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lundi 28 janvier 2019

Prendre la route jusqu'à Vesoul, au temps du politiquement correct et de Charlie Hebdo

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Quentin Mouron – Il paraît que pour Quentin Mouron, les critiques sont "suffisants et pressés", les youtubeurs "ignares" et les blogueurs "hilares", en tout cas dans tous ces salons que cet écrivain suisse paraît mal vivre. Cela, du moins si l'on en croit la chronique qu'il a donnée au journal "Le Régional" pour son édition du 12 au 19 septembre 2018. C'est en ayant à l'esprit ce billet d'humeur, qui claque aux dépens de quelques-uns de ses lecteurs, que j'ai lu, presque à reculons, son tout dernier opus "Vesoul, le 7 janvier 2015".


Ce n'est pourtant pas faute de m'être réjoui, au moins un peu, de ce nouveau livre. Il y avait du groove dans "Au point d'effusion des égouts", qui me laisse le souvenir d'un roman d'une grande virtuosité, évidente, étourdissante toujours, agaçante parfois: à chaque fois, on se dit que l'auteur a juste, qu'il a tout bon. Cet auteur, je l'ai laissé courir sa gloire romande sans y revenir. Et voilà qu'Olivier Morattel, le plus dolois des éditeurs suisses romands, m'envoie "Vesoul, le 7 janvier 2015". Merci à lui!

Alors voici... le 7 janvier 2015, c'est une date dont tout le monde se souvient, c'est le jour où Charlie Hebdo a été décimé. C'est là que tout s'achève dans le roman; mais voyons d'abord le début, le contexte. L'écrivain s'efforce, dans "Vesoul, le 7 janvier 2015", de recréer l'esprit du roman picaresque – et il ne manque pas de le rappeler au fil de pages qui mettent en scène Saint-Preux, le maître, qui porte le nom d'un personnage littéraire tiré de "La Nouvelle Héloïse" de Jean-Jacques Rousseau, mais aussi celui d'un compositeur français de musique légère né en 1950. Autant dire que ce Saint-Preux, celui du roman, impose sa musique à son disciple, un autostoppeur qui fuit la Suisse pour échapper à son service de protection civile. 

On a les picaros qu'on peut, du coup. Sorte de millenial immature, le narrateur fait figure de réfugié politique ridicule, sans menace autre qu'une lettre de convocation un brin comminatoire de la part de la bonne Helvétie; quant à Saint-Preux, c'est un manager moderne, large d'idées, à l'aise dans un univers cosmopolite: la caricature du gagnant de la mondialisation, en somme. Sans doute monté en grade à force d'être incapable de faire le vrai travail, celui qui salit les doigts, il se distingue de ses illustres ancêtres (Gil Blas de Santillane, entre autres) en ce qu'il a un fil à la patte: il est tenu par son employeur. Cela, même si l'auteur ne s'étend guère sur cet aspect. Mais quoi: le narrateur est chatouilleux, Saint-Preux a l'esprit festif. Alors, pourquoi pas, comme qui dirait? Nous voilà embarqués nolens volens dans les deux thèmes que l'auteur va creuser. A savoir l'Homo Festivus façon Philippe Muray, avide de festivals (l'auteur en propose plusieurs, soudain concomitants à Vesoul, quitte à ce que cela ne paraisse pas super-crédible), et le faux aventurier quérulent. 

Quérulent? Ah oui! Si "Vesoul, le 5 janvier 2015" s'achève sur les attentats terroristes que l'on sait, l'écrivain amène cet épisode en développant une autre forme de terrorisme: le terrorisme intellectuel. C'est parfois bien développé, mais souvent superficiel aussi, comme si l'auteur voulait en finir au plus vite avec toutes ces idées politiquement correctes, agaçantes à force de flinguer le bon sens. Du côté jouissif, le lecteur se souviendra surtout du traficotage politiquement correct d'un poème de Reverdy: l'image du jambon a le malheur de déranger musulmans, juifs et véganes activistes. Et tant qu'à faire, prévenons les âmes sensibles par un trigger warning bien placé (p. 42, sur Aragon)... 

Mais d'autres figures sont dessinées de façon moins aboutie, par exemple les nazis pacifiques, les royalistes ou les Social Justice Warriors de tout poil. Et si l'auteur coche presque toutes les cases de la diversité, dans son envie de dessiner et de brocarder les idées politiquement correctes à la mode d'aujourd'hui, il ménage quand même quelques vaches sacrées, comme les féministes façon "MeToo" ou les réchauffistes. Tout cela laisse au lecteur l'impression d'un défilé superficiel, court en bouche, où Saint-Preux et son disciple se contentent d'être des spectateurs à peine amusés. 

Tout cela bascule cependant lorsque Saint-Preux et son disciple se retrouvent impliqués dans ce maelström d'idéologies à deux francs cinquante propre à notre époque. Non qu'ils soient terroristes, certes; mais alors qu'ils apprennent, par leurs outils connectés, les événements fatals à la rédaction de Charlie Hebdo, les voilà obligés de ressentir une émotion sincère, profonde, de même que les congressistes qui les entourent – d'être un tout petit peu acteurs, en somme. Ouille! Hypocrisie, envie d'en être, terreur et voyeurisme: l'écrivain explore dans les dernières pages de son roman les ressentis les moins avouables que l'on a pu avoir face à la soudaine fusillade qui a eu lieu à la rédaction de Charlie Hebdo. Le lecteur s'y reconnaîtra peut-être, et il en sera dégoûté sans doute: dans le plus pur esprit de la "société du spectacle", on va jusqu'à prendre des selfies en ce jour fatidique, pour dire qu'on y était... 

Se référant délibérément à Jack Kerouac (son prélude s'intitule "Sur la route"), "Vesoul, le 7 janvier 2015" apparaît comme une brève road story à la virtuosité moins voyante que "Au point d'effusion des égouts". Moins voyante, mais pas moins savante, ni percutante! Les paragraphes, longs, paraissent suggérer l'étouffement généré par un certain conformisme intellectuel qui, aujourd'hui, a perdu la raison – c'est justement ce que l'écrivain moque. 

Il demeure que ce roman, s'il recèle des épisodes réussis voire flamboyants, relevés d'ailleurs de façon générale par le journal "L'Est Républicain", fort peu rancunier quand on voit ce qu'il prend dans les gencives dans le roman, apparaît globalement un brin court, parfois peu imaginatif dans ses intrigues: on aurait aimé dix, quinze scènes aussi vigoureuses que celle où, à la page 96, les deux personnages fuient du bistrot en se planquant derrière les tables. Il aurait fallu cela, pas moins, quitte à ce que ce soit plus long (tout se passe sur à peine trois jours, narrés sur 115 pages), pour se hisser au niveau des romans picaresques d'antan, porteurs de personnages résolument libres, bons à tout à force d'être bons à rien. 

Quentin Mouron, Vesoul, le 7 janvier 2015, Dole, Olivier Morattel, 2018.


Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Olivier Morattel.

2 commentaires:

  1. Une analyse un peu superficiel, à la Houellebecq, quoi !

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  2. Je n'ai pas lu le dernier Houellebecq; mais tu ne crois pas si bien dire: figure-toi que justement, le journal de ma ville a réalisé une critique croisée de "Vesoul" et de "Sérotonine": les deux sur la même page, en tête du cahier culturel du samedi…

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