Pages
dimanche 31 mars 2024
Joyeuses Pâques!
samedi 30 mars 2024
Sandra Maeder, un triste anniversaire
Sandra Maeder – Cela ressemble à un huis clos: "Bitume d'août", premier roman de l'écrivaine et dramaturge suisse Sandra Maeder, met en scène un tout petit monde. Celui-ci se compose d'une mère et de son fils, 35 ans, partageant un salon sans fenêtres. Cela, sans oublier un poisson qui se meurt faute de nourriture... L'ambiance s'avère étouffante, comme le mois d'août durant lequel se passe l'histoire.
Histoire? Le mot n'est pas tout à fait exact. Le lecteur est en présence d'un face à face entre un fils qui ne veut plus que sa mère l'appelle Pierrot mais n'a rien d'autre à lui proposer comme nom, si ce n'est un "P..." peu sonore. Peu à peu, le lecteur comprendra de quoi il retourne: Pierrot n'est-il pas le fantôme de quelqu'un d'autre?
Le poisson combattant moribond constitue un fil rouge (comme le sang, tiens!) du roman: ce Pierrot qui refuse qu'on l'appelle ainsi se retrouve chargé d'aller lui acheter quelques chose à manger, mais il l'oublie tout le temps. Là encore, le combattant peut être vu comme l'héritier d'un autre poisson, mort à l'occasion d'un anniversaire. Car – oui – c'est d'un anniversaire qu'il s'agit. Triste anniversaire...
Le lecteur voit ainsi P... et sa mère mettre tout en place, attendre même des invités: on place une banderole brillante, on gonfle des ballons et l'on fait semblant de croire que les invités vont venir. Objet de "Bitume d'août", la journée d'anniversaire s'avère dérisoire, les ballons vont se dégonfler. A moins que les invités ne soient morts... et que l'un d'entre eux vive sur la lune, d'où il écrit des lettres à déchiffrer sur des pages apparemment blanches. L'auteure ose d'ailleurs montrer la ressemblance entre le bocal du poisson et le casque de l'astronaute.
"Bitume d'août" n'est certes pas un roman facile d'abord, malgré une structure bien conçue sur la base d'une introduction qui joue parfaitement son rôle d'exposition. Cela tient bien sûr au côté flou du monde mis en scène, troublé par des trous de mémoire qui occultent pour un temps la réalité, et par ce mois d'août torride où deux personnages humains et un poisson s'efforcent de survivre. Bien malin, enfin, qui saura dire ce qui se passe dans ce roman où les atmosphères, étouffantes, sont primordiales.
Celles-ci sont mises en place par une écriture chantournée qui privilégie les phrases courtes, sans verbe même. Celles-ci invitent à une lecture à haute voix pour en donner le vrai rythme, la scansion la plus authentique, au fil des pages. Plus que l'histoire, qui dévoile ses drames peu à peu, comme à grand-peine, pour dire des vérités difficiles, c'est donc à la beauté formelle des mots agencés que tient la spécificité de "Bitume d'août".
Sandra Maeder, Bitume d'août, Genève, Encre fraîche, 2024.
Le site des éditions Encre fraîche.
Ils l'ont lu aussi: Francis Richard.
vendredi 29 mars 2024
Claire Genoux, facettes du métier d'écrivaine
Claire Genoux – L'écriture n'est pas une voie facile pour celle ou celui qui la pratique. Elle n'a rien d'évident non plus pour les personnes qui l'entourent. "L'écriture racontée à mon père" regroupe quatre textes de l'écrivaine suisse Claire Genoux, consacrés au métier d'écrire... et de vivre.
Le texte le plus développé, celui qui donne aussi son titre au recueil, est effectivement un message conçu comme adressé au père de la romancière, fait de proses poétiques courtes, évoquant de façon dense tel ou tel aspect de la vie ou de l'écriture, éléments indissociables.
Ces textes sont marqués par la recherche constante de l'image qui saura parler au destinataire, par exemple lorsque l'auteure, révélant le statut d'officier de son père, indique: "L'écriture – oui, est un combat rapproché." Il sera aussi souvent question de la montagne, lieu de partages entre le père et la fille, devenue un motif romanesque entre autres dans "Giulia".
Enfin, il est également question, vers la fin de cette longue succession de courts textes, de l'idée d'une "chambre à soi", empruntée à Virginia Woolfe. Si la question s'est posée dans la vie de l'auteure, celle-ci considère que cette chambre à soi peut aussi être l'écriture elle-même ("Ecrire est une chambre, un océan noir"). Et que cette chambre résonne avec la pièce que l'auteure et son père ont utilisée comme chambre noire pour développer des photos. L'écriture comme bac de révélateur? Certes!
Evoqué dans le deuxième texte du recueil, "Dans la classe d'écriture", Jacques Chessex peut être vu comme un "père en écriture" pour son auteure. Réellement littéraire, cet hommage s'avère léché, travaillé tout en rythme sur la base d'une ponctuation finement choisie et de répliques récurrentes ("– Ecrivez!", adressé aux élèves puis, de plus en plus, à la lycéenne Claire Genoux seule). Cela, sans oublier le rappel du physique de l'écrivain de Ropraz, sa barbe qui cache sa bouche, ses yeux.
Les deux derniers textes rappellent aussi, selon des optiques différentes, le métier d'écrivain tel que le pratique Claire Genoux. Une Claire Genoux qui, selon "La romancière est-elle une mère qui désobéit?", écrit presque par effraction, jonglant entre son statut de mère et son besoin de se confronter aux mots, à la langue. Ce texte a paru, dans une première version, dans "Tu es la sœur que je choisis", recueil collectif de réflexions féministes paru il y a quelques années dans le sillage des rituelles grèves du 14 juin. Enfin, il sera à nouveau question de "Giulia" dans le "Discours de réception du prix Eugène Rambert", prononcé en 2022, qui clôt le recueil.
"L'écriture racontée à mon père" est donc une invitation, faite par l'écrivaine Claire Genoux, à visiter un moment les coulisses de son activité d'auteure. Voyage difficile, comme une sortie sinueuse en montagne? Certes, parce que le métier d'écrivain n'est pas toujours facile à expliquer. Mais les quatre textes de ce petit livre apportent sur celui-ci un éclairage passionnant.
Claire Genoux, L'écriture racontée à mon père, Lausanne, BSN Press, 2024.
Le site des éditions BSN Press.
Ils l'ont lu aussi: Francis Richard.
mercredi 27 mars 2024
Marlène Mauris, de la lumière dans la vallée
Marlène Mauris – Premier roman de l'écrivaine valaisanne Marlène Mauris, "Escarpées" porte bien son titre. Evocateur des années 1990, il relate la destinée d'une famille, d'un village, d'un microcosme niché dans une vallée du Vieux Pays. Venue de loin, la figure d'une jeune Française va éclairer ce monde "escarpé", justement, pas facile d'accès, d'une lumière nouvelle. Et tous les personnages de ce livre, Feodora incluse, s'en trouveront transformés.
Tout commence avec une scène fondatrice abrupte, celle de la mise à mort d'un chien que les trois filles de la famille d'Annette et Henri avaient fini par prendre en affection. Elles feront le deuil à leur manière – un deuil annonciateur d'un autre, d'une tout autre gravité. Puis vient la recherche d'un agneau, dont Henri, berger de profession, est responsable sans en être le propriétaire.
De ces scènes villageoises, on pourrait déduire que "Escarpées" est un simple roman régionaliste. Mais non: peu à peu, l'écrivaine dévoile l'existence rude, au quotidien, d'une famille fondée un peu à la hâte, porteuse entre autres de frustrations pour Annette même si elle a été sincèrement amoureuse d'Henri – un Henri beau gosse, mais qu'il faut gérer, bourru, porté sur la bouteille, peu à l'aise avec les mots et l'expression des sentiments. Cette montée en tension, marquée par l'ambiance parfois bagarreuse des bals de village, le lecteur la vit nettement jusqu'au suicide d'Annette.
Dans ce roman, l'altérité apparaît par deux biais. Il y a d'abord le tourisme, gage d'une vision superficielle d'un monde qui, depuis la vallée où se noue l'intrigue, paraît lointain même si les contacts sont indéniables, parfois un peu gênants à l'instar des photos "authentiques" prises à la sortie de la messe par certains touristes. Mais qu'en est-il lorsque cette altérité s'invite chez soi? C'est à Feodora, artiste en devenir, gouvernante pour une durée déterminée auprès d'un Henri veuf et de ses trois filles, qu'il incombera de jouer ce rôle.
La romancière a trouvé la bonne manière pour développer avec Feodora un personnage lumineux, malgré (ou peut-être justement grâce à) son penchant à faire des phrases qui contraste avec le monde pragmatique de la famille qui l'a engagée. Fonctionner ou vivre? La question fait l'objet d'une altercation entre l'institutrice de la plus jeune des filles d'Annette et Henri, Lucie, et Feodora.
L'écrivaine brille également par la représentation qu'elle donne des relations que Feodora construit, avec des hauts et des bas, avec les trois filles du foyer, chacune de tempéraments et d'âges différents. La plus âgée, Léonie, se sent par exemple naturellement proche de Feodora, alors que celle du milieu, Marion, aura tendance à provoquer et à se montrer protectrice envers sa petite sœur, Lucie, fière de ses lunettes: c'est le premier objet qu'elle porte et qui n'a pas appartenu à ses sœurs avant. Mais à l'école, on ne voit pas les choses ainsi...
Porté par un style maîtrisé qui rend justice avec finesse aux personnages et aux situations dans toute leur diversité, "Escarpées" se révèle un beau roman sur le choc d'humains confrontés concrètement aux altérités de tout poil et à la richesse que la rencontre peut apporter aux uns et aux autres. Cela, sans oublier la mise en scène réussie d'un contexte temporel spécifique, celui des années 1990: une époque où, même si la modernité arrive un peu partout, les mentalités ancestrales – porteuses d'un entre-soi et d'un esprit pratique qui n'a pas que des inconvénients – persistent.
A relever enfin les illustrations âpres de Pierre-Yves Gabioud. Tentant de rendre entre autres, en nuances monochromes, les nuances de paysages enneigés, elles pourraient être celles que l'artiste Feodora aurait créées.
Marlène Mauris, Escarpées, Lausanne, Favre, 2024, illustrations de Pierre-Yves Gabioud.
Le site des éditions Favre.
Ils l'ont également lu: Rebecca.
mardi 26 mars 2024
Femme idéale? La quête d'une vie...
lundi 25 mars 2024
Portrait d'une femme au temps où la dépression nerveuse était un tabou
Frédéric Lamoth – Le temps passant, l'exercice n'a rien d'évident: replonger, en tant qu'écrivain, dans l'existence d'une femme qui, dans les années 1980, a pratiqué un psychiatre réputé mais non exempt de zones d'ombre. Et pourquoi pas se glisser dans sa peau? C'est là la teneur du dernier roman de Frédéric Lamoth, "L'Été d'une femme". Tout commence par un article de journal suspicieux, écrit par une certaine Solène M., auquel répond celle qui sera la narratrice du roman: la patiente.
L'auteur explore avant tout la manière dont ces deux femmes vont s'approcher, s'apprivoiser, se faire confiance. C'est aussi un choc des générations, marqué dès les premières pages par l'opposition entre deux conceptions de la nudité féminine: alors que la narratrice a trouvé normal, en traitement, de se déshabiller face au psy, la journaliste s'offusque. La nudité est-elle forcément sexuée? Pas pour la patiente qui se souvient. Mais d'un autre côté, affirme une journaliste promptement révoltée, prompte aussi peut-être à voir ce qu'elle veut bien voir, elle ne semble pas indispensable à un traitement des âmes... L'auteur laisse ces deux visions face à face, sans juger, les laissant également légitimes.
Quant à la narratrice, vieille dame au moment du récit (nous sommes en 2016), elle apparaît comme une mère de famille comme il y en a eu beaucoup en Suisse dans les années 1980, tenant son ménage, baladant les enfants au gré des obligations, tenant sa place comme son mari tient la sienne, forte d'un salaire bien suffisant pour deux, et même plus. Mais la narratrice y trouve-t-elle vraiment son compte, au-delà de la disparition de la pression liée au fait de gagner sa vie et de préserver son emploi? Et l'amour dans tout ça? Le fait est qu'un jour, elle n'a plus réussi à se lever. L'auteur recrée avec justesse la difficulté qu'il y avait à l'époque à diagnostiquer ce qu'on appelle aujourd'hui le burn-out ou la dépression nerveuse.
L'adresse de l'auteur réside dans la manière d'utiliser le psy controversé comme un McGuffin: jusqu'au bout, le lecteur, faussement flatté dans ses instincts voyeurs, va croire que la narratrice a été victime d'un abus terrible, d'un viol, que sais-je. Mais voilà: la vérité de ce roman est ailleurs, et elle est plus profonde. La narratrice – et le lecteur avec elle – finit ainsi par comprendre, au fil des rendez-vous auprès du médecin, que c'est surtout l'indifférence face à un sort mal compris, à un vécu qui tourne à vide et dans lequel elle ne trouve plus son compte mais que la société n'est alors pas prête à entendre, qui la meurtrit. Victime d'une emprise? Oui, mais pas celle qu'on croit.
Ces impressions, l'auteur les souligne en mettant à l'honneur, au gré d'exergues, les chansons à la mode dans les années 1980. Des titres comme "La vie par procuration", "Désenchantée" ou "Papa Chanteur" prennent dès lors une résonance originale au fil des pages de "L'Été d'une femme", un roman social court mais dense, qui explore avec justesse ce qui a pu se tramer derrière les façades belles et anonymes d'une Suisse apparemment heureuse. La narratrice, une nouvelle Madame Bovary broyée par son temps? Il est permis de le penser.
Frédéric Lamoth, L'Été d'une femme, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2024.
Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.
Il l'a aussi lu: Francis Richard.
dimanche 24 mars 2024
Dimanche poétique 633: Nathalie Fiala
Je dis vert
Et l’horizon s’ouvre devant moi
Mille vallées flamboient
De rives, rires, rêveries et joie
Oui je dis vert
Et l’envers devient roi
L’envers s’éclipse pour l’endroit
Au moins une fois ?
29/11/07
vendredi 22 mars 2024
"La Disgrâce", ou le crépuscule des nobles... et de quelques autres
Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud – Longtemps attendu, le quatrième et dernier volume de la saga de Minnetoy-Corbières vient de paraître. "La Disgrâce" relate, comme son titre l'indique, la fin sans gloire d'un petit monde, tout en ouvrant la porte à une autre ère que certains personnages feront vivre à leur manière – c'est ce que dit l'épilogue. Mais reprenons les choses au début...
En bons feuilletonistes, les auteurs choisissent de faire ressusciter l'un de leurs personnages clés, mort dans un épisode antérieur. Probable? L'intrigue balance entre l'explication rationnelle, qui veut que le baron Robert du Rang Dévaux soit remplacé par un imposteur, et l'explication religieuse, qui veut qu'après tout, si un si grand seigneur a pu ressusciter, c'est qu'il peut reproduire un tel miracle: il n'y a qu'à le tuer à nouveau. Ces explications paraissent parfaitement plausibles dans un univers médiéval où le christianisme est consubstantiel de la vie quotidienne.
D'une guéguerre à l'autre, "La Disgrâce" fait tomber quelques masques, révélant les traîtres et les manœuvriers, et paraît laisser la place à une équipe de personnages (pas) plus saine qu'avant, autour de Fanchon la fille de salle, de Camilla Clotilda Capodistria qui va épurer son duché et de quelques personnages secondaires. Mais comme il se doit dans un bon roman humoristique ayant un Moyen Âge de fantaisie pour contexte, cela n'ira pas sans moult duels et combats, éventuellement arrosés de bonne vinasse comme d'infâme piquette. On le sait en effet: les personnages du cycle de Minnetoy-Corbières sont de grandes gueules, porteuses de valeurs viriles fortement dopées à l'alcool, plus encore que de vrais héros.
Et justement: par l'humour de chaque instant, le virilisme des personnages est remis en question, les auteurs mesurant la distance qu'il peut y avoir entre ce qui est proclamé haut et fort par les personnages concernés et leurs actions réelles, marquées parfois par un pragmatisme qui n'est qu'un autre nom de la peur. Cette mise en question est soulignée par la mise en scène d'une manifestation féministe, anachronique mais parfaitement pertinente. Si modeste qu'elle soit, la revendication est embarrassante pour des personnages portés sur la bagatelle autant que sur la picole: OK pour vous enivrer entre hommes, mais pas pour tromper vos épouses tels des gorets!
C'est ainsi: derrière ce petit monde de (plus ou moins) nobles énergumènes portés par la boisson autant que par leurs mules et destriers (pas toujours sobres non plus), un chouïa de sagesse apparaît. Celle-ci se manifeste entre autres lors de discussions entre hommes sur la manière d'élever Gamin, qui reste jusqu'au bout un enfant taiseux, porté peut-être sur les choses de l'esprit. Certains personnages semblent même prendre leurs distances avec les libations qui les ont fait carburer jusque-là.
Derrière les péripéties donc, "La Disgrâce" relate, sur un ton faussement archaïque qui fait rire et sourire, la fin d'un monde. Si l'ambiance est crépusculaire, le ton ne se départit jamais de l'humour délirant, parfois vraiment finaud (qui aurait pensé que Cédère est un abbé? Ce ne sera jamais franchement dit ainsi, au lecteur de mettre les pièces dans le bon ordre...) qui caractérise cette vaste geste écrite à quatre mains. Et c'est avec élégance que les auteurs indiquent, dans l'épilogue, qu'il faut fermer la porte: certes, Fanchon, Alphagor Bourbier de Montcon, Gobert Luret, Eustèbe Martingale et quelques autres vont continuer à vivre. Mais leur destinée est une autre histoire.
Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud, La Disgrâce, Genève, Cousu Mouche, 2024.
Le site des éditions Cousu Mouche.
mardi 19 mars 2024
Premiers humains, premier meurtre: Caïn et Abel revisités
Gaël Grobéty – C'était audacieux, et le pari est réussi: "Au commencement était le meurtre", deuxième roman de l'écrivain suisse Gaël Grobéty, revisite à la manière d'un thriller l'épisode biblique (Genèse 4) de Caïn et Abel, l'un tuant l'autre. Astuce: bien sûr, on connaît le coupable. Mais comment va-t-on y parvenir? Dans un tel thriller fondé sur un mythe familier, c'est surtout le parcours d'enquête qui est intéressant. Le lecteur le découvre riche, sinueux, tendu et proche de la psychologie de personnages qui vivent de l'essentiel, découvrent ce que peut être le péché et pensent leur relation à Dieu.
Sur la base d'un récit biblique dont tout le monde connaît la structure, l'auteur développe un univers, jamais localisé sur notre planète, réduit mais précisément décrit. Il admet qu'Adam et Eve, premiers humains et premiers parents, ont vécu très vieux: ils ont 197 ans au moment où se déroule le drame. Et ils ont trente-trois enfants et neuf petits-enfants, parfois nommés selon la fantaisie de l'auteur, habile à créer des noms à consonance biblique – peut-être en se fondant sur les travaux de la chercheuse Dorine Ravanel, citée en dédicace mais mystérieuse même pour l'ami Google. Pour l'anecdote familiale, il est à noter que la Genèse (5:5) elle-même indique qu'Adam est mort à 930 ans...
Autant dire qu'il y a de nombreuses âmes qui vivent, déjà, en cette aube de l'humanité. Les plus jeunes apparaissent comme des promesses de vie, les aînées s'essaient à l'art (Yérubabbel) ou à la médecine (Thémech). Et l'on se marie entre frères et sœurs en cette première génération de l'humanité, qui s'interroge quant à la possibilité de s'éloigner du site où Adam et Eve ont élu domicile après avoir été chassés du paradis terrestre. Un paradis qui n'est pas bien loin, du reste, l'auteur exploitant les motifs du Jardin, secret parental qu'Eve divulguera pour sortir ses enfants de leur statut de mineurs, et du Fruit défendu aux capacités particulières.
Venons-en enfin au caractère de thriller de ce roman, et aux conditions particulières imposées par la relation de ce qui, selon la Bible, constitue le premier meurtre. L'auteur capte bien cette situation, décrivant à l'occasion l'état de choc de ceux qui l'ont vécu – des gens d'une famille qu'on découvre tout d'un coup plus fragmentée qu'il n'y paraît. Il relève aussi une particularité: les premiers hommes qu'il décrit n'ont pas encore l'expérience de la mort humaine, ou si peu: une femme décède de mort naturelle dans le récit.
Quant à l'activité de police, l'auteur sait la réinventer à l'aune de personnages qu'on imagine vivre, à vue de nez, au Néolithique. On découvre ainsi un Adam qui, fort de son autorité de premier homme et de père de tout le monde, impose en patriarche son autorité d'enquêteur. Il a du reste également inventé les châtiments pour dresser sa nombreuse marmaille – on pense aux "cages", malaisées à vivre lorsqu'on y est enfermé, ne serait-ce que pour quelques jours.
Enfin, il y a le chantre (ou coryphée?) Jodarak, porteur d'éléments antérieurs au récit du drame, qui porte un regard oblique, plus ou moins fourni, sur tout le roman – ceux-ci sont composés en italiques. Il n'en faut pas plus pour offrir au lectorat un roman incarné qui revisite les épisodes les plus mythiques de la Bible en adoptant un point de vue résolument humaniste, légitime, qui plonge dans la nuit des temps et montre les premiers hommes apprenant, déjà, nécessairement, à vivre ensemble.
Enfin, après Guillaume Tell dans "La reine de cœur", voilà le deuxième mythe que l'auteur explore. Un filon pour une œuvre?
Gaël Grobéty, Au commencement était le meurtre, Genève, Cousu Mouche, 2024.
Le site de Gaël Grobéty, celui des éditions Cousu Mouche.
lundi 18 mars 2024
Quand la poésie rencontre l'image abstraite
Eliane Vernay et Isabelle Palenc – "... et tourne et roule et boule" est un ouvrage poétique qui ne manque pas de surprendre, voire de déconcerter. C'est aussi un livre artistique à plus d'un titre, puisqu'au fil des pages, les mots d'Eliane Vernay, auteure suisse, s'associent aux pastels de l'artiste française Isabelle Palenc.
Le titre a quelque chose de ludique en effet, de tourbillonnant, que le lecteur retrouve encore dans les premiers mots du livre, de même que dans le geste vigoureux des images de l'artiste, qui offre au poème le contrepoint de pastels aux limites de l'abstrait, faussement enfantins, véritablement entraînants pour l'œil.
Quant aux mots, ils s'avèrent entraînants aussi. Mais rapidement, c'est vers des impressions plus sombres que la poétesse entraîne son lectorat: face au choix des mots, on pense à l'exil, aux migrants qui traversent la Méditerranée en quête d'un avenir meilleur. C'est cependant dit de façon allusive, dans une écriture qui a quelque chose d'abstrait et permet au lecteur d'y voir ce qu'il veut.
Le tourbillon verbal se prolonge du reste dans une mise en page aérée qui offre, avec ses blancs généreux, autant d'espaces de repos et de respirations pour le regard. Ces respirations permettent aussi de laisser résonner quelques associations de mots audacieuses, mises en valeur dans des vers le plus souvent courts, associés en strophes brèves et vagabondes sur la page.
Ces mots occupent l'espace pour recréer, à l'attention du lecteur, un long chant voyageur qui peint une certaine manière d'être humain. Quasi abstraite, la poésie des mots de "... et tourne et roule et boule" résonne parfaitement avec les couleurs des illustrations qui ponctuent l'ouvrage pour dire la vie humaine barattée jour après jour.
Eliane Vernay et Isabelle Palenc, ... et tourne et roule et boule, Espenel, Voix d'encre, 2023.
Le site d'Isabelle Palenc, des éditions Voix d'encre.
dimanche 17 mars 2024
Dimanche poétique 632: José-Maria de Heredia
mardi 12 mars 2024
Une enquête policière tragique autour de l'euthanasie
Raphaël Guillet – Que des gens âgés et diminués décèdent dans un EMS, cela n'a rien de surprenant: nommés EHPAD en France, ce sont bien là, pour celles et ceux qui y sont logés, des résidences de fin de vie. Mais voilà: même dans ce contexte, des décès peuvent s'avérer inattendus, pour ne pas dire suspects. Tel est le point de départ du roman policier "Un arrière-goût amer", dernier opus de Raphaël Guillet et troisième roman à faire intervenir l'inspectrice lausannoise Alice Ginier.
"Un arrière-goût amer" se présente comme la rencontre de deux personnages, le coupable et l'enquêtrice, que l'auteur fait avancer l'une vers l'autre au fil de son intrigue, jusqu'à l'ultime confrontation. En contrepoint à la narration, il fait parler le coupable, comme une voix anonyme – qui l'est cependant de moins en moins, tant il est vrai que cette parole résonne avec la relation de l'histoire proprement dite. Le nom du coupable s'avère donc rapidement prévisible. Mais est-ce là l'essentiel de ce roman?
Pas nécessairement, même s'il est indéniable qu'il captive, comme il se doit pour un polar digne de ce nom. L'auteur balade son lecteur dans le monde pas toujours facile à vivre des établissements médico-sociaux et décrit une enquête brumeuse, marquée par les trous de mémoire légitimes de témoins ou de suspects potentiels plutôt âgés, souvent malades.
Certes peuplé de médecins cyniques et d'administratifs froids, ce monde a cependant aussi ses lumières: on pense à la tendresse avec laquelle l'auteur dépeint le personnage de Fortune Oumarou, aide-soignante africaine des plus sages, ou celui du Milord, un rastaquouère qui a su mettre un peu d'ambiance dans l'établissement durant ses vieux jours après avoir exercé mille métiers et vécu mille vies.
Enfin, c'est l'euthanasie active, c'est-à-dire l'assistance au suicide, qui se trouve au cœur de l'intrigue de "Un arrière-goût amer", avec les importantes questions éthiques qu'elle pose. Le lecteur se trouve en fin de roman face à un duel entre Alice, tenante de la légalité qui dit que l'assistance au suicide n'est pas forcément légale en Suisse (l'auteur évacue les organisations telles que Dignitas et Exit, et l'euthanasie devient ici une activité d'ordre privé et informel), et un coupable absolument certain d'avoir œuvré pour le meilleur en aidant celles et ceux qui le souhaitent à partir vers un monde qu'on dit meilleur. Face à ces deux légitimités irréconciliables, force est de relever que "Un arrière-goût amer" recourt au mode tragique pour poser une question de société des plus actuelles.
"Un arrière-goût amer" est donc un roman policier à deux points de vue qui s'empare d'un sujet de société dont on parle, l'euthanasie, pour en exposer les enjeux au fil d'une intrigue solide. D'une manière passionnante, l'auteur utilise la trame du roman policier pour faire passer quelques points de vue, avec sagesse, sans forcer le lecteur à opter pour l'un ou l'autre: conformément à l'esprit du tragique, tous sont a priori légitimes.
Raphaël Guillet, Un arrière-goût amer, Lausanne, Favre, 2024.
Le site des éditions Favre.
Lu par Philippe Poisson.
dimanche 10 mars 2024
Dimanche poétique 631: Maria Zaki
jeudi 7 mars 2024
Morts sur le lac
Gilles de Montmollin – C'est sur les eaux du lac de Neuchâtel que l'écrivain Gilles de Montmollin embarque son lectorat pour son nouveau roman noir, "Le lac était noir" – un titre qui aurait pu suggérer, soit dit en passant, une équipée du côté du Lac Noir, en plein canton de Fribourg. Mais voilà: tout se passe au large d'Yverdon-les-Bains, sur trois cantons quand même: Neuchâtel bien sûr, mais aussi Vaud.
C'est pourtant un Français, Romain, qui, en sa qualité de narrateur, constitue le moteur de l'intrigue. Invité par un collègue d'études, Enzo, à passer le voir à Yverdon, il prend le volant... et voilà: Enzo a disparu et la mère de celui-ci le met au courant de quelques éléments troubles à ce sujet, en particulier la disparition, sur le lac de Neuchâtel, du bateau sur lequel il naviguait avec d'autres gens. Il n'en faut pas plus pour que cet archéologue de métier se mue en enquêteur d'occasion. Il trouvera dans sa démarche une alliée de choix: la sportive Clarisse.
Voilà un tandem intéressant à observer, toujours à deux doigts de basculer dans le couple formellement identifié: en matière d'écologie, la vingtenaire Clarisse fait montre d'une remarquable intransigeance et semble bien connaître et pratiquer son évangile selon Sainte Greta. Cela, quitte à ce qu'elle paraisse un peu rigide aux yeux du lectorat, surtout face à un Romain qui, sa voix de narrateur comme son action en témoignent, prend la vie d'une façon plus décontractée.
C'est du reste un personnage qui apprend vite, ce Romain: pour un ressortissant du Midi, il se sent assez rapidement à l'aise avec les toponymes des rivages du lac de Neuchâtel. De même, le lecteur a l'impression que ce personnage a prestement intégré la terminologie spécifique à la navigation à voile – un motif littéraire que l'auteur affectionne particulièrement, son œuvre en témoigne. Une fois de plus, les amateurs de coups de feu sur l'eau seront servis!
En écho à la navigation et à ses frissons, l'automobile apparaît comme un élément incontournable de l'intrigue, avec au moins une course-poursuite déterminante relatée avec toute la tension requise en fin de roman. Réaliste s'il en est, l'écrivain décrit avec précision les forces et les faiblesses des véhicules décrits, du SUV surpuissant décrit comme un monstre à la vieille Peugeot à peine maquillée mais qui fait le job.
Quelques idées passent dans ce roman. Outre le message écologique, éventuellement mêlé de politique (une conseillère municipale yverdonnoise peu appréciée des promoteurs immobiliers fait partie des cadavres), l'auteur amène une réflexion rare sur l'éthique des archéologues, qui doivent s'interdire, au nom de la science, de s'approprier les trésors qu'ils auraient découverts, en particulier à de basses fins de lucre. Ce sera une piste de l'enquête informelle menée par Clarisse et Romain, entourés par des alliés pas toujours sûrs.
Enfin, si "Le lac était noir" captive, c'est aussi parce qu'il fait intervenir des personnages à la psychologie finement observée: pour certains d'entre eux en tout cas, tout les coups semblent permis. Mais lequel va donner la mort? Ces personnages, on les voit travaillés par l'obsession de laisser à l'écart une police jugée fouineuse et peu compétente, mais aussi, pour certains, par un esprit de revanche qui aura, peut-être, le dernier mot. Et comme l'humain n'est pas fait de bois, l'auteur réussit à installer quelques atmosphères troubles à base de sentiments mêlés d'attirance et de soupçons, instillées par le regard (très) masculin de Romain.
Gilles de Montmollin, Le lac était noir, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2024.
Le site de Gilles de Montmollin, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.
mercredi 6 mars 2024
"Tolle, lege!" au Salon du Livre de Genève!
Qu'attendez-vous? N'hésitez pas à réserver votre samedi aux livres, passez faire un tour à Palexpo! Il paraît même qu'il y a un championnat suisse d'orthographe qui se disputera ce jour-là...
Pour en savoir plus et pour imprimer vos billets d'entrée (gratuits), je vous invite à consulter le site Internet du Salon du Livre.
Alors, à samedi après-midi!