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vendredi 18 mai 2018

Un récit écologiste en fragments... mais pas que

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Marie-Jeanne Urech – L'écrivaine Marie-Jeanne Urech a le chic pour créer des univers bien à elle, un brin décalés, qui disent avec un certain sourire le petit monde où nous vivons, avec ce qu'il peut avoir de détestable ou d'aimable. Avec "La terre tremblante", elle invite son lectorat à prendre le monde comme terrain de jeu, en mettant en avant le personnage de Bartholomé de Ménibus, parti voir ce qu'il a derrière la montagne, juste après les funérailles de son père. Tuer ou enterrer le père? En tout état de cause, c'est une bonne manière, en début de roman, de délivrer un personnage de toutes attaches. Sauf une...


Derrière chaque montagne, se cache une autre montagne, on le comprend vite. Le lecteur peut être tenté de compter les montagnes, mais l'auteure exclut cette facilité: le décompte s'avère erratique, et le narrateur de chaque chapitre s'avère l'auteur de messages lancés à la mer. Certains se sont sans doute perdus... Pour l'histoire, peu importe: celle-ci reste cohérente et captive le lecteur. Comme si, comme par hasard, les messages à la mer qui ont été retrouvés étaient les plus intéressants. En contrepoint, le personnage de l'Ange boiteux, amoureuse transie du voyageur, s'exprime aussi, dans un esprit d'introspection sentimentale. Celui-ci tranche avec la description de ce que Bartholomé de Ménibus, Petit Prince ou Ulysse moderne, voit dans son voyage: une approche résolument axée sur l'observation du monde.

Il est permis de voir "La terre tremblante" comme un roman écologiste. L'auteure accorde une attention marquée à la nature, souvent marquée par l'homme. Les animaux ont leur place, par exemple avec ces vaches à hublots, qu'on a vues dans les journaux et qu'on retrouve, surpris, dans un livre. Il y a aussi cet élevage de porcs dans un building, où la ségrégation des sexes bat son plein: les gorets atteignent le sommet du bâtiment pour mieux choir, comme déchoit un patron qui a commis une erreur, alors que le confinement des truies aux deux ou trois premiers étages du bâtiment semble illustrer le "plafond de verre" qui, dit-on, empêche les femmes d'accéder aux échelons supérieurs de toute hiérarchie. Il se trouve que l'ascenseur est un "paternoster": faut-il en conclure que dire un "Notre Père" permet d'aller plus haut dans ce roman? Il est permis de le penser, d'autant plus que la question religieuse, subvertie ou non (dans ce roman, on enterre indifféremment des humains et des déchets chimiques, selon des rituels bien définis), traverse "La terre tremblante".

Ecologie également dans le thème récurrent de l'eau: le lecteur la découvrira claire comme jamais, glacée et pure, au passage de l'onde d'un lac qui inonde un village – on pense à ces villages inondés à la suite de la construction de barrages qui ont créé de nouvelles cités d'Ys. Il la trouvera rare, cette eau, dans un monde où l'on se concerte pour déboucher les conduites. Issu d'une contrée qui pourrait être le Valais, Bartholomé de Ménibus fait figure d'expert en la matière. Et puis, il y a les mille visions de l'océan, aboutissement du voyage de Bartholomé de Ménibus, traduites par des mots-valises révélateurs. Enfin, l'océan, justement, est utilisé comme le vecteur de messages et le socle d'un nouveau continent en plastique, mais où la vie sait comment se faire sa place: la Yapakline.

Yapakline: c'est la contraction de Yapaklou et Zibeline, les enfants terribles et attachants des romans de l'écrivaine. Ici, ils font figure d'étape bloquante d'une odyssée futuriste, tentant avec leurs moyens de gosses, étonnamment convaincants, de bloquer Bartholomé de Ménibus sur leur île en plastique. Rassuré par la présence de ces deux personnages, le lecteur remarque que "La terre tremblante" recycle habilement d'autres éléments de romans précédents de l'écrivaine: on y retrouve une fanfare déjà entendue dans "Malax", ou un abribus qui rappelle étrangement "La Salle d'attente". Cela, sans oublier que Bartholomé de Ménibus devient "Amiral des eaux usées" – encore un titre de l'écrivaine. "La terre tremblante" s'intègre donc parfaitement à l'oeuvre de Marie-Jeanne Urech.

"La terre tremblante" est un court roman aux ambiances surréalistes et décalées qui, par de subtils renversements, parvient à dire ce qui n'est pas idéal dans le monde, tout en douceur: c'est évocateur sans mettre mal à l'aise, ou presque. Roman écologique optimiste et à peine joyeux, roman de voyage imaginaire, "La terre tremblante" est aussi une façon de dire notre monde tel qu'il est, à partir de quelques images développées en des chapitres conçus comme des nouvelles, ou comme autant d'histoires individuelles. Est-ce que les coordonnées géographiques citées par Bartholomé de Ménibus ont un sens, d'ailleurs? Un géographe saura trancher. Mais cette géométrie s'oppose à l'orientation du coeur de l'Ange boiteux, qui suit juste ses sentiments qui la guident d'un indice à l'autre. Et alors que l'on n'apprend qu'en fin de roman le nom réel de l'ange boiteux et amoureux, alors aussi qu'en d'autres circonstances, les personnages apparaissent souvent incomplets, non nommés ou réduits à une fonction, l'auteure suggère que l'écologie ne saurait se passer d'une réflexion sur ce que doit être l'humain dans son intégralité, sans assignation à un rôle.

Marie-Jeanne Urech, La terre tremblante, Lausanne, Hélice Hélas, 2018. Postface de Pierre Yves Lador, illustration de Macbe.

Le site de Marie-Jeanne Urech, celui des éditions Hélice Hélas.

4 commentaires:

  1. Je ne connais pas cette auteur suisse, il y a beaucoup d'auteurs suisses que les Français ne connaissent pas...

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    1. Connue, Marie-Jeanne Urech gagne à l'être! Elle a vraiment un univers littéraire très personnel, onirique ou surréaliste, qui lui permet de faire passer à sa manière, empreinte de finesse, sa vision du monde et de ses blessures. A commander sur le site Internet de l'éditeur, peut-être?

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  2. Un roman écologique optimiste ? Est-il réaliste ?

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    1. Il est plutôt onirique... mais les mondes décalés que l'auteure crée, avec une créativité sans cesse renouvelée, sont la métaphore de ce que notre monde peut avoir de pas très rose.

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