin du Genevois Maurice Elcy

Jean-Noël Cuénod – Maurice Elcy est le dernier condamné à mort à avoir été guillotiné dans le canton de Genève. C'était en 1862. L'auteur Jean-Noël Cuénod retrace sa mort et sa vie singulières dans "Le dernier amant de la Veuve", fascinant ouvrage historique qui tient à la fois de l'enquête policière, de la chronique et du plaidoyer contre la peine de mort. C'est que les enjeux liés au destin de Maurice Elcy sont nombreux. Victor Hugo lui-même va s'en mêler...

Portrait de Maurice Elcy

Qu'a-t-on reproché à Maurice Elcy? L'auteur retrace minutieusement les quelques heures qui ont scellé son destin, mais aussi celui de Jean-Jacques Favre-Chantre, horloger, sa victime, tuée à coups de canne-épée dans un endroit réputé peu sûr de la pourtant tranquille cité de Genève. Elcy est-il à la tête de la bande de malfrats qui terrorise les personnes qui passent par là, y compris quelques homosexuels qui viennent s'y rencontrer en toute discrétion? Et a-t-il volé les deux montres que Jean-Jacques Favre-Chantre portait sur lui, en plus de l'avoir tué?

De Maurice Elcy, l'auteur dresse le portrait d'un jeune homme (à peine 21 ans) à grande gueule, fanfaron, de ces "gueules élastiques" qui constituent le stéréotype du Genevois. C'est aussi un bonhomme qui désespère sa famille, pourtant honorable (son père est homme de police) mais déjà victime de coups du sort, mais aussi son directeur de conscience, un pasteur duquel il se rapproche durant les tout derniers temps de sa vie et qui lui reproche un esprit romanesque, mal nourri par de mauvais livres.

Enjeux de droit

L'auteur a également recréé les enjeux liés au droit de l'époque. La particularité, c'est qu'un homicide seul ne saurait suffire pour condamner à mort: il faut qu'un autre délit lié à l'homicide lui soit directement lié, et/ou qu'il y ait préméditation. L'auteur reconstruit, au fil des pages, la ligne de défense de Maurice Elcy et de son avocat. 

Celle-ci paraît bien maladroite, tentant entre autres de faire passer la victime pour un violeur attiré par les jeunes hommes et de faire croire à la légitime défense. Une thèse balayée par plus d'un témoin, à commencer par l'épouse de l'horloger. 

Mais le dossier est-il suffisant pour faire de Maurice Elcy un nouvel amant de la Veuve? L'auteur le relève: on ne sait pas ce que sont devenues les deux montres, et rien ne prouve que Maurice Elcy les ait subtilisées, si ce n'est le témoignage fragile d'une muette que tout le monde trouve attachante. Dès lors, la condamnation de Maurice Elcy paraît faiblement justifiée en droit. Le dernier condamné à mort exécuté à Genève a-t-il donc été victime d'errements judiciaires? Critique, "Le dernier amant de la Veuve" le laisse parfaitement entendre.

Enfin, "Le dernier amant de la Veuve" esquisse certains éléments qui montrent que dans les années 1861, la peine de mort ne faisait plus l'unanimité à Genève, ni dans son principe, ni dans ses modalités. Le condamné précédent est dans tous les esprits au moment où Maurice Elcy est guillotiné. Un an plus tôt, en effet, Claude Vary, personnage crapuleux, a connu l'expérience choquante d'une exécution manquée qui lui a valu d'être décalotté plutôt que décapité, au grand dégoût de l'assistance puisque les mises à mort se passaient en public à l'époque. "Faut-il couper plus bas?", aurait demandé le bourreau, Jacob Mengis, aux magistrats...

La peine de mort à Genève

L'auteur ouvre son propos à d'autres épisodes historiques marquants liés à la peine de mort à Genève. En particulier, il détaille ce qu'il est advenu de Michel Servet, penseur de la Réforme tenant du panthéisme et détracteur du dogme de la Sainte Trinité (les Témoins de Jéhovah s'en souviennent, soit dit en passant...), poussé au bûcher par Jean Calvin. 

Il cite, enfin, les actions menées par les opposants à la peine de mort pour faire passer son abolition à l'occasion d'un scrutin constitutionnel. En particulier, il sera fait appel à Victor Hugo, l'auteur du "Dernier jour d'un condamné", qui répond par une lettre vibrante, largement diffusée à Genève en son temps: elle plaide pour davantage d'instruction et pour moins de mises à mort qui ne font que des malheureux (à commencer par sa femme le cas échéant: si la guillotine est surnommée "La Veuve", c'est qu'elle en aura fait, des veuves!) autour du condamné, et aussi pour les circonstances atténuantes.

L'auteur offre avec "Le dernier amant de la Veuve" un ouvrage historique passionnant et richement documenté: la citation complète de la lettre de Victor Hugo aux Genevois en témoigne, que même que le cahier d'illustrations en milieu de livre; tout juste peut-on regretter qu'aucun portrait de Maurice Elcy n'y apparaisse (mais peut-être n'en existe-t-il pas?), au contraire de Claude Vary et de sa femme Françoise. Si le sujet est grave, l'auteur ne s'interdit pas de sourire de temps à autre, mettant en avant tel ou tel acteur pittoresque du destin tragique de Maurice Elcy (ah, ces juges poètes ou chansonniers!) ou se moquant gentiment des travers que l'on prête parfois aux Genevois.

Jean-Noël Cuénod, Le dernier amant de la Veuve, Genève, Slatkine, 2024. Préface de Claude Bonard.

Le blog de Jean-Noël Cuénod, site des éditions Slatkine.

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