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jeudi 30 septembre 2021
«Textures»: la Société fribourgeoise des écrivains et ses membres
Loïc Herry, dissection du corps poétique
Loïc Herry – "Cela parle du corps de la poésie", annonce le poète Loïc Herry dans la lettre d'accompagnement qu'il envoie à une éditrice avec les huit poèmes de son recueil "La leçon d'anatomie", écrits au début des années 1980. "La poésie est une langue morte", dit l'auteur dans cette séquence; mais il dit aussi: "Oui, la poésie bat encore".
À la fois vive et morte, elle mérite selon le poète une approche amoureuse qui, au-delà des références évidentes, plonge ses racines dans les blasons du corps féminin, chers à certains poètes de la Renaissance – pour mémoire, un genre qui fait de chaque texte un "zoom" poétique sur une partie du corps, prise à part.
Corps coupé
Prise à part? Voilà qui est important. Dès le titre de ce recueil, l'auteur annonce une "anatomie", qui n'est rien d'autre qu'une dissection, une découpe du corps humain. Le cinquième poème de l'ouvrage indique par exemple l'idée du bistouri. Associée à l'œil, présent ailleurs, elle ne manque pas, soit dit en passant, de faire penser au film "Un chien andalou" de Luis Buñuel.
Mais revenons au début: le propos des trois premiers poèmes résonne dans une structure similaire, découpant la langue française en vers pour annoncer de façon franche une musique particulière, celle qui n'appartient qu'à la poésie. Tout paraît bien rangé ici, chaque partie du corps évoquée par groupes de trois vers. Les deux premiers poèmes paraissent particulièrement proches, utilisant les mêmes vers isolés d'une structure faisant alterner tercets et vers seuls, alors que le troisième poème, reprenant la même structure, ose prendre quelque distance tout en restant parent.
Un jeu de proximités et de distances qu'on retrouve dans les thèmes abordés: les deux premiers poèmes se concentrent sur ce qui appartient à la bouche, lieu de l'énonciation, sans exclure l'œil – nous en reparlerons. Le troisième poème, quant à lui, poursuit l'image de la découpe en évoquant l'idée d'une oreille coupée. Il évoque aussi le pénis, organe vu comme ambivalent, à la fois pénible et fier, borgne aussi – nous voilà revenus à l'idée de l'œil.
Mon œil!
Oui, l'œil apparaît comme un organe récurrent dans "La leçon d'anatomie". L'auteur le découpe, le cerne, mais est-il vraiment l'organe qu'on pense? Dans le cinquième poème, le poète ose un rapprochement qui va éclairer ce motif d'une manière inattendue: ne serait-il pas question de l'œil de bronze, donc de l'anus, "rimbaldien choquant et distingué"?
Par ce simple jeu de polysémie, l'auteur jette le trouble dans l'esprit du lecteur. Il ouvre aussi la porte à une lecture érotique de ses poèmes. D'autant que le cinquième texte évoque "la belle Marion" ou "la blanche Ophélia".
Thème et variations
Le jeu des images et des parties du corps vues par le poète en autant d'éclatés sait séduire. Mais quelle est la part, vectrice de force évocatrice démultipliée, de l'art du poète? Force est de constater qu'elle est d'une épatante richesse, donnant au lecteur l'impression d'écouter un thème musical avec ses variations – l'un se mêlant volontiers aux autres en un jeu fin et maîtrisé d'infinies résonances.
Les trois premiers poèmes du recueil arborent une allure classique: c'est le gris typographique familier des poèmes à vers, avec justification à gauche et interligne double, au service d'une écriture qui vise l'essentiel, taille parfois dans le vif, omet de finir ses phrases pour aller à l'os, ne ponctue pas. Elle s'avère presque classique vue de loin – voilà le thème.
Mais soudain, dès le quatrième poème, on resserre: l'écriture se fait presque prose, le rythme gagne en urgence et en inquiétude au fil des points d'interrogation et autres ponctuations. Pourtant, c'est le même monde: ce que l'auteur a posé dans ses premiers poèmes revient claquer, transfiguré, dans ce quatrième texte. Ce, dès les premiers mots: "De sang armé et bétonné", c'est le quatrième vers du premier et du deuxième poèmes.
L'écrivain va jusqu'à oser une écriture qui paraît soudain prosaïque dans "Chirurgie", le seul poème du recueil qui ne s'intitule pas "La Leçon d'Anatomie". Il adopte ainsi une musique à lui, sur un ton professoral. Forcément: c'est là que se trouvent quelques clés de la séquence de poèmes, indiquant en particulier que c'est bien du corps de la poésie qu'il s'agit, et que le corps humain éclaté en est la métaphore.
Enfin, un mot sur les jeux de sonorités. Avec leurs formes manifestement versifiées, les premiers poèmes auraient pu, dirait certain lecteur, avoir de vraies rimes! Vraiment? Le poète va plus loin, au-delà de la binarité de la rime, en jouant les résonances sonores. Cela passe par les à-peu-près sérieux et bien trouvés qui réunissent les vers isolés des premiers poèmes, mais aussi par les échos qui traversent tout le recueil et contribuent de manière décisive à son unité.
Références
Enfin, les amateurs de références littéraires seront gâtés, l'auteur leur offrant quelques os à ronger. Rien de servile là-dedans cependant: les références sont judicieuses, revisitées avec pertinence. Nous avons déjà cité Buñuel. On pense aussi à l'improbable Jean d'Acre – nom coupé d'une ville connue, mais Jean d'Acre n'existe pas sans son "saint", tout comme une partie du corps ne saurait exister hors d'un ensemble.
Arrive par ailleurs, dès le troisième poème, une allusion à Œdipe et à ses pieds enflés, bien entendu rapprochés de la psychanalyse, "l'énigme viennoise" dit l'auteur. Et ce pied pour la "chaleureuse chaussure", n'est-ce pas celui de Cendrillon? L'auteur convoque ici les imaginaires communs au lecteur et à lui-même pour créer une connivence.
Et Lautréamont? Il hante le quatrième poème de l'ouvrage, où se glisse une table de... dissection – bien entendu, dans une optique de corps proposés à la découpe. Bien entendu, on ne saurait recoudre dans "La leçon d'anatomie". Dès lors, s'il y a bien un parapluie qui devrait aimer, tout à la fin du poème, la machine à coudre y devient machine à moudre. Couper fin, encore.
Enfin, la découpe ultime n'est-elle pas celle de la décomposition? "Cette mort est la mienne je ne veux pas mourir/Au-dessus de moi des yeux déjà me décomposent", annonce, funeste, le poème conclusif du recueil. Annonciateur de la décomposition majeure de tout corps vivant, il apparaît au lecteur d'aujourd'hui comme un envoi en forme d'adieu définitif. Comme si le jeune auteur avait déjà, au moment d'écrire "La leçon d'anatomie", l'intuition de l'heure où la Parque couperait son fil de vie – survenue en 1995. Loïc Herry avait alors 36 ans.
Loïc Herry, La leçon d'anatomie, St-Quentin-de-Caplong, Atelier de l'agneau éditeur, 2021.
Le site consacré à Loïc Herry, celui de l'Atelier de l'agneau. Merci à Babelio pour l'intermédiation.
lundi 27 septembre 2021
Mon roman "Tolle, lege!" en dédicace au salon Textures
Il était temps: voilà un an que mon premier roman, "Tolle, lege!", a paru aux éditions Hélice Hélas. Et c'est maintenant seulement qu'il est possible d'envisager une dédicace. Les mesures découlant du Covid-19 furent un dur régime! Enfin, mon petit livre se déconfine l'espace d'un week-end.
Une petite griffe, quelques mots échangés? Je m'en réjouis! J'aurai plaisir à vous proposer mon premier roman à l'occasion des rencontres littéraires "Textures" à Fribourg (Suisse), vendredi, samedi ou dimanche prochains, au prix de CHF 24.–.
J'aurai aussi plaisir à partager quelques mots avec vous, chères lectrices, chers lecteurs, tantôt sur le stand des éditions Hélice Hélas, tantôt sur celui de la Société fribourgeoise des écrivains.
En attendant et pour vous mettre l'eau à la bouche, voici ce que des lectrices et lecteurs attentifs ont pu dire de mon roman depuis l'automne dernier – merci à chacune et à chacun de sa lecture attentive et bienveillante!
Le lecteur répondra donc oui à l'impératif de ramasser ce livre plein d'humour et de le lire, comme le lui suggère son titre, Tolle, lege!.
Francis Richard, sur son blog.
Le Fribourgeois Daniel Fattore signe avec Tolle, lege! un premier roman aux airs de satire cléricale, où l'on croise des ensoutanés jouant à Super Mario Goes Catho et une secrétaire chattemite qui se peint les ongles lorsqu'il ne s'agit pas de libérer une cravate coincée dans la photocopieuse jusqu'au nœud – ce qui, on s'en doute, donne lieu à quelques plaisanteries.
Thierry Raboud, La Liberté.
La tonalité burlesque, fantastique et érotique donne sa verve à un premier roman pétillant où l'humour n'a rien perdu de ses droits. Chroniqueur littéraire à Fribourg et auteur de nouvelles, Daniel Fattore offre avec ce premier roman une alternative à une actualité tout sauf désopilante.
Marc-Olivier Parlatano, Le Courrier.
Avec ce Tolle, lege!, le Fribourgeois Daniel Fattore réalise une satire à la fois de la vie ecclésiastique et de la vie de bureau. C'est loufoque à souhait, joyeusement débridé, écrit avec esprit, bien qu'on puisse trouver à redire sur le niveau de certains calembours.
Stéphane Babey, Vigousse.
Un roman joyeux et déjanté qui part d'une situation absurde à souhait pour soulever par la bande de vraies questions d'actualité. Celle de la fracture numérique par exemple ou de la déshumanisation induite par le progrès technologique. En latiniste chevronné, l'auteur s'emploie à dénoncer les vicissitudes de la modernité. Sans du tout se prendre au sérieux.
Sabine Dormond, Bon pour la tête.
"Tolle, lege!", derrière les impératifs en latin dans le texte et dans le titre, ne se cache pas une pesante leçon de grammaire mais un roman sautillant et frais comme un dimanche après la messe.
Nicolas Gary, Actualitté.
Parfois insolent, mais toujours avec énormément d'esprit, Daniel Fattore propose avec Tolle, lege! un roman rare et à l'univers diabolique, Alors, prenez et lisez.
Bruno Chiron, Bla Bla Blog.
C'est alors que l'évêque qui en a ras la mitre de ce boxon se souvient d'un copain missionnaire aux Afriques. Un pote à la vie à la mort qui l'appelle par son prénom « Salut Gonzague ! Comment tu vas ! » Et qui sans autre préambule le présente au sorcier du village. Pour un projet pas très catholique, je vous l'accorde.
Jacques Plaine, Lire à Saint-Etienne et L'Essor 42.
... et la RTS, avec Christian Ciocca sur QWERTZ.
Alors, à tout bientôt! Le salon du livre Textures aura lieu du vendredi 1 au dimanche 3 octobre, toujours de 10h00 à 18h00 à Fribourg (Suisse), au Belluard. Je ne serai pas seul, les écrivains seront nombreux...
dimanche 26 septembre 2021
Dimanche poétique 516: Catulle
jeudi 23 septembre 2021
Amours et souffrances du jeune Henri-Frédéric Amiel
Corinne Chaponnière – Nous fêterons dans quelques jours, le 27 septembre, le deux centième anniversaire de la naissance de l'homme de lettres genevois Henri-Frédéric Amiel. C'est l'occasion d'en dire quelques mots, d'autant plus que vient de paraître "Seule une valse", ouvrage que lui a consacré l'écrivaine Corinne Chaponnière. Une écrivaine qui n'a pas perdu son temps pendant les confinements successifs de l'année 2020: elle les a mis à profit pour lire le journal d'Amiel, un monument de quelque 17 000 pages, paru il y a quelques lustres aux éditions L'Age d'Homme.
"Seule une valse" offre une relecture de la première partie de la vie d'Henri-Frédéric Amiel, la moins étudiée, vue à travers le prisme des sentiments. C'est qu'en plus d'être un diariste acharné, le bonhomme est un célibataire endurci, resté vierge jusqu'à sa trentaine bien entamée (et peu convaincu par l'expérience du dépucelage). Ce qui ne l'empêche pas d'avoir des attirances d'ordre romantique. L'auteure en dissèque la mécanique, entre cœur et raison, et donne à voir l'homme qui l'actionne.
Cette mécanique pourra paraître singulière à toute personne qui sait qu'il faut parfois écouter ses sentiments. Tout se passe en effet comme si, face à une attirance quelconque, Amiel opposait les arguments de la raison pour se refroidir. Des arguments purement théoriques, exigeants, portés cependant aussi par les impératifs de la société dans laquelle il vit. Ainsi, s'il recherche une femme à dot, c'est parce qu'il sait qu'avec son seul salaire de professeur de philosophie et d'esthétique à Genève, il ne pourra pas faire vivre un ménage.
Reste que si Amiel choisit de ne pas choisir, il n'en est pas moins fort entouré. L'auteure a le chic pour faire venir et revenir les femmes qui ont hanté le diariste: deux institutrices rencontrées en Allemagne et qui se posent en rivales l'une de l'autre, des personnes plus âgées que lui (alors qu'il préférerait une compagne plus jeune), et des cousines plus ou moins avérées: orphelin élevé dès l'adolescence par son oncle Frédéric et sa tante Fanchette, il se retrouve accompagné de gens de son âge qui se visitent les uns les autres. Plus tard, cette famille finira par s'avérer quelque peu encombrante, par exemple lorsqu'il s'agit pour Henri-Frédéric Amiel, soucieux de son devoir de frère, de loger avec sa sœur Laure, qu'il juge superficielle.
Plus largement, l'auteure de "Seule une valse" offre d'Henri-Frédéric Amiel le portrait d'un bonhomme qui pratique à merveille l'art de la procrastination, y compris en matière sentimentale: il sera toujours temps pour lui de trouver une épouse – sachant que le choix du mariage s'avère très mûrement réfléchi, du moins sur un plan théorique, graphiques à l'appui. Mais Amiel apparaît aussi comme un professeur peu soucieux de préparer ses cours, capable de bâcler un mémoire honorable dans l'urgence afin d'obtenir une place. D'emblée, le lecteur le découvre peu pressé d'achever sa thèse de doctorat, pour laquelle il a quitté Genève pour d'autres cieux plus ouverts.
Genève? L'auteure en retrace les vicissitudes d'ordre politique et les enjeux de société, marqués par des classes bien dessinées et entre lesquelles on ne se mélange pas au-delà d'un certain niveau. Elle synthétise aussi le point de vue d'Amiel lui-même, qui paraît à plus d'une reprise étouffer dans une ville vue comme petite, provinciale dirait-on, à bien des égards. Enfin, compte tenu qu'Amiel est un protestant bon teint, la question des religions et de la manière dont elles façonnent les mentalités est également présente dans la réflexion de "Seule une valse".
Les amours tortueuses d'un diariste sincère, célibataire parce qu'il a le temps avant de l'être du fait d'une posture défensive, servent dès lors de point de départ à une lecture de la société genevoise du mitan du dix-neuvième siècle. La plume de l'auteure de "Seule une valse" s'avère aisée, malicieuse parfois, témoignant de la valeur documentaire, sinon littéraire, du journal d'Amiel. Et son propos suggère qu'en société comme en amours, il en va toujours un peu de même aujourd'hui.
Corinne Chaponnière, Seule une valse, Genève, Slatkine, 2021.
Le site des éditions Slatkine.
lundi 20 septembre 2021
Sherlock Holmes en France... et même en Alsace
Jean Alessandrini – Jean Alessandrini est connu pour son parcours de typographe, créateur de lettrages pour la presse française entre autres – "Lui", c'est lui! Le voilà qui s'aventure à présent sur les traces du mythique Sherlock Holmes, qu'il place au centre de trois nouvelles recueillies dans "Sherlock Holmes, compléments d'enquête".
Une aparté personnelle pour commencer: en recevant cet ouvrage de la part des éditions Andersen, que je tiens à remercier pour l'envoi, je me suis dit que j'allais, en lisant ce petit livre, renouer avec un personnage que je n'ai jamais trouvé très sympathique – à telle enseigne qu'après l'avoir découvert à l'adolescence, je n'y suis jamais revenu. Jusqu'à ce recueil...
Sa première nouvelle, "Sherlock Holmes à Strasbourg ou l'aventure du vagabond épinglé", permet à l'auteur d'exposer sa vision du détective créé par Arthur Conan Doyle. De manière attendue, on le voit faire assaut de son esprit de déduction. Surprise: je l'ai trouvé plutôt bienveillant avec son ami, mémorialiste et souffre-douleur Watson, embarqué pour l'occasion en Alsace. Quant à l'intrigue, elle brille par son originalité: l'issue est étonnante, astucieuse, et l'auteur ne manque pas d'exposer la raison pour laquelle la cathédrale de Strasbourg n'a qu'une seule flèche. Voilà qui a dû séduire le tropisme alsacien de ceux qui sont aux commandes des éditions Andersen...
"Sherlock Holmes à Paris ou l'aventure du détective contrarié" compose une intrigue autour du Jardin des Plantes à Paris, autour d'une remise de médaille qui semble gonfler prodigieusement le détective londonien. L'auteur ancre son intrigue dans l'histoire en exploitant l'assassinat de Sadi Carnot. Et là aussi, le lecteur va se trouver face à un coupable surprenant. Quant à Sherlock Holmes, réquisitionné pour une série de meurtres qui n'ont rien à voir avec le décès du président de la République, il fera à nouveau assaut d'esprit de déduction pour faire triompher la vérité. L'auteur s'avère impeccable dans cette nouvelle, la plus développée du recueil.
Le lecteur peut en revanche se sentir quelque peu désarçonné par "Holmes au futur So British", nouvelle d'anticipation mettant en scène un lointain descendant du détective. Quoi, c'est un ordinateur qui souffle la solution à Sebastian Holmes? Voilà qui paraît décevant – décidément, le talent se perd. L'issue s'avère elle aussi déconcertante, avec en prime une greffe de cerveau et un Moriarty aux noms multiples. Comme si seul Sherlock Holmes, le vrai, pouvait venir à bout d'une énigme policière complexe à partir de quelques riens. Ce qui exclut un éventuel descendant, qui fait soudain pâle figure (pour le dire franchement sans trop divulgâcher: son cerveau ne fait pas le poids...), ou même un ordinateur.
L'écrivain Jean Alessandrini offre ainsi trois compléments d'enquête qui prolongent la riche et brillante carrière de Sherlock Holmes. Le lecteur familier du personnage y trouvera les codes familiers liés au personnage et à son univers, y compris ce que le détective a pu vivre du côté de Meiringen, en Suisse. Et il convient de lui reconnaître une habileté spécifique: celle d'avoir entraîné le personnage d'Arthur Conan Doyle en France. Une expérience mi-figue mi-raisin pour Holmes, mais que le lecteur goûtera avec amusement.
Jean Alessandrini, Sherlock Holmes, compléments d'enquête, Paris, Andersen, 2021.
Le site des éditions Andersen.
dimanche 19 septembre 2021
Dimanche poétique 515: John Keats
mardi 14 septembre 2021
Eva ou l'amour d'un homme rangé
Jacques Chardonne – Dans "Eva ou Le journal interrompu", le romancier Jacques Chardonne offre la parole à un homme sincèrement et éperdument amoureux de sa femme, Eva, et dont il croit être aimé. C'est le regard de l'homme qu'il livre, au travers d'un ouvrage conçu par notules rarement datées, ce qui suggère sans l'affirmer la forme d'un faux journal.
Sur quelque 150 pages, le ton est à la confession, à une introspection qui impose un rythme de lecture lent. Le narrateur apparaît comme un anti-héros parfait, auteur d'un roman publié il y a longtemps puis de seules lettres commerciales – rentré dans le rang.
Amoureux de son épouse, il l'est, sans doute sincèrement. Mais à force de vouloir prévenir tous ses désirs, y compris ceux qu'il suppose, il apparaît plutôt comme quelqu'un de mou, satellisé par l'autre, allant jusqu'à renoncer à toute vie sociale. Longtemps, on ne saura même pas son nom, comme pour souligner son caractère insignifiant.
Cette renonciation à la vie sociale, il est permis de la lire dans l'éloignement que pratique le couple, qui quitte dans un premier temps Paris pour aller vivre dans la petite ville d'Epône (Yvelines), puis dans un patelin porche de Lausanne, Montcorget – qui n'existe même pas, suggérant que ses personnages vont jusqu'à s'échapper du réel.
De sa femme, le narrateur dessine le portrait d'une personne curieusement distante et fragile, devant faire l'objet de soins constants. Peu à peu, les fissures apparaissent dans cette description, même si le narrateur peine à se les avouer. Est-il possible d'aimer un tel homme, en effet? Dès lors, apparaît également la distance entre le sentiment qu'Eva a d'elle-même et l'image qu'en renvoie le journal du narrateur.
Un journal qui n'avait pas vocation à être dévoilé. Le dévoilement d'un secret a toujours de quoi blesser, scandaliser, et c'est le cas ici également, au moment où se produit, éclat soudain dans ce livre faussement dormant, le choc frontal des subjectivités.
Certaines pages sont portées par la petite philosophie des jours du narrateur, naissant de ses activités de jardinage. Elle apparaît parfois un poil pontifiante ("Une femme intelligente et qu'on aime est un auditoire merveilleux", suggère-t-il par exemple), comme le reflet des pensées d'un homme médiocre.
Homme dont, cela dit, l'écrivain excelle à creuser les caractères, celui du narrateur en tête. Partant du regard d'un homme sincère mais – voudrait-on dire – sans qualités, c'est de la psychologie du couple qu'il parle par fines touches dans "Eva ou Le journal interrompu", et en particulier des errements d'un amour au masculin.
Jacques Chardonne, Eva ou Le journal interrompu, Paris, Folio, 1983/Bernard Grasset, 1930. Préface de l'auteur.
dimanche 12 septembre 2021
Dimanche poétique 514: Jacques Perry-Salkow
mardi 7 septembre 2021
Stéphanie Glassey: un meurtre en visioconférence
Stéphanie Glassey – Un meurtre au vu et au su de toutes et de tous, lors d'une disco organisée par visioconférence entre amis (quatre couples et leurs enfants): tel est le nœud de l'intrigue de "La dernière danse des lucioles", troisième roman de l'écrivaine valaisanne Stéphanie Glassey. Il y est question d'une bande d'amis... et de pandémie: c'est le premier roman qui me passe entre les mains et qui intègre le virus qui s'est installé dans notre quotidien il y a dix-huit mois environ.
Et c'est avec habileté que cette intégration se fait. D'abord le contexte: si tout se cristallise autour d'écrans le 4 avril 2020, la romancière fait remonter à bien plus tôt la genèse du meurtre de Laurie. Tout ne se passe donc pas dans le contexte confiné des appartements des uns et des autres: le lecteur a l'occasion de respirer quelque peu, par exemple lors d'un pique-nique non exempt d'inquiétudes, d'attirances étranges et de tensions sous-jacentes – où les arrière-plans paraissent eux-mêmes soignés, significatifs même.
"La dernière danse des lucioles" recèle une belle galerie de personnages, qui permet à l'auteure de cerner certains des comportements induits par les mesures liées à la crise sanitaire, et qui sont le résultat d'une attitude préexistante. Le personnage de Marc, en particulier, concentre jusqu'à la caricature les gestes de prudence et de distanciation – imposés aux autres, à commencer par sa compagne Leila, si nécessaire. La question du télétravail est suggérée de façon originale par le partage des tâches ménagères et de l'ordinateur chez l'enquêteur lui-même – un enquêteur qui n'apparaît qu'en début et en fin de roman.
En effet, le processus d'enquête s'avère très secondaire par rapport à un propos qui, plutôt, s'attache à explorer les âmes d'une équipe soudée d'une façon bizarre, presque impossible tant elle est pétrie de tensions. Cette exploration peut passer par la répétition de scènes, vécues par plusieurs personnages, chacun à sa manière.
Cette vision des choses transcende la mort, puisque, et c'est une trouvaille, l'auteure choisit de donner la parole à Laurie par-delà la mort. Elle compose ainsi la description crédible d'une nouvelle expérience, celle de l'au-delà, mais aussi d'un nouveau regard sur le monde, assorti de nouveaux ressentis.
"La dernière danse des lucioles" est ainsi un roman noir bien de son temps, empreint d'obsessions et de secrets qu'un chamboulement majeur des habitudes, à savoir le semi-confinement survenu en Suisse au printemps 2020, vient faire exploser soudain. Et bien entendu, la personne coupable n'est pas celle qu'on croit.
Stéphanie Glassey, La dernière danse des lucioles, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.
Le site de Stéphanie Glassey, celui des éditions Plaisir de lire.
dimanche 5 septembre 2021
Dimanche poétique 513: Sybille Rembard
samedi 4 septembre 2021
Au treizième étage de l'enfer
Un seul personnage est nommé dans "Dans l'attente d'un ciel", et c'est Léo, le fils, autour duquel le propos est centré. Autour de lui, une mère fantasque qui ne s'intéresse guère à son fils et un père carrément absent. Tous deux sont sans nom, misère suprême. Même le chat, qui pourrait s'avérer attachant, est anonyme.
Léo fait donc figure de point de couleur dans un univers gris, où même la vision du terrain de basket, vue du haut d'une tour d'habitation, suggère la possibilité d'un suicide. Par des répétitions qui prennent d'autant plus de force que les chapitres sont brefs (quelques lignes), l'auteur révèle le côté immonde, insalubre, de l'appartement où tout se trame.
Révèle? A plus d'un titre! Si le prologue fait figure de programme, c'est dans le premier chapitre de la première partie que l'auteur indique qu'il va ouvrir la porte d'un "enfer invisible". Un début en une seule phrase, bref et d'une efficacité d'autant plus glaçant qu'il se passe de verbe.
En contraste avec cet environnement confiné dont la vision occupe la plus grande part de "Dans l'attente d'un autre ciel", les espaces extérieurs sont une promesse de liberté. Vraiment? Avec le basket, on pourrait le croire. Mais les chapitres en italiques qui en parlent suggèrent qu'on est en présence d'un monde certes autonome, où seul compte le ballon, maître absolu, mais qui a aussi ses règles et ses servitudes.
Alors, la mort? Celle-ci s'invite, terrible, avec des questions d'enfant dans le chapitre 16 de la première partie. Y penser, envisager le suicide, est-ce déjà une libération, un départ de ce monde confiné où vit Léo?
Pourtant, dès la deuxième partie, ce court roman se met à respirer et se fait plus onirique. Il sera question de valises, de départ, de couleurs même. Un personnage supplémentaire, féminin, s'exprime même soudain, surprenant: ce "je" dont on se demande qui il est. Un train, une plage, la mer: le rêve s'installe dans les dernières parties, plus brèves que la première, comme s'il fallait aller plus vite.
Une fois de plus, "Dans l'attente d'un autre ciel" révèle en Damien Murith un écrivain au style accompli. Chacun de ses chapitres est court, écrit à l'os et mesuré pour une intensité maximale. Ce dépouillement permet à l'auteur de conférer aux figures de style telles que l'anaphore ou aux résonances entre les chapitres une indéniable puissance. Puissance qui dit le scandale révélé, dans toute sa force.
Damien Murith, Dans l'attente d'un autre ciel, Genève, Editions d'En Bas, 2021.
Le site des éditions d'En Bas.
vendredi 3 septembre 2021
Nouvelle Thulé, l'enfer glacé de Bernard du Boucheron
Tout commence par une tentative de reprise de contact de l'évêché de Nidaros, aujourd'hui Trondheim (Norvège), avec une colonie installée à Thulé (aujourd'hui Qaanaaq), au Groenland. L'auteur ne désigne guère les noms de pays, respecte les noms anciens des toponymes, ceux qu'ils avaient à la fin du XIVe siècle, plongeant le lecteur dans un léger flou géographique.
Ce flou fait écho au propos lui-même: l'équipée déléguée par les Norvégiens, menée par l'inquisiteur Montanus, manque plus d'une fois se perdre dans les glaces inhospitalières de l'Atlantique, puis sur un Groenland aux contours méconnus et traîtres. Lorsque l'auteur dessine ces équipées en terres hostiles, on songe immanquablement aux récits d'aventuriers vers l'Antarctique, façon "Le pire voyage au monde" d'Apsley Cherry-Garrard ou "Au pays du blizzard" de Richard Mawson: d'un pôle à l'autre, par-delà le temps, les solutions imaginées par les humains pour avancer en milieu glacial entrent curieusement en résonance.
Avec l'abbé inquisiteur Montanus, l'auteur met en scène un homme sûr de lui, radical. Il est permis de voir en lui le héraut d'une civilisation chrétienne triomphante, impérialiste comme on dirait aujourd'hui, et qui, sûre de la vérité catholique, l'assène sans trop se poser de questions, si ce n'est dans un bon gros esprit casuiste avant l'heure dont le but est de donner raison à Dieu, à ceux de sa bergerie et – quand même, hein – à Montanus lui-même. Chargé de restaurer la foi chrétienne en des terres où elle se serait dénaturée, celui-ci réfléchit, agit, restant persuadé jusqu'à la caricature extrême que sa voie, celle du Christ, est la seule possible, et qu'elle justifie plus d'une exaction, mises à mort comprises.
C'est que Montanus met les pieds dans un monde bien particulier, infernal à force d'être sauvage ou dégénéré, où la faim et la misère sont des compagnes constantes qui poussent à des usages qu'on dirait barbares en des contrées plus clémentes: exils, justice sommaire et ritualisée, pratiques de strangulation qui rappellent l'ivresse malsaine de l'actuel jeu du foulard. C'est donc bien un choc des civilisations que l'auteur met en scène. Choc démultiplié par ceux que le roman nomme les "publicains", et qui ne sont rien d'autre que les habitants premiers de la région. Mais contrairement au Christ, Montanus a un peu de mal à aller à la rencontre de ces publicains qu'il regarde de haut...
Roman historique d'exception peuplé de vikings affamés partis vers l'ouest, découvreurs de l'Amérique avant Christophe Colomb, "Court Serpent" – nom d'un bateau en clin d'œil au drakkar historique "Long Serpent" – se doit d'avoir un style à la hauteur. Et c'est là qu'éclate la magnifique spécificité de ce roman: il est capable de développer, sur la base d'un vocabulaire opulent et d'un rythme à la fois lent et habité, une langue qui n'appartient qu'à lui, puissante, obsédante – et délicieusement archaïque.
Et pour que tout colle, cela va plus loin, plus profond: l'auteur réussit à créer des personnages crédibles, dotés de mentalités telles qu'on peut les imaginer aujourd'hui pour leur époque. Le lecteur érudit identifie aussi quelques clins d'œil littéraires, tels que l'ombre du personnage lointain d'Einar Sokkason, héros d'une saga à lui tout seul, et peut être amené à penser que "Court Serpent" en est un spin-off contemporain.
S'il est assez bref, "Court Serpent" est un roman d'une implacable densité, relatant en mots choisis pour leur beauté une tentative de reprendre le contrôle d'une colonie en terres inhospitalières où règne une misère noire et sordide. C'est dur toujours, l'adversité est impitoyable et s'immisce comme par capillarité dans les circonstances les plus insoupçonnées. Mais en 133 pages, l'écrivain réussit à embarquer littéralement ses lecteurs dans une aventure terrible et stupéfiante. Et si celle-ci est historique, on l'a compris, elle pose aussi quelques questions sur notre manière de vivre d'aujourd'hui.
Bernard du Boucheron, Court Serpent, Paris, Gallimard, 2004.
Lu par Eontos, Nebal, Roman-historique, Wodka, Yossarian.