Marie Javet – Ah, l'Ombre! Qui est-elle? Homme, femme, ou quelque chose d'autre? Dans son deuxième roman "Avant que l'Ombre...", l'écrivaine Marie Javet ferme peu à peu les portes, jusqu'à ce que la vérité apparaisse, évidente, au lecteur. Restent les explications, à la fois légitimes et irrecevables comme dans tout bon polar... Ce roman place en son centre le personnage de Camille; cette jeune femme se retrouve dans une maison qui a une histoire. Or, cette histoire interfère avec la sienne. Comme si l'on était en présence d'un complot: après tout, si les complots font de la mauvaise information, ils sont à la source d'excellents romans. Voyons ce qu'il en est...
Déjà, il y a ce personnage de "L'Ombre", à la fois immatériel ("D'ailleurs, l'Ombre n'en faisait aucun: [de bruit]. Elle était une ombre, sans poids, sans matière.") et charnel (elle mange des sandwiches). Mais cette hésitation entre chair et esprit n'est pas l'essentiel. Notons un autre élément important: l'auteure le désigne avec insistance au féminin, ce qui est grammaticalement correct. Mais cela induit un biais: le lecteur est amené à croire que ce personnage masqué peut être, doit être une femme. Vrai, faux? Ce n'est qu'en fin de roman, après qu'ont été mis à l'écart tous les suspects possibles, que le lecteur aura la bonne réponse. Autant dire qu'une simple question de genre constitue, dans "Avant que l'ombre...", un élément de suspens prenant et astucieux. Après tout, parole de mec, on peut aussi voir le féminin comme un genre non marqué.
Mais il y a un autre personnage important dans "Avant que l'Ombre...", et c'est la maison qui tient lieu de théâtre des opérations. Il s'agit d'une colocation d'artistes où Camille, secrétaire qui trimballe son lot de secrets de vie, finit par élire domicile – manipulée peut-être. Ce personnage, l'auteure prend son temps pour le mettre en scène, notamment en décrivant une visite guidée un poil longuette, d'autant plus qu'il sera aussi question des règles de cohabitation de la colocation, apparemment peu intéressantes pour le lecteur. Il s'ennuiera même, peut-être...
Cette lenteur n'est cependant pas dépourvue de sens: visiter l'appartement, dans ce livre, c'est aussi avoir un avant-goût de ses secrets, au travers des choses qui ne semblent pas raccord. Les réactions des personnages impliqués, des gens bizarres qu'on pourrait considérer simplement comme tels (ce sont des artistes, après tout), mais que l'auteure choisit de creuser plus avant, guident idéalement le lecteur: face aux gens et aux lieux, celui-ci est amené, sur le premier tiers du roman, à se dire que quelque chose ne tourne pas rond. Et l'empilement de règles aux limites de l'aléatoire suggère quelque chose de particulier: on va vers les rituels religieux. Voire les trucs illégaux. Voire, même, les sectes...
Voyons le côté illégal: il est question, dans "Avant que l'Ombre...", de trafic de drogue. De quoi faire rentrer de l'argent, dira-t-on; un personnage aux airs de gourou, Jon, le suggérera, faisant marcher à sa baguette une brochette d'artistes vivant la vie de bohème, "attendant la gloire" pour reprendre les mots de Charles Aznavour, mais aux abois s'il faut le dire sans fard. Le lecteur goûtera immanquablement le réalisme avec lequel l'auteure dessine, par morceaux, les contraintes de la culture du cannabis.
Ce secret entre en résonance avec ceux dont Camille est l'héritière malgré elle, ces épisodes de vie qu'elle a préféré oublier. C'est un parcours que l'auteure a reconstruit de façon cohérente, dans le souci d'explorer ses zones d'ombre pas forcément glorieuses. C'est ainsi (et ça fait écho aux règles contraignantes de la colocation) qu'on plonge dans la vie de la secte du gourou Jean-Michel Cravanzola – non nommée, mais décrite de façon transparente – dans laquelle Camille a été impliquée enfant et qui a fait scandale en Suisse à la fin des années 1970. La secte de Camille fait ainsi écho à la communauté d'artistes sous contrôle où elle vit. De part et d'autre, le secret, nourri de références démonologiques pas évidentes à saisir (Bélial ou Lucifer?), génère un sentiment de honte.
Mais les liens entre les personnes sont parfois à mille lieues de toute expérience spirituelle. Ainsi, l'auteure aborde avec précision les relations pas forcément connues entre des artistes qu'on croirait tous amis entre eux. Au travers dus personnage de la potière, Ophélie, associée à la sculptrice, Cerise, elle suggère un rapprochement entre l'art et l'artisanat, qui semblent se regarder d'habitude en chiens de faïence selon une hiérarchie que l'auteure expose dans la juger. Ce motif, l'auteure le reprend lorsqu'il s'agit de dessiner l'union contrariée entre Claude, poète sans gloire, et Alistair, qui trouve son chemin dans la littérature de genre sous le pseudonyme d'Isabel Wortis. Ce qui sous-tend une question d'actualité dans les lettres romandes: pour réussir, faut-il opter pour un genre ou s'en tenir à une écriture généraliste? Et comme écrivain, quel succès veut-on?
On peut être déçu par le fait que Camille jette au feu le document qui permettrait de savoir qui est vraiment son père. On admet du coup, forcément, que cette femme au parcours déjà sinueux a choisi de vivre avec ce secret: elle dépose les armes, en somme, acceptant que tout ne soit pas clair pour tout le monde, et surtout pas pour elle. Mais l'essentiel est sauf: "Avant que l'Ombre..." donne le nom du coupable, ainsi que ses motivations. Cela, au bout d'un parcours aux ambiances de thriller où le lecteur aura été amené à s'intéresser aux thèmes des arts, de l'homosexualité (voire de la bisexualité, et même du trouble dans le genre, fût-il simplement grammatical), de la spiritualité et de ses dérives, voire plus. Autant dire que même si ça commence doucement, "Avant que l'Ombre..." finit par satisfaire son lectorat en faisant plonger bien profond les racines de l'âme de ses personnages.
Marie Javet, Avant que l'Ombre..., Lausanne, Plaisir de lire, 2018.
Le site de Marie Javet, celui des éditions Plaisir de lire.
Très bon article ! Il m'a donné envie de lire ce livre, alors que je ne suis pas du tout, mais pas du tout thriller. Je trouve tes réflexions sur le genre de l'Ombre très intéressantes.
RépondreSupprimerLa manière dont tu décris le début de ce livre me fait penser au film I Am The Pretty Thing That Lives Inside The House (disponible sur Netflix, si tu es abonné à cette plateforme). Les prémices ressemblent un peu à ce que tu décris là, avec un rythme très lent, l'habitation décrite comme un être conscient à part entière.
Je le rajoute immédiatement à ma wish-list.
Merci pour ton commentaire, Naviss!
RépondreSupprimerConcernant le début, je ne connais pas le film que tu mentionnes... l'auteure crée quelque chose d'assez lent pour commencer, que j'ai trouvé longuet; mais mine de rien, elle pose ses pions. Et c'est après qu'on comprend que c'était juste!
Et en effet, le jeu du genre de "l'Ombre" m'a paru astucieux: appuyer sur les accords est une bonne manière de brouiller les pistes.
Alors oui, wish list à tous les coups! Je t'en souhaite une excellente lecture.
Très bon article ! Merci pour le lien, c'est super gentil.
RépondreSupprimerAvec plaisir! :-) Les liens sont la vie des blogs... Merci pour le compliment aussi!
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