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dimanche 14 juillet 2019

Vers les racines et la nature, à la poursuite du lièvre à trois pattes

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Marie-Christine Horn – Le féminisme est-il soluble dans le roman noir? Avec "Le Cri du lièvre", la romancière suisse Marie-Christine Horn répond par l'affirmative, en installant les thématiques féministes d'aujourd'hui dans un contexte plus large où il est question de rapport à la nature et d'accomplissement de soi au travail. Le tout, vu au féminin.

Voilà en effet une narratrice, Manu, qui prend le large pour fuir un mari violent et un emploi qui ne la satisfait plus. Tentative de retour à l'état sauvage: c'est dans les alpages, pas si loin de son domicile fribourgeois, que Manu trouve un havre. Champignons et fruits mangés crus, vie sans douche entre les quatre murs de bois d'une baraque: la narratrice passe quelques mois ainsi – un peu à la manière de ces sorcières d'antan, qui vivaient à l'écart, près de la nature, sans qu'on sache trop comment elles vivaient.

Sorcière? Le mot n'est jamais écrit, mais il ouvre la porte des thématiques féministes portées par "Le Cri du lièvre". Des thématiques qui concernent Manu. Il lui faudra cependant revenir dans le monde des humains, des hommes pour s'y confronter à sa manière. Il y aura le décès accidentel (mais pas tant que ça) de son mari Christian, un viveur qui aime sodomiser les femmes, la sienne mais aussi d'autres, et se comporte avec elles en propriétaire. 

Il y a aussi la rencontre de Nour et de Pascale, elles-mêmes aux prises avec la violence, que ce soit au travail ou à la maison. Des violences qui trouvent des sources diverses que l'auteure explore avec précision et une certaine empathie, même à l'égard de ceux qui cognent, si coupables et détestables qu'ils soient, comme le mari de Nour. Trois femmes brimées: elles se sentent moins seules, cela les unit. Cela dit, la sororité dans l'épreuve peut-elle résister aux caractères qui se frottent? Suffit-il de vins de grands crus pour lubrifier ces rapports?

L'auteure se souvient que la violence, subie ou assenée, a toujours un passé. Dans "Le Cri du lièvre", tout le monde a donc son histoire, son épaisseur, ce qui rend les personnages particulièrement intéressants et permet de mettre en avant les ressorts de la violence: une société qui brime un homme réduit au chômage et tombé dans l'alcoolisme, une femme qui veut malgré tout le rejoindre, une police qui confond la justice des lois et la justice des cœurs, et déçoit Pascale, la gendarme, victime d'un métier dépourvu de sens et où les hommes ne savent pas forcément se tenir. Et si victimes qu'elles soient, les femmes ont aussi leur part d'ombre dans "Le Cri du lièvre", à l'instar du penchant de Pascale pour l'alcool.

Et la nature, là-dedans? Très belle idée que ce lièvre pris au piège d'un braconnier, et qui va obséder Manu tout au long du livre: Manu l'achève, mais l'animal reste vivant quelque part, revenant en rêve, dans une ambiance qui rappelle le genre fantastique. Mère nature, dans ce qu'elle a de plus sauvage, représente-t-elle pour la femme déçue, battue, violée, un lieu de salut? Derrière les mots de l'écrivaine, il est permis de voir dans cette nature vierge, où il faut réinventer sa vie, un lieu maternel et rassurant, authentique mais âpre aussi, loin d'une civilisation mise en place par les hommes, qui offre des compensations mais ne saurait être entièrement satisfaisante – quand elle n'est pas carrément aliénante. La société est-elle un piège, à l'image de celui qui a broyé la patte du lièvre et l'a fait tant souffrir?

Enfin, la nature est aussi le lieu des légendes, citées régulièrement au fil des pages du livre: Petit Chaperon rouge, Trois Petits Cochons, mais aussi allusions attendues au lapin blanc d'"Alice au pays des merveilles". Trempant sa plume dans l'encre noire, Marie-Christine Horn réussit un roman court, dense et lourd d'une révolte qu'on entend bruire depuis un certain temps déjà – le scandale Harvey Weinstein apparaît en filigrane, ancrant "Le Cri du lièvre" dans son époque. Quant à courir derrière le lièvre à trois pattes, libéré de son piège, est-ce une fuite irréfléchie ou la promesse du monde des merveilles? Décidée, laissant parler sa part animale, Manu fonce: elle sait que d'une façon ou d'une autre, libérée à son tour du piège de la société moderne, ce sera le bonheur.

Marie-Christine Horn, Le Cri du lièvre, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site des éditions BSN Press.

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