Pages

mardi 29 mars 2022

Maeva Christelle Dubois, destins et déferlantes

Maeva Christelle Dubois – Un monde d'éléments sur Terre, avec l'eau, le feu et l'air, et toute leur puissance qui reflète les adversités auxquelles l'humain doit faire face tout au long de sa vie. Tel est le sombre et puissant univers que l'écrivaine Maeva Christelle Dubois installe dans son roman "Miseria", le deuxième après "L'ode et le requiem".

L'eau vient avant tout, omniprésente dans ce monde d'ostréiculteurs et de pêcheurs de maquereaux. Il y aura de la pluie: les gouttes viennent plomber l'ambiance et se confondent à plus d'une reprise avec celles des larmes des personnages en proie aux peines de l'existence. Pour aller plus loin, l'auteure fait également attention aux noms de ses personnes, plus d'une fois évocateurs: un bonhomme nommé Delaigue, avec sa finale qui pointe vers le latin aqua, se trouve parfaitement dans son élément ici.

Si l'eau occupe une place majeure dans "Miseria", l'air lui répond, par le biais du ciel d'où surgit soudain une lumière, ambiguë. Celle-ci se reflète dans les yeux de certains personnages, en particulier Minot, ce garçon délicat aux yeux de soleil qui paraît peu à sa place dans l'histoire de Marcelle et de son mari, un couple installé dans les métiers de la pêche. L'air, c'est aussi l'éther, moyen choisi par l'un des personnages pour se donner la mort. 

Quant au feu, il apparaît par le biais de Minot justement, ce garçon qui aurait dû s'appeler Ignace (du latin ignis, le feu) et dont le regard de feu heurte le peuple des petites gens qui vivent de la mer et de ses eaux: l'un est notoirement l'ennemi de l'autre. La romancière souligne également, en un tout dernier chapitre délétère, le caractère purificateur des flammes, relevé également par la Bible. C'est qu'il y a aussi de la religion dans "Miseria", ce roman où l'on entonne souvent le "Miserere", comme s'il y avait une transcendance empreinte de pitié.

"Miserere" se passe dans le passé, mais ce n'est pas exactement un roman historique. L'auteure entretient un flou certain dans l'époque décrite, qu'on peut situer quelque part au dix-neuvième siècle, dans un lieu curieusement à l'écart des aléas de l'Histoire. Quant au lieu, "La Croix-de-Sel", il semble inventé mais pourrait se trouver en France, sur la façade atlantique. Ce flou local et temporel contribue à conférer à l'ouvrage l'ambiance d'un conte, soulignée également par une écriture travaillée, envoûtante, consciente des forces de la rhétorique.

Du côté des inspirations, impossible de ne pas penser au romantisme, noir ou non, teinté d'esprit gothique au travers d'une cathédrale surdimensionnée qui va jouer son rôle dans le destin des personnages. L'auteure décrit un monde de personnages fous ou malades, aliénés sinon par le travail et ses incertitudes. Cela, sans oublier la puissance surhumaine des éléments et de la nature, typique des premiers romantiques, illustrée par le leitmotiv de la déferlante, plus déterminante que toute prière parce que plus concrète.

Il est aussi possible de faire de "Miseria" une lecture sociale. L'ouvrage dessine en effet, au travers de personnages plus ou moins nantis par leur naissance, les déterminismes à l'œuvre dans notre monde – en mettant en scène un contexte, une époque où ceux-ci s'avèrent pesants. L'auteure illustre également les rapports de classes sociales, par exemple au travers de mariages impossibles entre un riche, Hector Renard, et une demi-riche, Victoire Colombe. Or, depuis telle fable de Marie de France, une Colombe peut-elle s'approcher sans risque d'un Renard, ou est-ce un piège?

Et puisqu'il est question de réminiscences littéraires, il est également permis de penser à "Une Vie" de Guy de Maupassant, ce roman qui commence sous la pluie et finit dans les larmes, en passant par la mer, en lisant "Miserere" de Maeva Christelle Dubois. Les deux romans partagent l'idée que la vie n'a pas à être juste, qu'elle n'est pas toujours ce que l'on voudrait. Et à ce titre, "Miserere" semble mériter, lui aussi, le second titre du roman de Guy de Maupassant: "L'humble vérité".

Maeva Christelle Dubois, Miseria, Territet, Romann, 2022.

Le site des éditions Romann.

lundi 28 mars 2022

"88", et si Adolf Hitler se réincarnait?

Pierre Rehov – Les nazis, côté ésotérique: telle est la note de fond de "88", le dernier roman de l'écrivain et journaliste Pierre Rehov. Le monde est son terrain de jeu: baladant ses deux personnages dans un thriller qui s'étale sur trois continents, il traque le détestable héritage humain du nazisme à Moscou comme à Banda Aceh, en passant par les Etats-unis. Cela, autour d'une question qui se précise au fil du récit: qui sera la réincarnation d'Adolf Hitler?

Banda Aceh? L'auteur va chercher loin les bases de son propos, puisque tout commence par les chambardements survenus en Indonésie à la suite du dramatique tsunami de décembre 2004. Un médecin se retrouve nanti d'un gamin un peu bizarre qui, comme lui, a tout perdu, y compris ses proches. En Adih, le lecteur découvre un guérisseur au talent sélectif mais indéniable, muré dans son monde. Quant à Darwis Haikal, le médecin donc, l'auteur l'utilise comme véhicule pour introduire le lecteur dans le monde des intégristes musulmans indonésiens, conseillés... par des Allemands.

Moscou? On le sait, une partie du patrimoine documentaire nazi s'y trouve – en particulier une mâchoire du Führer, mais aussi, et c'est là qu'on bascule vers la fiction, son troisième testament, le "testament ésotérique". Emporté dans le tourbillon de la chute du régime communiste, tenté de passer à l'Ouest, un fonctionnaire, agent secret déçu, va essayer de faire valoir ce document à l'étranger.

Quant aux Etats-Unis, ils apparaissent sur la carte du roman à la faveur de l'enquête discrète menée auprès de néonazis par Melany. C'est le côté folklorique du roman, présenté en début d'ouvrage comme un hors-d'œuvre: l'auteur réussit à balader son lecteur, à la fois fasciné et dégoûté, dans le microcosme glauque de la petite ville d'Odyssey, repaire pennsylvanien de suprémacistes blancs par ailleurs bien sous tous rapports, hospitaliers même. Si cette localité est fictive, elle s'inspire clairement d'Ulysses, localité pennsylvanienne véridique, qui a défrayé la chronique à cause du goût immodéré de certains de ses habitants pour la doctrine national-socialiste. En revanche, et pour revenir en Europe, il ne masque pas le nom de la localité de Kahla, en Thuringe, haut lieu de l'extrême-droite est-allemande (les déçus de Staline, qui préfèrent encore Hitler), où exerce un médium précieux.

Mais le folklore cède rapidement la place aux activités de renseignements les plus violentes et les plus sérieuses. Avec son compagnon Jeffrey, Melany dénoue les liens, crédibles, qui rapprochent le nazisme et l'islam, et finira par sauver le monde au moment où des dignitaires indonésiens cherchent à identifier, parmi une poignée de candidats, celui qui est la réincarnation d'Adolf Hitler. Un peu à la manière de l'identification de la réincarnation du Dalaï-Lama...

On l'imagine sans peine, les fondements ésotériques du nazisme ont tout d'un galimatias. A partir de là, l'auteur recrée avec adresse et rigueur un corpus cohérent, au service de son intrigue et à l'usage de certains de ses personnages. Au-delà du monde islamique radical, on se retrouve ainsi avec le fantôme d'Heinrich Harrer, que le grand public connaît depuis le film populaire "Sept ans au Tibet" de Jean-Jacques Annaud (1997), avec Brad Pitt dans le rôle principal – on s'étonne même, en tant que lecteur, que ni Jeffrey ni Melany n'en ait entendu parler. En passant, l'auteur lâche quelques anecdotes bien réelles qui suggèrent qu'Hitler n'est pas tout à fait mort dans la culture populaire – à l'instar de cette exposition, véridique, où il était possible de se prendre en selfie avec un mannequin en cire à l'effigie d'Hitler, sur fond de "Arbeit macht frei"

Rigoureusement documenté on l'a compris, entre anecdotes et documents lourds, "88" est un thriller impeccable, raisonné de bout en bout. S'embarquant dans une histoire de réincarnation, cependant, il laisse le lecteur avec une nécessaire part de doute: l'humain qui paraît porter l'âme d'Hitler est-il vraiment sa réincarnation? Complémentaires pour le coup, Jeffrey et Melany jouent le jeu des coïncidences pour se demander si, selon le bon mot d'Einstein, elles ne sont pas le fait d'un dieu voyageant incognito. Et "88", alors? Le titre indique la voie symbolique choisie par l'auteur: suggérant deux fois la huitième lettre de l'alphabet, c'est le chiffre qui suggère "Heil Hitler" et constitue le symbole de ralliement bien connu des néonazis d'aujourd'hui.

Qu'on ne s'y trompe pas, cependant: si habile et documenté qu'il soit, "88" n'est en aucun cas une apologie du nazisme, et à travers ses personnages américains, moteurs de l'intrigue, l'auteur prend toutes ses distances avec cette doctrine. Mêlant ésotérisme et grande histoire, mettant à nu les liens entre islam politique et nazisme, il raconte une histoire captivante, addictive même (ça joue sur la fascination malsaine mais parfois irrésistible que peut exercer l'horreur, hein!), qui met en scène deux enquêteurs en rupture avec leur hiérarchie, assoiffés de liberté, à l'écoute d'une possible transcendance mais dont les pieds restent bien ancrés sur terre, dans la glèbe implacable de la raison – loin des délires d'un régime politique failli aux multiples métempsycoses.

Pierre Rehov, 88, Paris, Cosmopolis, 2021.

Le site de Pierre Rehov, celui des éditions Cosmopolis.

Lu par Anaïs, AsastruChacha, Froggy Delight, La Papivore, ReikoThrillermaniacTomabooks.

dimanche 27 mars 2022

Dimanche poétique 533: Michèle Corti

Vénitienne

Sous le pont des Soupirs , j’avais caché mon âme,
L’eau verte de tes yeux la baignait tendrement
Au campanile d’or tintait l’épithalame
Que Venise chantait à nos plaisirs d’amants.

Sur la place Saint-Marc, joyeuse ballerine
Je serrais en mes bras un millier de pigeons
Mais au plus près du cœur, faisait un doux plongeon
Un poisson ondoyant, larmes adamantines…

Les feux de Murano chatoyaient en tes yeux
Lorsque, le soir venu, tu posais sur ma couche
Les fleurs de la passion aux pistils amoureux

Et que coulait en moi l’eau douce de ta bouche
Qui trouvait au secret de mon corps embrasé
Les plages du désir, mouillées par tes baisers.

21 décembre 2003

Michèle Corti. Source: Bonjour Poésie.

mardi 22 mars 2022

Crime sur un plateau de cupcakes

Catherine Rolland – Un thriller dans un bar à muffins, sans alcool de surcroît? Voilà qui fait entrer le frisson dans le monde du feel-good. Le pari est gagné avec "Les inexistants", dernier roman de l'écrivaine Catherine Rolland. 

Ce bar à muffins est le lieu où se déroule l'essentiel d'une intrigue pensée selon les trois unités (temps, lieu, action) chères au théâtre classique. Ouvert 24 heures sur 24, il accueille des camionneurs qui se découvrent un petit creux à l'occasion d'un plein d'essence à la station-service d'à côté. Et c'est Camille qui règne sur cet antre, préparant des douceurs inégalables. 

S'il n'y avait pas le spectre d'un Eventreur errant en liberté en ville, traquant les jeunes femmes fraîchement trentenaires, tout irait bien. Et c'est vrai qu'au début du roman, le lecteur peut se trouver désarçonné par une ambiance singulièrement peu électrique, peu tendue pour un roman noir. A la manière d'une scène d'exposition au théâtre, l'auteure décrit les lieux, évoque ses personnages. Il y a Noam, l'Irakien en situation irrégulière qui fait le gardien de nuit dans un hangar adjacent avec son chien, puis Maxime, le mec bizarre.

Bizarre? Oui. Car tout doucement, lentement mais sûrement comme lorsqu'on cuit soigneusement des cookies ou des muffins, la tension s'accroît. Cela, à mesure que les personnages se dévoilent et que leurs caractères se frottent. Que cache le sourire inlassable de Camille, mère d'un petit Miki, délaissée par le père, Timothée? Qui sont vraiment Noam et Maxime? Et Sandrine? Personne ne sort indemne de la nuit que relate l'écrivaine, aussi aux yeux d'un lecteur qui sera surpris de voir comment tombent les masques. Quant à Camille, gageons qu'elle se souviendra de la nuit de ses trente ans.

C'est donc tout un drame qui se noue, en coulisses de l'ambiance agréable d'un bar à muffins perdu dans une zone industrielle de France. L'auteure explore avec tendresse les recoins des âmes qui hantent son roman avec minutie, prenant le temps de développer ses personnages dans toute leur complexité. Et l'on finit par se trouver bien avec eux, si détestables ou aimables qu'ils soient.

Catherine Rolland, Les inexistants, Lausanne, BSN Press, 2022.

Lu par Maryline.

Le site de Catherine Rolland, celui des éditions BSN Press.


dimanche 20 mars 2022

Dimanche poétique 532: André Mage de Fiefmelin

Ce Monde, comme on dit, est une cage à fous

Ce Monde, comme on dit, est une cage à fous, 
Où la guerre, la paix, l'amour, la haine, l'ire, 
La liesse, l'ennui, le plaisir, le martyre 
Se suivent tour à tour et se jouent de nous.

Ce Monde est un théâtre où nous nous jouons tous 
Sous habits déguisés à malfaire et médire. 
L'un commande en tyran, l'autre, humble, au joug soupire ; 
L'un est bas, l'autre haut, l'un jugé, l'autre absous.

Qui s'éplore, qui vit, qui joue, qui se peine, 
Qui surveille, qui dort, qui danse, qui se gêne 
Voyant le riche soûl et le pauvre jeûnant.

Bref, ce n'est qu'une farce, ou simple comédie 
Dont, la fin des joueurs la Parque couronnant, 
Change la catastrophe en triste tragédie.

André Mage de Fiefmelin (1560-1603). Source: Bonjour Poésie.

samedi 19 mars 2022

Yan Walther, exaltation du voyage et du métier de poète

Yan Walther – Deux monologues de théâtre, pas moins: c'est ce que recèle le petit recueil "Quitter les eaux territoriales" de Yan Walther, publié aux éditions BSN Press. Ce sont deux ambiances, mais force est de relever qu'elles résonnent entre elles, en tout cas par l'évocation du poète russe Joseph Brodsky.

"Quitter les eaux territoriales" prend la forme d'un poème spoken word, texte indissociable d'un élément musical signé Christian Pralong, dont l'auteur donne les clés en début d'ouvrage pour partager l'expérience scénique avec le lecteur. À l'écoute, oui, on se laisse prendre par le magnétisme de l'auteur, qui se fait comédien, sobre et précis pour énoncer.

Mais j'avoue que si je suis justement en train d'écouter et de regarder la performance scénique de Yan Walther, c'est dans le calme du pur lecteur que j'ai découvert le poème. Tient-il debout tout seul? Le lire, c'est se plonger dans un poème qui contient sa propre musique, faite de répétitions, d'anaphores, de résonances. 

Ces éléments disent l'exaltation d'un voyage hors des eaux territoriales, justement: on prend des risques, on renonce aux voyages all inclusive, qui n'en offrent jamais vraiment pour son argent, pour aller voir hors des sentiers battus. Du côté du fleuve Amour et de ses tigres, peut-être? Mais tout commence par l'idée originelle de, simplement, sortir de chez soi. D'ailleurs, étymologiquement, le fleuve Amour, dans sa Sibérie, est-il un fleuve amoureux?

La poésie de Yan Walther emprunte aux langues étrangères, en particulier le russe, au travers des poèmes de Joseph Brodski. S'ils sont présents dans "Quitter les eaux territoriales", ils le sont aussi, encore plus même, dans "Qui a décidé que vous étiez poète?", texte construit comme une lettre adressée à l'homme de théâtre Yves-Noël Genod. 

L'auteur assume que ce texte n'avait pas forcément vocation à être rendu public, mais les circonstances ont permis qu'il soit divulgué, "performé" par Yves-Noël Genod, son destinataire, le 18 juin 2020, entre deux vagues de covid-19, au théâtre lausannois de l'Arsenic – un temps de confinement et de distanciation sociale où tout acte théâtral, fait social par excellence, était ô combien précieux. Le tropisme russe y est affirmé, pour le coup, au travers du partage d'expériences parfois rocambolesques vécues dans les coulisses du théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg. 

En filigrane, l'auteur pose la question de la légitimité du métier de poète, entre autres au travers des limites posées par les choses intimes ou scatologiques. L'écriture est, du coup, plus spontanée, plus liquide aussi, moins travaillée, ce que montre la lecture publique, à la cool. Il est dès lors permis de s'interroger sur la pertinence d'une publication du texte. Dans un souci documentaire, cette partie du livre "Quitter les eaux territoriales" apparaît dès lors comme une trace laissée par l'auteur, et conservée par l'éditeur, d'un événement théâtrale passé, cependant précieux compte tenu de sa date de performance publique.

Yan Walther, Quitter les eaux territoriales, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site des éditions BSN Press, celui du Théâtre de la Recherche. Et le blog d'Yves-Noël Genod, à qui s'adresse "Qui a décidé que vous étiez poète?".

vendredi 18 mars 2022

Alain Freudiger, gestion et digestion du management en mode frondeur

Alain Freudiger – "Du management et autres chroniques": voilà un titre transparent. Dans ce court ouvrage, l'écrivain suisse Alain Freudiger a réuni une brassée de chroniques au ton frondeur qu'il a rédigées pour la revue romande "La Distinction". 

Le management est le gros morceau de ce recueil, et les chroniques qui portent sur ce thème semblent les plus vigoureuses: elles constituent un dégommage en règle des pratiques de la gestion, marquées par une approche puissamment poétique, sensible en particulier aux mots, à leurs sens cachés ou étymologiques, à leurs doubles et triples fonds. Le rapprochement entre la notion de gestion et celle de thermostat est éclairante.

En particulier, l'auteur réfute la notion de transparence, vue comme allant dans un sens unique favorable à la seule entreprise, et le sens de l'économie des entreprises, vu comme une manière de valoriser la radinerie plutôt que le cadeau désintéressé, profondément humain et présent dans toutes les civilisations.

Placé sous le titre "Du management", l'ensemble des chroniques consacrées à ce thème s'achève sur un petit manuel de résistance. Il est à lire au deuxième degré, avec prudence lorsqu'il s'agit de passer à l'acte: souvent, les propositions de désobéissance relèvent du sabotage...

De là, l'écrivain choisit d'avancer en regroupant ses chroniques de façon thématique, dans un glissement harmonieux pour le lecteur. Du management, on passe ainsi au capitalisme, et le lecteur est amené à s'interroger radicalement sur le fait même d'entreprendre (ce qui vaut à peine mieux que de ne rien faire, selon l'auteur) ou sur les questions d'obsolescence programmée – dans une logique, pour le coup, qui table sur l'hypothèse discutable, et pas forcément souhaitable, de la croissance infinie de la population mondiale, qui permettrait de vendre sans fin des produits increvables, aussi solides et moches que ce qu'on a pu fabriquer en Allemagne de l'Est. Une manière d'oser l'absurde pour sauver le monde de ses montagnes de déchets?

En bon écrivain appréciant de jouer avec les mots en creusant leur sens, l'auteur offre quelques chroniques langagières bien abrasives et informées – ou pas, du moins en apparence, car il peut être utile de jouer la carte de la fausse naïveté pour provoquer la réflexion. Ainsi, "Colonisation, les mots et les choses", critiquant les faiblesses ponctuelles des langues des colons lorsqu'il s'est agi de nommer des terres nouvellement découvertes, place d'emblée le lecteur occidental en position défensive. Dans un autre registre, que signifie "Tank" dans l'expression "Think Tank"? Avons-nous affaire à un réservoir d'idées ou à un char d'assaut? Les réflexions de l'auteur sur cette polysémie sont éclairantes.

Enfin, dans une ouverture totale, l'auteur place quelques chroniques qui ont trait au voyage. Il y aura une critique informée d'un guide de voyage en Finlande signé Jean-Louis Perret, une réflexion astucieuse sur Dublin et ses accords et même quelques mots sur le "Voyage de Bougainville", centrés sur le personnage haïtien d'Aotourou – qui oblige le lecteur excessivement occidentalocentré à changer de point de vue.

Pour l'esprit et la caricature, il est permis de penser au livre "Le capitalisme à portée de main" de The Stealth Group en lisant les chroniques d'Alain Freudiger. Vigoureuses, celles-ci mettent en évidence, mine de rien, le caractère inhumain du management appliqué comme un dogme en entreprise. Pour la déshumanisation rampante, du coup, ça sonne plutôt comme "10 CV" d'Ilya Ehrenbourg. Fort heureusement, il y a la poésie de l'auteur, corrosive, qui suggère que dès lors qu'il s'agit de comprendre les rouages de l'entreprise, les mots sont une arme de réflexion massive. Autant dire que les lecteurs de "La Distinction" sont gâtés!

Alain Freudiger, Du management et autres chroniques, Vevey, Hélice Hélas, 2022.

Le blog d'Alain Freudiger, le site des éditions Hélice Hélas.


jeudi 17 mars 2022

Poésie et voyage, les voies de la réparation des hommes

Pier Paolo Corciulo – La poésie peut-elle sauver un homme du naufrage? C'est ce que démontre "Le cri des mouettes", le tout dernier roman de l'écrivain neuchâtelois Pier Paolo Corciulo. Celui-ci met en scène un homme jeune, frappé d'amnésie après une tentative de suicide par noyade dans un lac. Pour reprendre pied, un seul indice: un recueil de poésies dédicacé, "Journal de bord maritime", écrit par un poète italien, Alessandro Lipari.

Elle est astucieuse, cette première partie qui permet au lecteur d'entrer par touches dans "Le cri des mouettes": elle est construite en sections courtes qui sont comme les bribes de mémoire d'un amnésique, étalées sans lien entre elles. Le sens produit est ténu au départ, mais force est de constater que les sections tendent à grossir. Comme si, déjà, les pièces de la mémoire du narrateur, Adriano, s'agrégeaient avant même qu'il n'en soit conscient, alors qu'il est encore dans le coma.

Puis le récit s'installe dans un rythme plus classique pour dire l'homme éveillé. Le lecteur le voit pleinement conscient mais amnésique, se demandant qui il est, s'il est même un con qui s'ignore, peut-être détesté par son entourage dans sa petite ville de Neuchâtel. Pour remettre Adriano sur pied, l'auteur lui imagine deux voies: se recréer une vie à Neuchâtel, à base de bistrots hantés, et partir vers les Pouilles, là où loge Alessandro Lipari. Ainsi, l'auteur suggère que la mémoire trouve des racines insoupçonnées, et qu'il convient parfois de s'éloigner de son petit chez-soi pour y voir plus large et plus clair.

Dès lors qu'Adriano rencontre Alessandro Lipari, naît une nouvelle dynamique, qui résulte du parcours des deux hommes. Par-delà tout ce qui les sépare, en effet, il y a deux éléments fondamentaux qui les rapprochent: les livres, bien sûr (Adriano est un architecte devenu libraire), mais aussi le deuil apparemment impossible d'une compagne. Dans une écriture rapide et juste, l'auteur dessine dès lors la manière dont les deux personnages vont, malgré des abords rugueux, reprendre pied ensemble. Avec l'aide de la poésie, bien sûr... 

... et des mouettes, qui hantent ponctuellement le roman, qui crient puis chantent – elles semblent ouvrir pour Adriano la porte à un nouveau départ, sans doute avec Claire, la jeune femme qu'il a rencontrée dans le train et l'a fait se sentir bien, probablement sans le vouloir: telle est l'alchimie des rencontres fortuites et intenses. "Le cri des mouettes" est ainsi le roman lumineux d'un homme jeune cabossé qui se reconstruit, comme il reconstruit la maison incendiée de ses nouveaux amis en Italie. Ce faisant, il reprend pied grâce au voyage, à la poésie, et offre de surcroît un peu de sa lumière à plus d'un autre personnage.

Pier Paolo Corciulo, Le cri des mouettes, Fribourg, Presses littéraires de Fribourg, 2022.

Le site des Presses littéraires de Fribourg.

mercredi 16 mars 2022

Quand le blues et la mort résonnent, au fin fond du Mississippi...

Thomas Lécuyer – C'est dans le Sud des Etats-Unis, marqué par le racisme mais aussi par l'émergence du blues, que l'écrivain Thomas Lécuyer, lui-même passionné de musiques afro-américaines, place l'intrigue de son deuxième roman, "Moon Lake". Celui-ci prend la forme d'un roman policier à suspense, nimbé d'ambiances contrastées, tiraillées entre le caractère insupportable du régime de ségrégation et la promesse d'une émancipation des Noirs par la musique.

Tout débute avec la découverte de deux corps sans vie non loin du village de Lula, sur les rives d'un lac en forme de croissant de lune nommé Moon Lake. Pour le shérif du cru, le coupable idéal est vite trouvé: c'est Elliott Shine, Noir, garagiste de son état, lui-même né d'un père qui a tué sa femme. L'alibi d'Elliott est fragile, le mobile paraît évident à un agent aveuglé par son rejet des Noirs, en bloc. 

Bien sûr, c'est un peu trop simple, et l'intrigue se charge de révéler la vérité, un rien plus complexe et surprenante comme il se doit. Pour entretenir le suspense, bien sûr, l'écrivain n'hésite pas à jouer la carte des fausses pistes, sans toutefois insister: on n'est pas dans un polar à tiroirs, et si "Moon Lake" prend la forme d'une intrigue policière, c'est surtout comme véhicule de quelque chose de plus grand: la relation d'un mode de vie difficile, misérable mais non sans lumières, au fin fond de l'Etat du Mississippi.

Dès lors, c'est le personnage de Leonard Washington qui se retrouve au centre de l'intrigue. Apprenti mécanicien chez son cousin Elliott, c'est un bluesman hors pair, capable d'enflammer le bar du cru que fréquentent les Noirs comme d'animer les offices religieux donnés par son père pasteur. L'auteur a le chic pour en restituer la voix, qu'il imagine exceptionnellement mûre pour un gars d'à peine vingt ans. Mais il donne aussi un aperçu des "Cigar Box Guitars", ces instruments à corde(s) de fortune, protéiformes, utilisés alors. Plus largement, l'écrivain partage un certain état d'esprit lié au blues, qui s'accommode par exemple mal d'un bonheur excessif.

Autour du blues, l'auteur construit tout un univers où l'on boit tout ce qui se présente, de l'infect moonshine de contrebande jusqu'aux plus grands crus français, où les corps se frôlent et se frottent, s'étreignent même, mais où la violence a aussi sa place.

Il construit aussi une forme d'opposition entre la ville et la campagne, au travers de personnages tels que Molly, la journaliste amoureuse chargée de couvrir l'affaire du double homicide, qui va épouser la cause de l'émancipation des Noirs, ou l'avocat d'Elliott, une vedette capable d'éviter la peine de mort à ceux qu'il défend et qui est également dans une dynamique de défense de la justice sociale. Est-ce de la ville que viendra l'émancipation, d'ailleurs? Telle est la promesse faite au jeune bluesman qu'est Leonard Washington, rebaptisé Leo Wash Junior par son manager – belle scène d'ailleurs que celle où le musicien tente de le convaincre de l'engager.

Et c'est passionnant! Avec "Moon Lake", l'écrivain Thomas Lécuyer livre un roman accrocheur, façon page-turner, raconté au fil d'un rythme rapide impulsé par des chapitres courts. Qu'advient-il de Leonard Washington, de sa carrière musicale et de ses amours avec Molly? On n'en saura rien, l'auteur laisse la porte ouverte à l'imagination du lecteur. Qu'importe: justice est faite finalement, et c'est le principal. Et pour gâter le lecteur, l'auteur conclut en dévoilant le mystère des grands crus français servis par William Wilkerson, tenancier de l'auberge d'Uncle Henry, hantée par les Blancs.

Thomas Lécuyer, Moon Lake, Lausanne, Plaisir de lire, 2022.

Le site des éditions Plaisir de lire.

mardi 15 mars 2022

Le français et ses curiosités, au fil de l'actualité avec Dominique Mataillet

Dominique Mataillet – Se souvient-on que le substantif français "travail" et le verbe anglais "to travel" ont la même étymologie? Ceux qui aiment traquer les curiosités linguistiques de la langue française se délecteront à la lecture des chroniques recueillies par Dominique Mataillet dans l'ouvrage "On n'a pas fini d'en parler!".

Chronique après chronique, l'auteur multiplie les angles pour considérer ce truc un peu bizarre et passionnant qu'on appelle la langue française. Il y a les tendances lourdes, bien sûr, telles que l'écriture inclusive ou la "nouvelle orthographe", c'est-à-dire celle des recommandations orthographiques de 1991 – sans oublier les anglicismes. 

En la matière, le lecteur identifie rapidement que l'auteur se positionne de façon à la fois pragmatique et presque progressiste, quitte à tacler çà et là les puristes, adeptes d'un ferme conservatisme. Il le voit favorable aux anglicismes lorsqu'ils sont un enrichissement (après tout, la langue française s'est depuis toujours nourrie d'apports étrangers), et ouvert au thème de l'écriture inclusive, ne serait-ce que parce qu'elle interroge sur la place du féminin et des femmes dans la langue française.

Anglicismes, ai-je dit? Force est de constater que les rapports entre la langue française et la langue anglaise constituent une constante dans "On n'a pas fini d'en parler". Ce n'est pas un hasard: les textes publiés ont paru dans le magazine "France-Amérique", qui se positionne comme un trait d'union entre la France et les Etats-Unis. Au fil des pages, l'auteur dessine ainsi un jeu d'échanges: certes, les anglicismes semblent envahissants dans la langue française d'aujourd'hui... mais la langue française, de son côté, ne s'est jamais gênée de coloniser la langue anglaise.

L'actualité constitue un autre angle d'attaque, par exemple par le biais des mécanismes qui font naître les surnoms des hommes et femmes politiques français (avis aux bonnes mémoires: qui est "Fraise des bois"?). L'auteur en tire des réflexions sur les figures de style (le même "Fraise des bois" est au rendez-vous lorsqu'on parle d'anaphores...) ou sur ce qu'un mot soudain à la mode peut dire de toute la langue française. Et là, on parle d'une actualité comprise entre 2014 et 2020, où même le (ou la) COVID-19 trouve son strapontin.

Et ça foisonne! Il arrive parfois à l'auteur de citer une pléthore de mots et d'expressions, par exemple autour du cheval, quitte à paraître superficiel: plus d'une fois, le lecteur aurait aimé s'arrêter un instant et savoir comment tel tour de langage a pu voir le jour. Du coup, l'ouvrage "La puce à l'oreille" du regretté Claude Duneton peut s'avérer un complément précieux – dans lequel Dominique Mataillet a d'ailleurs puisé, entre autres sources érudites.

En lisant ces chroniques l'une après l'autre, il est parfois permis, en effet, de se dire qu'il manque quelque chose, que c'est un peu rapide ou pas tout à fait exact et complet – et l'auteur, en journaliste, l'assume, laissant le lecteur flairer plus avant les pistes qu'il lui ouvre en lui montrant bizarreries et nécessaires subtilités. Mais de "Afrique" à "Zoophilie", même les plus férus de la langue française trouveront quelque chose à apprendre au fil des pages de "On n'a pas fini d'en parler!", recueil de chroniques généreusement informées et écrites de cette manière accrocheuse qui est la signature du journalisme.

Dominique Mataillet, On n'a pas fini d'en parler!, Lausanne, Favre, 2022.

Le site des éditions Favre, celui du magazine France-Amérique,

dimanche 13 mars 2022

Dimanche poétique 531: Delphine Gendre

VIII. A la pâquerette

Qu'importe si l'autre s'est ensablé
Ou transformé en rose du désert

Que m'importent
La molasse et la rivière
Et les fleurettes transportant la pierre

Je chemine déjà aux côtés du Seul
Le lierre et la mousse enchâssent les arbres
De la forêt où le loup ne rôde plus

Et deux cascades tourbillonnent
Dans mon cœur
Confluence des rivières

Que vienne le temps des rencontres
La Venoge croisant le Nozon

Et nous osons
Entrecroiser nos doigts et nos vies
Entremêler nos langues et nos corps

Et j'effeuille la pâquerette
Sans hâte et sans angoisse
Car je sais désormais sa réponse

Toi la fleur d'homme
Les draps froissés de l'herbier
Pour mieux t'y conserver.

Delphine Gendre, "L'Herbier", in L'Epître, VIII/2022.

Voilà un extrait de la huitième livraison, annuelle, de la revue poétique "L'Epître", qui réunit les dernières œuvres de 18 poétesses et poètes représentatifs de la relève de la littérature fribourgeoise et suisse romande. Un bel objet à découvrir, reflet de l'activité du site Internet correspondant, http://www.lepitre.ch, où il vous est possible d'avoir un avant-goût de ce que proposent "les pitres de l'épître" – le choix du nom du site entretenant délibérément cette ambiguïté. La revue "L'Epître" va son chemin depuis 2013.

Ils ont contribué à "L'Epître" VII: Laetitia Barras, Pierre-Paul Bianchi, Salomé Chofflon, Laure Federiconi, Apolline Fellay, Christine Fourmaux-Poulain, Delphine Gendre, Jean-Marc Huguenin, Valentin Kolly, Sylvie Lemonnier, Matthieu Maysonnave, Jean Prévôt, Maxime Sacchetto, Talia P. Scultal, Marilou Rytz, Joan Suris, Olivier Vonlanthen, Gabriella Zalapì.

vendredi 11 mars 2022

Vie et mort d'une utopie au lac Tchad

Nétonon Noël Ndjékéry – Embarquons avec Nétonon Noël Ndjékéry dans une généreuse fresque historique qui traverse plus d'un siècle de dominations du côté du Tchad. Tout commence aux temps où le commerce triangulaire s'essouffle alors que la traite négrière transsaharienne continue de prospérer... et tout s'achève avec les attentats djihadistes d'aujourd'hui. Et c'est sur une île qui erre sur le lac Tchad, une "kirta", que se situe le cœur de "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis". 

Parlons-en, de cette île, que les personnages nomment Keyba: l'écrivain revisite avec elle les motifs classiques de l'utopie et du locus amœnus. L'écrivain y loge, pour commencer, trois fugitifs, désireux d'échapper aux jougs de leur temps. Il y a là un eunuque échappé à son maître, un jeune homme qui s'est libéré de son "Sheba" et une jeune fille à la peau blanche en rupture de harem. D'emblée, le lecteur comprend que l'île est considérée comme un lieu de liberté où il fait bon vivre, moyennant quelques règles de vie commune. Réalistes ou utopiques? Au lecteur d'en faire son miel. Mais l'aventure dure plus d'un siècle, et un sentiment d'appartenance se développe au fil de récits enchâssés qui font office de légendes.

L'auteur rappelle cependant qu'une telle utopie insulaire ne peut vivre longtemps loin du réel. Côté littéraire, parce qu'un livre est toujours de son époque, il fait le lien entre les personnages de son île, elle-même fictive, et des personnages parfois oubliés qui ont marqué l'histoire réelle du Tchad – on pense à Gabriel Lisette ou à Hissène Habré, qui hantent le propos de "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis". Autant dire que cette île est le laboratoire, le support sur lequel l'écrivain fait agir les dominations successives dont la région du Tchad a fait l'objet.

Dans cette optique, le colonialisme blanc joue bien sûr un rôle, avec ses volte-face si l'on pense à ce tirailleur qui s'est illustré au Mont Cassin et finit en prison à la (dé)faveur d'un changement de régime. Mais il n'est qu'un moment: plus tôt dans l'histoire, il y a la traite négrière transsaharienne, orchestrée par des caciques musulmans du cru. Et après l'indépendance, vue comme une déesse par certains personnages (ils l'appellent dipanda, et le lecteur imagine sans peine l'allégorie), le bal des dominations ne cessera pas, d'autant plus que le lac Tchad est partagé entre quatre pays (Tchad, Cameroun, Niger, Nigeria), sans compter le groupe islamiste Boko Haram qui vient jouer les trouble-fête.

Mais, me direz-vous, "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis" a-t-il encore plus à proposer au lecteur que le récit de la destinée une île devenue le théâtre de jeux politiques qui la dépassent? Alors oui! L'écrivain a le chic pour intercaler toutes sortes d'histoires, narrées par exemple par ceux qui échouent sur l'île et qui sont autant de contacts plus ou moins fiables avec le monde extérieur – celles-ci créent pour les insulaires un sentiment d'appartenance qui se développe au fil de récits enchâssés qui font office de légendes. En les parcourant, le lecteur se délecte des jeux de distance déformants, démultipliés par ce que les insulaires en retiennent, sur la base de leur propre expérience. Aussi, il développe le thème du regard que portent les Noirs sur les Blancs, et c'est complexe: le Blanc fait peur, il cherche à impressionner, il est astucieux, et il mange du porc – ce qui en fait un "cochon gratté". A chacun ses préjugés, dérisoires quelle que soit la couleur de la peau de celui qui les véhicule, semble suggérer l'auteur.

Et puis, il y a le style, l'écriture. Certes, il faut un peu de temps pour se plonger dans une narration à la musique parfois lente, foisonnante, mais toujours résolue. En particulier, la scène d'hôpital initiale, située en 2017 soit en 1438 selon l'Hégire, a de quoi intriguer – elle livre ses clés, lumineuse, tout à la fin du roman, faisant crever l'utopie insulaire dans une chambre d'hôpital où se côtoient des infirmières blondes, un patient djihadiste qui croit qu'elles sont les houris du paradis promis par Allah, et un médecin juif. Mais il n'y a pas que ça: page après page, le lecteur ne manquera pas d'apprécier la langue de l'écrivain, toujours imagée, constamment sans filtre mais pas sans élégance. "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis" a le souci de recréer radicalement, rigoureusement, les impressions naïves d'insulaires constamment situés dans les clairs-obscurs de la modernité, et d'en rendre, par une poésie qui allie magie et réalisme, la profondeur des replis culturels.

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis, Vevey, Hélice Hélas, 2022.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 6 mars 2022

Dimanche poétique 530: Pierre-André Milhit

le bonhomme qui approche
porte un chapeau des jours heureux
il colporte des boutons et des comptines
des vœux de guérison et de repos
les enfants réclament des bonbons
et leurs mères des dragées d'amour

un pigeon amoureux parade
comme un petit caporal
il marche sur sa propre fiente
et sur une peau de banane

la pigeonne lui dit d'aller se faire cuire son œuf

Jean-Claude Milhit (1954- ), La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, Genève, Editions d'autre part, 2013.

mercredi 2 mars 2022

"Journal inventé", éclairage sur une Lancéenne bien de son temps

Mélanie Chappuis – En tentant l'aventure du roman historique, l'écrivaine suisse romande Mélanie Chappuis recrée par la plume quelques mois de la vie d'Adélaïde Sara Pictet de Rochemont, habitante de Lancy, près de Genève. Ce faisant, elle réussit à faire d'elle quelque chose de plus que l'épouse du diplomate Charles Pictet de Rochemont, et à lui offrir une visibilité méritée. 

D'Adélaïde Sara Pictet de Rochemont, en effet, l'écrivaine recrée le portrait d'une femme au fait des enjeux politiques de son temps, engagée dans la vie de sa cité, entre autres par le biais de l'éducation d'enfants tant catholiques de protestants ou par l'élevage de moutons mérinos – que son mari exporte, pour sa part, jusqu'en Crimée. On est aussi très famille chez les Pictet, et le lecteur découvrira un parent qui compose, ou une sœur habile un pinceau à la main – en témoigne l'image de couverture.

Le récit se cristallise autour des années 1815/1816, en un temps où le destin suisse de Genève se noue et où la cité de Calvin doit apprendre à vivre avec des localités environnantes, savoyardes donc catholiques, mais rattachées au canton dans le sillage du Congrès de Vienne.

Pour son projet littéraire, abouti sur mandat de l'association Lancy d'Autrefois, l'écrivaine se plonge dans la lente correspondance qu'Adélaïde Sara Pictet de Rochemont entretient avec son mari, trop souvent envoyé aux quatre vents par les remous d'une carrière d'ambassadeur plus hasardeuse que celles qu'on peut vivre comme diplomate d'aujourd'hui. Cette correspondance, Mélanie Chappuis la revisite, lui donnant la forme, précisément, d'un "journal inventé". 

Quelle en est la couleur? Sans forcer le pastiche, l'écrivaine retrouve avec naturel le ton de parole qu'on peut avoir au début du dix-neuvième siècle, esquisse même la mentalité d'une épouse vraiment alliée de son mari, ce qui ne l'empêche pas d'être libre de son côté. Ce journal permet de développer un dialogue à travers les siècles, parfois étonnant: il y a quelque chose de piquant à lire la Adélaïde Sara Pictet de Rochemont du journal, anglophile comme c'est la mode à l'époque, glisser plus d'un anglicisme dans les dires du journal, comme dans la correspondance d'origine de son modèle. Cela, tout en se riant d'une "écrivaine" moderne qui, elle écrit à l'ordinateur en écoutant les Beach Boys. Pourtant, en terminant la lecteur de ce "Journal imaginaire", le lecteur se dit que par-delà les siècles, ces deux-là se sont parfaitement trouvées.

Fruit d'un travail de redécouverte intensif et parfois ardu, par exemple lorsqu'il s'agit de décrypter la calligraphie parfois "carrelée" d'Adélaïde Sara Pictet de Rochemont, "Journal inventé" représente un beau travail de restitution de quelques mois d'une vie dans la campagne genevoise. Une vie vécue par une femme à l'aise mais qui n'a pas perdu le contact avec la terre et les gens simples qui l'entourent. Résultat: l'épistolière paraît reprendre vie, plus ou moins deux siècles après son décès, et semble ranimer toute une époque qui oscille entre local et global – et dont quelques illustrations en fin d'ouvrage témoignent par l'image.

Mélanie Chappuis, Journal inventé, Lancy, Editions des Communes Réunies/Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site de l'association Lancy d'autrefois, celui des éditions BSN Press.