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mercredi 28 février 2018

Pierre Lamalattie: de l'art et de tout ce qui pousse dans les interstices

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Pierre Lamalattie – Il flotte comme un parfum de sous-bois sur le dernier roman de Pierre Lamalattie, "L'art des interstices", qui s'intéresse aux humains en général, et aux artistes en particulier, qui essaient de se faire une place à l'ombre des géants, un peu comme la flore des sous-bois tente de prospérer sous les arbres.


D'où la notion d'interstices, protéiforme et récurrente dans le livre: ces interstices, ce sont ces lieux où la vie s'insère malgré tout, ces voies étroites qui permettent d'arriver à quelque chose, voire d'aller loin, quitte à se serrer un peu. L'idée est que de même que l'herbe pousse entre les interstices des pavés, l'humain en général, et l'artiste en particulier, peut grandir dans les interstices que des plus grands que lui veulent bien laisser libres. Et, peut-être, qu'évoluer dans ces interstices peut amener un supplément de liberté.

Concrètement, comment cela se présente-t-il? Une fois de plus, après "Précipitation en milieu acide", l'écrivain parle à la première personne du singulier et adopte un ton travaillé pour arriver à une simplicité d'écriture maximale qui, par contraste, met en évidence les éléments passionnés ou emportés qui arrivent parfois. Le narrateur est un journaliste veuf qui élève seul sa fille Seine, une post-adolescente de 17 ans qui se cherche alors qu'elle est près d'achever son lycée. Le récit va s'attacher à décrire cette relation, qui va s'approfondir au fil de visites rendues à des artistes pour réaliser une série de reportages culturels destinés à un journal spécialisé dans la pêche: le père écrit les articles, la fille prend des photos. Et peu à peu, trouve sa voie.

Journaliste dans un périodique périphérique, le narrateur peut adopter une posture d'observateur qui lui assure un sain recul et une certaine liberté de ton. C'est ainsi qu'on le voit exposer son point de vue sur l'art contemporain, qu'il faut "comprendre", comme il le dit souvent, sur un ton critique. Pour le lecteur, les visites chez les artistes (l'auteur cite des artistes qui existent réellement, soit dit en passant, tels que François Schuyten ou Adrian Ghenie...) ont quelque chose de répétitif, même si elles montrent la diversité possible des démarches de l'art d'aujourd'hui, montrées de façon attachante: de l'artiste scandinave original aux expositions où les galeries exposent ce qu'elles ont de plus cher et où l'on parle anglais même à Paris, en passant par une description sensible et réussie du Rolex Learning Center de Lausanne, tout y passe, avec une prédilection pour la "nouvelle figuration".

Critique, acerbe même, le narrateur l'est en revanche pour les grands artistes internationaux et pour l'art contemporain, jugé détaché du réel et interchangeable; il ne manque pas de rire un peu avec les sanisettes bleu-blanc-rouge de Lars Ramberg à Oslo, par exemple, ni de faire sauter quelques chiens en baudruche signés Jeff Koons. Enfin, tout autant qu'à travers les artistes rencontrés, le personnage de Florian, fonctionnaire terne et artiste passionné, permet à l'auteur de poser la question de la figuration en art, vue comme suspecte ou populaire (suspecte car populaire?), ainsi que celle de la possibilité d'une pratique artistique à l'ancienne, datée mais techniquement irréprochable: a-t-elle encore un public, ou celui-ci préfère-t-il l'art-placement?

Au-delà de ce regard affûté sur l'art contemporain dans toutes ses déclinaisons, l'auteur se montre aussi critique des petits et grands travers humains de notre temps, exposés dans le cadre de la ville de Paris. On y voit des gens bizarres, des dépressifs (dont la famille de feu l'épouse du narrateur). L'auteur s'amuse en particulier à voir comment peut se dégonfler une cérémonie solennelle de remerciement à un touriste américain noir qui a sauvé une fille – Seine, la fille du narrateur – de la noyade: est-ce parce que ledit touriste est, dans son pays, un politicien du parti de Donald Trump? L'auteur le laisse subtilement entendre... Côté vocabulaire, l'auteur, à la manière de Didier Goux dans "Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq", se plaît à souligner les tics de langage actuels en les mettant en italiques, ainsi qu'à rappeler les poncifs d'un certain politiquement correct actuel: féminisme convenu (à travers Barbara, top manager et sœur de Florian), anticapitalisme cheap. Il assure aussi lorsqu'il s'agit de mettre dans la bouche de certains de ses personnages des discours en langue de bois massif.

Exploration ample et riche de la biodiversité des interstices, des bois et des sous-bois, succession attachante ou grinçante de portraits d'artistes et de gens ordinaires, "L'Art des interstices" a tout d'un véritable récit: il semble emprunter beaucoup à la vie de Pierre Lamalattie lui-même, ce que suggère par ailleurs le prière d'insérer. Le lecteur s'attache à ce père, ainsi qu'à Seine, sa fille, en marche pour trouver sa voie et acquérir la confiance en soi qu'il faut pour affronter le monde. Une marche qu'inaugure la fin ouverte de "L'Art des interstices".

Pierre Lamalattie, L'Art des interstices, Paris, L'Editeur, 2017.


Le site de Pierre Lamalattie, celui de L'Editeur.

mardi 27 février 2018

Des couleurs à la vie de tous les jours... l'air de rien!

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Hélène Dormond – Des scènes issues du quotidien, des frictions si banales: l'écrivaine vaudoise Hélène Dormond parvient à en faire des éclats de vie remarquables dans son recueil de nouvelles, intitulé "L'air de rien". Celui-ci fait suite à deux romans originaux, "L'Envol du Bourdon" et "Liberté conditionnelle", et inaugure, aux éditions Plaisir de lire, une nouvelle collection consacrée aux textes courts.


Les lectrices et lecteurs qui se souviennent du regard aigu et original, drôle même, de l'auteure ne seront pas déçus lorsqu'ils se plongeront dans ces textes courts. Résolument d'aujourd'hui en effet, les personnages mis en scène sont autant d'alter ego du lecteur, porteurs de qualités et de défauts, de passions et de renonciations. Qu'il s'agisse d'une jeune femme qui sollicite un poste de cheffe de projet (mais sur un malentendu, ça peut marcher...) ou d'une dame d'un certain âge qui pense à sa vie de couple en demi-teinte, le lecteur y croit, l'espace de quelques pages.

Si crédibles qu'ils soient, ces personnages sont aussi portés par un style protéiforme, tout-terrain en ce sens qu'il sait s'adapter à toutes les situations mises en scène. L'exemple le plus éclatant est sans doute la nouvelle "Un vers de trop", qui oppose un rappeur et un féru d'alexandrins – leurs créations sont justement transcrites. Du coup, se demande le lecteur en les lisant successivement, l'alexandrin de Malherbe, certes un peu malmené, est-il vraiment si éloigné de la scansion des banlieues? Ou de l'un à l'autre, n'y a-t-il rien de plus qu'un dérapage? C'est ce que suggère le leitmotiv de cette nouvelle: "C'est là que tout a dérapé".

De manière plus locale, le lecteur goûtera "La malédiction du Vaudois", nouvelle dans laquelle l'écrivaine donne aux tours de langage vaudois leurs lettres de noblesse littéraire. Cela, en mettant en scène un Bolomey "bien de chez nous" placé face à un Bernois bien épais, cadre dans un bureau postal, perçu comme un intrus. Il est permis de penser que dans ce bureau postal, se rejoue le lien de sujétion qui a caractérisé, jusqu'à Napoléon Bonaparte, les relations entre Berne et Vaud. Dès lors, le discours troussé par le subordonné vaudois à l'attention de son supérieur hiérarchique vaudois sonne comme une vengeance qui se mange froid, avec l'accent. Il n'empêche: la chute ne manquera pas de surprendre...

Les relations interpersonnelles au travail sont du reste l'un des éléments récurrents de "L'Air de rien". On pense bien sûr au malentendu qui dénoue l'intrigue de "Question d'entretien", mais aussi au jeu de pouvoir qui se met en place dans "Juste fiel" ou aux rapports hiérarchiques dessinés dans la nouvelle "L'air de rien", texte aux accents policiers et liégeois qui donne son titre au recueil. Ah, justement, en parlant de Liège: il est permis de penser que les rapports humains au travail sont un tropisme pour l'écrivaine vaudoise, qui avait signé, pour le recueil collectif de nouvelles "Strip-tease" commandité par la police de Liège, une habile histoire de strip-tease exécuté au bureau face à un collaborateur supposément aveugle: c'était en 2011 et la nouvelle s'intitulait "A tâtons".

Des humains d'ici et d'ailleurs, dessinés sans esbroufe, dans le souci constant d'en dessiner l'humanité dans ce qu'elle a de plus beau ou de plus médiocre: voilà les personnages que le lecteur de "L'Air de rien" va côtoyer l'espace de quelques heures de lecture. L'écriture peut s'avérer neutre, joliment ironique ou franchement musicale, familière dans les dialogues s'il le faut: elle s'adapte à tout, fait même sienne le verbe haut en couleur d'un inconditionnel de Johnny Hallyday. Avec un sourire en coin, l'écrivaine fait ainsi jaillir, en quinze nouvelles, toutes les couleurs que recèlent la vie de tous les jours.

Hélène Dormond, L'air de rien, Lausanne, Plaisir de lire, 2018.

Le site d'Hélène Dormond, celui des éditions Plaisir de lire – merci pour l'envoi!

lundi 26 février 2018

Les Chroniques de St Mary: à l'école des voyages dans le temps

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Jodi Taylor – Réinventer le voyage dans le temps, thème littéraire des plus classiques. C'est l'ambition de la romancière anglaise Jodi Taylor. Nés dans le monde de l'auto-publication, les neuf volumes des "Chroniques de St Mary" ont rapidement trouvé leur lectorat dans le monde anglo-saxon. Et le premier tome de la série, "Un monde après l'autre", vient de paraître en français aux éditions Hervé Chopin, dans une traduction signée Cindy Colin Kapen. Voyons ce qu'il en est...


Simple et géniale, l'idée de départ séduit d'emblée: alors que souvent, les romans mettant en scène des voyages dans le temps ont des airs de balade touristique, dans "Un monde après l'autre", de telles expéditions se préparent. Tout commence donc dans une école, rattachée à un institut secret entièrement spécialisé dans le voyage dans le temps: ambiance "école des sorciers" garantie! L'auteure pense à tout, imagine une formation tous azimuts et donne à voir les risques des voyages dans le temps, des risques qu'il faut anticiper.

Suit la description de trois expéditions fort diverses, étalées sur cinq ans. Elles s'avèrent flamboyantes, bien pensées aussi: pour que le lecteur s'y croie, l'écrivaine recrée les ambiances, mais aussi les odeurs, les gens, les lieux. Enfin, les gens... quand on est à l'époque des dinosaures, ce sont plutôt les bêtes qu'on voit évoluer, et leur description, saisissante, ne laisse là non plus rien au hasard: haleine douteuse, caca bien lourd, caractère de prédateur, tout y est. Et les tomes à venir promettent d'autres voyages, sans doute; au risque de se répéter?

En tout cas, pour éviter que "Un monde après l'autre" se contente d'être une succession de voyages, l'auteure s'intéresse au microcosme des historiens, techniciens et autres personnes qui font fonctionner l'institut. Elle campe des personnages aux caractères bien tranchés, et orchestre adroitement leurs interactions, volontiers vigoureuses ou passionnées. Il y a même des luttes de pouvoir, des manigances qui captivent, des voyageurs temporels concurrents. "Un monde après l'autre" fait ainsi figure d'exposition, permettant au lecteur de se familiariser avec un monde présenté comme vraiment à part.

L'écrivaine esquisse par ailleurs une réflexion sur la finalité même du voyage dans le temps: cela doit-il rester une chasse gardée scientifique, ou peut-on en faire un objet de tourisme pour bourgeois fortunés? Le safari au temps des dinosaures, organisé par les méchants de l'histoire, interpelle à ce sujet. On l'a compris, "Un monde après l'autre" est du côté de la science, et soit dit en passant, ce livre a aussi quelques mots critiques à l'encontre des religions, comme ça, en passant.

Enfin, l'histoire est racontée à travers la personne de Madeleine Maxwell, alias Max, et sa manière de raconter s'avère rapide, volontiers ironique, empreinte d'autodérision: qu'il soit potache, ironique ou grinçant, l'humour affleure en plus d'un endroit du roman. Le personnage de Madeleine Maxwell demeure par ailleurs suffisamment mystérieux ("passé trouble et futur précaire", dit sa présentation), sous ses dehors d'historienne modèle et surdouée, pour offrir le point de départ d'un grand nombre d'histoires pour les tomes à venir des "Chroniques de St Mary": peut-être que pour Madeleine Maxwell, explorer le passé des hommes impliquera d'éclairer son propre passé. 

"Un monde après l'autre" s'arrête en effet alors que tout n'est pas encore expliqué: ce roman appelle une suite, d'ores et déjà annoncée. Cette incomplétude est assumée par la toute dernière phrase: "Pas tout à fait la fin – plutôt une sorte de pause..." A suivre donc!

Jodi Taylor, Un monde après l'autre, Paris, Hervé Chopin, 2018, traduction de Cindy Colin Kapen. 

Lu par BelledenuitRosalie.

dimanche 25 février 2018

Dimanche poétique 341: Bernard Waeber

Idée de Celsmoon.

Emmène-moi
où naissent les couleurs,
dans le secret de l'arc-en-ciel
et du caméléon.

Emmène-moi
où naissent les sons,
sous la pierre du ruisseau
et le feu de l'orage.

Emmène-moi
où naissent les parfums,
dans la nudité des fleurs,
sous les caresses du vent.

Emmène-moi
où naissent les souvenirs,
dans l'antre du plaisir,
à l'écart du temps.

Bernard Waeber (1948- ), Les petits pas, Paris, Editions Baudelaire, 2016.

vendredi 23 février 2018

Il était une fois un ranch, quelque part en Limousin...

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Serge Vacher – C'est un petit pays, le Limousin. Peut-être même qu'il a perdu son nom lors du remaniement des régions impulsé par François Hollande il y a quelques années. Peu importe: c'est un pays assez grand pour qu'un instituteur, Serge Vacher (1957-2013), puisse y concevoir une intrigue policière. Pas facile d'être un héritier: tel est le propos de son roman "Le Ranch Of Léon". Et le ranch, objet de l'héritage – en somme une grosse ferme – se situe à Dompierre-les-Eglises. Sympa... sauf qu'il y a un cadavre dans le placard. Pour de vrai. Celui de M'sieu le Maire, même, pour tout dire, excusez du peu.


L'intrigue du roman "Le Ranch Of Léon" apparaît ramassée, relatée sur moins de deux cents pages. Elle n'en est pas moins riche, en ce sens qu'elle donne à voir la province profonde, celle qu'on ne découvre pas par hasard. En particulier, que ce soit à Limoges ou au village, l'auteur excelle à décrire sans lourdeur, de façon ciblée, les ambiances de bistrots, ces lieux où l'on parle de politique, endroits de rituel et de conviction où, parce que l'on est viscéralement anticlérical, il est hors de question que pénètre un journal du groupe de presse Hersant, d'essence catholique. Surtout, ce sont des lieux où les amitiés, voire les amours se nouent.

Et John-Léon Combes s'ennuie... jusqu'à l'héritage. John-Léon? Voilà un prénom bien trouvé, qui illustre à merveille un personnage qui assume le grand écart entre son ascendance provinciale profonde, confinée, et un goût immodéré pour l'Amérique des grands espaces, qui se traduit, entre autres, par sa moto: il suffit de fermer les yeux pour voir en lui un jeune Johnny Hallyday, baroudeur qui n'a pas perdu le goût du bon vin d'ici. L'Amérique des ranches, celle des grands espaces et du rock'n'roll, fait rêver; elle rayonne aussi dans les surnoms à l'américaine de certains noms de personnages, voire dans le nom du bar "Quipsèque" (keepsake). Elle fait aussi contraste avec la vie qu'on mène dans des localités qui périclitent mais ou il faut bien vivre.

Comment vivre avec un cadavre dans le placard? Telle est la question de ce roman. Avec son voisin, John-Léon, le communiste devenu propriétaire (c'est gênant, d'ailleurs: "la propriété, c'est le vol", rappelle un personnage au coin du bar...) mène l'enquête pour savoir ce qui a mené le corps du maire dans sa cave, entre deux quilles sympathiques. Parallèlement, l'écrivain dessine le portrait d'un élevage porcin pas très réglo, mais parfaitement légal, quitte à forcer un peu. Et le portrait s'avère précis, documenté: filière d'abattage, cochons drogués (auxquels il donne même la parole, ce qui donne deux pages d'anthologie...), entreprise de consulting véreuse, architecte spécialisé, tout y passe. On le conçoit volontiers, les porcs seront libres à la fin du roman... mais ça sent quand même un peu le lisier, et l'auteur l'assume. Tout en suggérant, bien sûr, que les pires porcs ne sont pas forcément ceux qui ont une queue en tire-bouchon.

Techniquement, l'enquête a un peu de jeu, il faut bien l'admettre; cette liberté, ce flou, est amenée par des policiers qui se la jouent copains et aiment autant s'intégrer à la vie de village que faire leur métier. On est loin de la police scientifique et du professionnalisme froid! Le choix des boissons consommées par les agents s'avère révélateur, celui qui reste sobre paraît le plus sérieux du binôme. Mais quand l'amour s'en mêle, peu importe d'où vient l'ivresse...

Sous-tendu par un tropisme écologiste assumé, quitte à paraître un brin manichéen (après tout, "Le Ranch of Léon" oppose un industriel pollueur sans scrupules et un héritier qui ne demande qu'à vivre à la ferme comme un néo-rural avide d'air pur qu'il est devenu), porté par une langue qui sait se faire canaille quand il faut, "Le Ranch of Léon" est un roman rapide qui assume son côté terroir, sans pour autant insister: Dompierre pourrait se situer partout ailleurs en France, avec son bistrot aux rituels bien huilés qui représente le dernier lieu où l'on fait société dans un village qui se meurt. Annoncé par un titre qui mêle anglais et français, "Le Ranch of Léon" suggère une ouverture sur l'Amérique, mais c'est surtout sur la France rurale que l'auteur promène son regard. Une France qui dépérit, que les industriels lorgnent pour fabriquer des produits du terroir factices, et que des néo-ruraux, avec leurs défauts et leurs qualités, s'entendent à faire revivre.

Serge Vacher, Le Ranch of Léon, Paris, Après La Lune, 2011.

mercredi 21 février 2018

Ganga, du polar à l'au-delà, du Gers à Bali

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Lucie Brasseur – Que les lecteurs de "Ganga" soient avertis: l'intrigue les fera voyager sur deux continents et faire le grand écart entre la France profonde, représentée par Auch, dans le Gers, l'Indonésie et le sous-continent indien. C'est ce décor ambitieux que l'écrivaine Lucie Brasseur a choisi pour son deuxième roman, à la fois résolument exotique et ancré dans un certain terroir français profond.


C'est à travers le personnage de Marc Delvingt que le lecteur découvre progressivement les tenants et aboutissants d'une intrigue aux allures de thriller. Marc Delvingt, avec tous ses défauts de jeunesse et son caractère d'artiste contrarié, s'avère attachant: on le voit voyager, diriger plutôt mal que bien l'entreprise familiale, et dévoiler peu à peu, ma foi, sa face d'ombre. Cela, à partir d'un point de départ impeccable en apparence: la confiserie familiale Delvingt est au bord de la faillite, et il faut s'ouvrir à l'international.

Mais soudain, les cadavres s'entassent autour de Marc Delvingt, et la police, vraie ou fausse, s'intéresse à ce qui se passe. Marc Delvingt devient un suspect: est-il vraiment le gendre idéal? L'écrivaine creuse la personnalité de ce personnage, lui prêtant une vie conjugale morne, et dessine avec finesse un personnage tiraillé entre une vocation de poète ou d'écrivain voyageur et la facilité que représente l'option de la reprise de l'entreprise familiale, défendue par son père Pierre. Un père au verbe haut (on traque ses répliques avec gourmandise...) qui considère que son fils est un vaurien, mais qui, poussé par les circonstances, va se rapprocher de lui.

Autour d'eux, se dessine une intrigue policière étrange, conduite par une équipe locale rapidement mise sur la touche, doublée par ailleurs par une brigade non identifiée qui pourrait bien être criminelle. Reste qu'avec leurs propres moyens, les policiers d'Auch mènent l'enquête, qui va les mener jusqu'en Asie.

Le lecteur va voyager, ai-je annoncé. Pour ce faire, l'auteure n'hésite pas à jouer la couleur locale au besoin. On découvre ainsi quelques lieux notables d'Auch, cités sur un ton de connivence: l'auteure semble parler à ceux qui connaissent; on aimera le "Adishatz" en page 11, qui signifie "Adieu" et que Louise Noëlle Lavolle orthographiait naguère "Adichats" dans "L'Etang perdu", ou les "pousterles", ruelles médiévales typiques du Gers. Elle se fait encore plus démonstrative lorsqu'elle parle de l'Inde ou de l'Indonésie, n'hésitant pas à faire usage des termes locaux précis pour dire des réalités lointaines, vêtements ou édifices, et souligner une couleur locale.

Reste que l'actualité, telle que le monde la connaît, prend aussi place dans "Ganga", au travers d'événements terroristes ayant eu lieu à Bali. C'est sur cette base que la romancière construit l'élément le plus mystérieux de son roman, mystérieux parce qu'il touche au sacré et à l'ésotérisme. Certains aspects apparaissent ainsi évidents pour des personnages mis en scène en Indonésie, baignant dans une culture qui prend en compte l'au-delà et les esprits, mais échappent aux personnages français, cartésiens, qui s'y confrontent – la vision du charnier de Kalikut, vu comme un lieu à éviter, hanté peut-être, en est un bel exemple. Esotérisme, ai-je dit: cet élément traverse "Ganga", peu ou prou, quitte à servir de solution surnaturelle à certains éléments de l'intrigue policière. Il sera donc question d'un village protégé par les dieux, de conjonction des planètes, et même de svastikas: celles-ci sont-elles des croix gammées nazies ou le symbole usuel d'une religion lointaine?

On l'a compris: "Ganga" est un roman riche qui regarde vers l'au-delà. Parfois, il s'avère un peu lent, désireux qu'il est de tout expliquer, au besoin en juxtaposant des synonymes ou en abusant de phrases longes. Le lecteur retiendra de ce livre les ambiances en demi-teinte que permet la possibilité que l'auteure se donne de faire intervenir le sacré, qu'il soit chrétien, hindou ou tout autre. Il en retiendra aussi le portrait remarquable du personnage de Marc Delvingt qui, sous ses airs de garçon velléitaire rentré dans le rang, traîne un passé sentimental surprenant et d'étonnantes casseroles que "Ganga" révèle peu à peu. Ainsi se fissure la belle devanture d'une confiserie de province...

Lucie Brasseur, Ganga, Lectoure, Yakabooks, 2016.

Le site de Lucie Brasseur, celui des éditions Yakabooks. Lu en partenariat avec Simplement.Pro.


lundi 19 février 2018

Carlota Fainberg, la mystérieuse femme blonde de l'hôtel

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Antonio Muñoz Molina – Ce n'est pas un livre tout récent: publié en 1999, "Carlota Fainberg" a paru en traduction française en 2001. Il s'agit d'un court roman, soigneusement troussé, écrit par le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina. La traduction est soignée aussi, offrant au lecteur francophone un moment de lecture dense et idéal, au travers d'une intrigue qui emprunte au fantastique et à l'ironie. Reste à savoir de quoi l'on parle...


Des inconnus qui se parlent dans un lieu où ils sont coincés, alors que tout les séparerait en d'autres circonstances: voilà un début de roman classique. Marcelo, employé stratégique d'une chaîne hôtelière, ouvre donc la conversation avec Claudio, professeur d'université spécialiste de Jorge Luis Borges, à l'aéroport américain de Pittsburgh pris dans une tempête de neige. Marcelo et Claudio, c'est la collision entre deux univers: Claudio l'introverti, déjà intoxiqué par les usages sophistiqués des Etats-Unis où il enseigne, et Marcelo, la grande gueule au machisme décomplexé. Leur seul point commun: ils sont tous deux Espagnols.

L'auteur a le génie de donner à chacun de ces deux personnages une voix bien caractéristique, que ce soit dans leurs répliques ou dans la narration proprement dite. La tchatche de Marcelo s'impose, extravertie, agaçante aussi, mais également fascinante par son habileté à raconter: Claudio, le professeur, ne peut s'empêcher d'être happé, tout en analysant le discours de son interlocuteur sous toutes ses formes, dans une réflexion qui caricature les études littéraires modernes. Ayant pris les (mauvais) plis de la vie aux Etats-Unis, il ne peut s'empêcher de penser par anglicismes, qui peuvent énerver aussi, mais sont parfaitement pertinents en somme, cache-misère qu'ils sont de l'Européen désireux de singer l'Américain à des fins d'intégration. Et par moments, enfin, l'auteur prend du recul et opte, dès lors, pour une voix neutre, peu caractérisée.

Et Carlota Fainberg, alors? Voilà l'essentiel du propos de Marcelo, qui n'a qu'une envie, qui occupe toute la première moitié du premier roman: raconter 48 heures d'érotisme intense et torride partagées il y a plusieurs années avec cette femme, montrée comme la plus belle qui soit. Une beauté trop grande pour être réelle? Une apparition? Il est permis de le croire, et l'auteur joue dans une certaine mesure sur cette ambiguïté. Cela, d'autant plus que l'union entre Carlota et Marcelo a lieu dans un hôtel décrépit, malade, qu'on pourrait presque croire hanté: le Town Hall de Buenos Aires. Et pour donner de la profondeur à Marcelo, l'auteur dessine aussi ce que ce dernier ressent à tromper sa femme, énonçant ses piètres justifications. L'épouse constate certaines choses, et l'ambiguïté est levée. Vraiment?

Voyons: Claudio, le professeur d'université, va aussi loger au Town Hall de Buenos Aires. Et il va, bien sûr, rencontrer Carlota Fainberg à son tour. Là, la rencontre est plus évanescente, plus incertaine: on lui dit qu'elle est morte, et que l'hôtel va aussi fermer, victime de la crise, alors que celle-ci s'est résorbée. Peut-on penser en revanche qu'un fantôme peut influencer une carrière universitaire? A la manière d'un David Lodge, l'auteur boucle le roman en caricaturant avec férocité les travers d'un milieu universitaire porté sur un politiquement correct mâtiné d'aléatoire et qui fait peur.

Court, dense et habile, "Carlota Fainberg" est le roman de la collision entre deux univers: celui, sophistiqué, d'une université engoncée dans les nouveaux préjugés issus du politiquement correct, incarné par un Claudio prisonnier d'un système moisi contre lequel il n'ose pas se révolter, et celui, tout à fait nature, d'un commercial qui se contente de faire son métier sans se poser de questions excessives. On peut trouver le personnage de Marcelo énervant, certes; mais force est de constater que d'une certaine manière, en lui donnant le rôle du bonhomme naturel et empreint de gros bon sens, capable de raconter des histoires comme tout écrivain qui se respecte, l'auteur fait de lui, nolens volens, la figure masculine la plus sympathique de ce roman.

Antonio Muñoz Molina, Carlota Fainberg, Paris, Seuil/Points, 2002. Traduction par Philippe Bataillon.


dimanche 18 février 2018

Dimanche poétique 340: Jorge Luis Borges

Idée de Celsmoon.

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Loin de la mer et de la superbe guerre,
Car c'est ainsi que l'amour célèbre ce qu'il a perdu,
Le boucanier aveugle épuisait
Les terreux chemins d'Angleterre.

Sous les aboiements des chiens de ferme,
Risée des garçons du village,
Il dormait d'un sommeil perclus et crevassé
Dans la noire poussière des caniveaux.

Il savait qu'en de lointaines plages d'or
Lui appartenait un trésor caché
Et cela soulageait son déplorable sort;

Toi aussi, en d'autres plages d'or
T'attend incorruptible ton propre trésor:
La vaste et vague et nécessaire mort.

Jorge Luis Borges (1899-1986), L'Auteur. Cité dans Antonio Muñoz Molina, Carlota Fainberg, Paris, Points, 2002, traduction de l'espagnol par Philippe Bataillon.

vendredi 16 février 2018

"IntempOralité", une belle brassée de poèmes sur les thèmes de toujours

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Catherine Gaillard-Sarron – Parler en séquences rythmées, brèves et intenses, du temps qui passe, de l'âge, des choses de la vie, de l'amour, n'est-ce pas l'une des vocations de la poésie? L'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron s'est lancée dans ces sujets avec "IntempOralité", son tout dernier recueil de poésies. La musique de ces poèmes est belle et sereine comme un soleil couchant.

"IntempOralité": oui, dans le mot "intemporalité", il y a "oralité". C'est quelque chose que tout le monde peut constater, avec un peu d'attention – mais est-on toujours attentif? Cette particularité, la poétesse a choisi de la mettre au jour. Ainsi, le titre donne tout son sens au recueil: la poésie est un art oral, et l'auteure invite le lecteur à lire ses poèmes à haute voix. Et ceux-ci, en abordant des thèmes de toujours, constituent autant de tentatives de dépasser le caractère forcément fini, mortel, de l'être humain. Et justement: vaincre la mort, la transcender, est l'une des vocations de l'art.

Les poèmes du recueil "IntempOralité" sont réunis de manière thématique et abordent, nous l'avons dit, des sujets classiques, reflets de la finitude de l'homme. La poétesse s'inscrit cependant dans une tradition qui la transcende, celle des poètes d'hier et d'aujourd'hui: d'emblée, son poème "La Faille", qui ouvre le recueil, fait immanquablement manquer au "Dormeur du Val" d'Arthur Rimbaud. Un Rimbaud qui serait devenu sage, cependant: tout commence sur un rythme semblable au célèbre poème, mais tout s'achève non pas sur la mort, mais sur le rayonnement de la vie: "La faille d'où jaillit ma lumière intérieure..." Le choix de l'auteure de citer en exergue les grands poètes d'hier constitue une autre manière de s'inscrire humblement dans une tradition qui dépasse une seule vie humaine.

Plus précisément, l'auteure évoque dans ses poèmes les petites choses qui font la vie. Ce sont des arbres, et l'on voudrait être comme eux ("Je voudrais être un arbre..."), des lieux connus comme Fougères (France) ou Chamblon (Suisse) où souffle le joran. Il y a aussi les pierres, les odeurs de sous-bois, les fraises des bois même ("Dame Fraise"). Autant de choses fragiles auxquelles la poésie de l'auteure donne un supplément d'âme, par son simple et beau regard humain. En contrepoint, l'auteure reconnaît par ailleurs la possibilité d'une transcendance, d'un dieu nommé par périphrases. 

Privilégiant le plus souvent des structures à quatre temps (en particulier les quatrains), l'auteure installe au fil des poèmes un rythme coutumier et lui aussi serein. Une impression de sérénité renforcée par l'usage modéré de la ponctuation. Dès lors, les poèmes qui s'écartent de ce schéma, tels "Trans-déshumanisation", construit en tercets de vers impairs, se détachent de l'ensemble, attirant l'attention du lecteur. Cela, de même que les points d'exclamation qui émaillent, fort justement, "Elan vital". Reste que l'auteure choisit de conserver une certaine souplesse dans sa versification, globalement sans compromettre leur musique. 

Le recueil de poésies "IntempOralité" invite donc le lectorat à se baigner dans un univers serein, fait de toutes ces choses dont on parle depuis toujours en littérature, qu'on sait fugaces et qu'on voudrait immortelles. L'art de la poétesse y contribue, au fil de soixante-dix poèmes. Pourquoi ne pas s'y plonger?

Catherine Gaillard-Sarron, IntempOralité, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2017.

Le site de Catherine Gaillard-Sarron. Merci à elle pour l'envoi!

jeudi 15 février 2018

Un festin en paroles, ou les mots pour dire la bonne chère

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Jean-François Revel – C'est surtout en tant que philosophe libéral, pourfendeur des travers du socialisme, que l'on connaît Jean-François Revel. On lui connaît moins, en revanche, le goût de la bonne chère et de l'étude de la cuisine à travers les âges. Certes, "Un festin en paroles" est un ouvrage que l'auteur, membre de l'Académie française décédé en 2006, a rédigé par plaisir durant ses vacances. Mais cela n'enlève rien à l'érudition passionnée qui le traverse, et qui fait de ce succulent petit livre un délice de lecture – soigneusement écrit, ce qui ne gâche rien.

L'auteur l'assume d'emblée: le propos peut paraître péremptoire, à des lecteurs assez souples avec les affaires de table. En particulier, on peut s'étonner de son acharnement envers les kirs ou les communards, héritiers d'une tradition qui lui paraît dépassée, celle des mélanges permettant de valoriser un vin médiocre. On sera surpris aussi du dégoût de l'auteur pour les amuse-bouche, qu'il considère comme la forme finalement dégénérée des hors-d'œuvre d'autrefois – des hors-d'œuvre dont il pense retrouver l'esprit dans les tapas espagnoles. Ce ton parfois intransigeant se fonde cependant sur une vision exigeante de l'histoire de la gastronomie, de l'époque romaine jusqu'au milieu du vingtième siècle. Une vision franco-centrée aussi, il faut le relever, mettant en évidence toute l'envie de technique culinaire française, prompte à rayonner dans le monde entier.


"Un festin en paroles" adopte une approche strictement chronologique, en effet. Comme son nom l'indique, ce livre s'appuie sur les écrits qui ont fait l'histoire de la grande cuisine. L'auteur ne cache pas les limites du procédé, par exemple la difficulté que peut avoir le lecteur d'aujourd'hui à imaginer la saveur des recettes d'hier. Quel goût peuvent bien vraiment avoir, par exemple, les préparations d'Apicius ou celles de Taillevent? Celles-ci sont cependant abondamment citées, stimulant l'imagination du lecteur. Au passage, l'auteur corrige certaines idées reçues, telles que l'influence un brin surévaluée de la cuisine italienne sur la cuisine française au temps des Médicis: selon lui, en ce temps-là, les usages de la table restent encore largement tels qu'ils étaient au Moyen Âge. 

Les éléments qui entourent la bonne chère font aussi l'objet de l'attention de l'auteur, qui situe au temps de l'apparition des établissements de restauration tels qu'on les connaît, à la fin de l'Ancien Régime, peu à peu déclinés en brasseries rapides et bruyantes et restaurants plus calmes où l'on prend son temps, l'émergence des figures du gastronome et du critique. L'auteur cite bien sûr Brillat-Savarin, mais aussi Grimod de la Reynière, initiateur plus ou moins intègre des critiques gastronomiques et auteur du bon mot: "Le fromage est le biscuit de l'ivrogne". Et bien sûr, l'auteur aborde aussi les questions des bonnes manières à table et des livres de cuisine. Pour chacun de ces aspects, les citations d'ouvrages d'époque sont nombreuses et généreuses. 

Enfin, "Un festin en paroles" accorde une place de choix à Antonin Carême, immense chef du dix-neuvième siècle. L'auteur le situe au cœur d'une dynamique qui, peu à peu, professionnalise la grande cuisine et, par sa complexité, la rend inaccessible à tout praticien amateur, fût-il habile de ses mains – ce qui va de pair avec des évolutions techniques telles que l'apparition du four à plusieurs feux. Ainsi est consacrée l'opposition entre une cuisine familiale, traditionnelle, solidement ancrée dans son terroir et nécessairement conservatrice, et une cuisine de restaurant organisée sous la férule d'un chef, qui donnera le jour à la nouvelle cuisine et à la cuisine internationale, vue comme aisément exportable puisqu'elle relève davantage de techniques que de produits de terroir qui, estime l'auteur, exigeant toujours, supportent mal le voyage ou la substitution. 

Paru pour la première fois en 1975, "Un festin en paroles" ne parle pas des tendances qui ont marqué la fin du vingtième et le début du vingt et unième siècles, telles que la cuisine moléculaire, la bistronomie ou la fusion food. Il est toutefois aisé de relever que pour l'auteur, elles sont, du moins pour la grande cuisine, l'exigeante, un prolongement de l'art d'Antonin Carême. A l'autre bout du prisme, il ne sera pas question non plus des évolutions des habitudes de table (restauration rapide), ni du végétarisme et de ses avatars actuels, parfois radicaux. Tout au plus sera-t-il question de terroirs, ainsi que du regret de l'appauvrissement des denrées disponibles. En une conclusion apéritive, l'auteur donne quelques notes douces-amères en guise d'envoi, déplorant la disparition des soupes, des hors-d'œuvre et des légumes. Ont-ils su revenir sur les tables? Bonne question, qui conclut un ouvrage richement documenté, fourmillant d'anecdotes, qui mériterait, en somme, un appendice rendant compte des quarante dernières années de tradition culinaire française et mondiale. 

Jean-François Revel, Un festin en paroles, Paris, Tallandier/Texto, 2007, édition revue et augmentée. Première édition 1978. Préface de Laurent Theis, note de l'éditeur par Jean-Claude Zylberstein. 

Le site des éditions Tallandier

mercredi 14 février 2018

"Une histoire française", la parole à ceux qui se sont mis en marche

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Laurence Biava – En marche! Tel a été le mot d'ordre de plus d'un Français en amont de la dernière élection présidentielle française, alors que la campagne faisait rage. Fallait-il se résigner à accepter les candidats les plus en vue? Une représentante de la droite dite nationaliste, ou un homme venu de la droite républicaine, pour réaliser l'alternance? Rejetant cette alternative, certains citoyens se sont lancés dans le sillage du jeune Emmanuel Macron. L'écrivaine Laurence Biava a choisi d'inviter certains d'entre eux à exprimer ce qui les a motivés à se mettre en marche derrière l'actuel président de la république française. Au nombre de 58, ces témoignages ont paru dernièrement sous le titre "En marche! Une Histoire Française".

Qui sont ces témoins? Laurence Biava a donné la parole à des personnes le plus souvent engagées dans la dynamique de "En marche!", en qualité par exemple de "helpers" ou de cadres. Il y a aussi, dans celles et ceux qui s'expriment, des soutiens presque anonymes. De plus, Laurence Biava recueille des témoignages en provenance de la région parisienne, mais aussi de plus loin. Et derrière les noms, on devine les profils les plus divers: femmes, hommes, jeunes gens, personnes âgées, banlieusards, etc. Certains d'entre eux ont même pris la plume à plus d'une reprise pour dire leur ressenti. 

Ces témoignages ont un point commun: l'enthousiasme et l'envie de mettre en place autre chose que ce qui est programmé. Ils sont cependant tous divers, reflétant la diversité de leurs auteurs. On lira ainsi un manager qui exprime, avec ses mots et sa structure de pensée de manager, ce qui a été fait. Le lecteur découvrira aussi les reflets des meetings, vécus de l'intérieur par celles et ceux qui y ont assisté. Quelqu'un dévoile même le secret de la voix particulière avec laquelle Emmanuel Macron a lancé un jour "Parce que c'est notre projet!".

Certains témoins assument le fait de s'être mis "en marche" par rejet au moins autant que par approbation, ou parce que pour eux, le populisme ne doit pas triompher comme il l'a fait aux Etats-Unis avec Donald Trump ou au Royaume-Uni avec le Brexit. Au fil des pages, le "macronisme" de barrage s'exprime donc autant que celui d'adhésion. Une adhésion qui se fonde sur l'histoire de France et sur les tendances, qualités et caractéristiques qu'on prête à Emmanuel Macron: plus d'une fois, Michel Rocard est cité – et plus d'une fois, on salue le pragmatisme du candidat, gage de modernité face à des politiciens installés que les témoins considèrent comme dogmatiques ou fonctionnant selon un logiciel usé, pour ne pas dire ringard. Enfin, un simple contact avec Emmanuel Macron a convaincu plus d'un témoin à s'engager en politique, parfois pour la première fois. 

Convaincus, les auteurs des témoignages le sont assurément, et l'écriture, riche en majuscules et en points d'exclamation éclatants, le confirme. Convaincants? Gageons qu'ils parleront surtout à des lecteurs persuadés dès le début qu'Emmanuel Macron est le bon choix pour la France d'aujourd'hui et de demain. Au président, à présent, à travers ses œuvres, de ne pas décevoir! "En marche! Une Histoire Française" apparaît dès lors comme une manière originale de capter une dynamique politique, à un moment de l'histoire de la Cinquième république considéré comme unique. Originale, parce que plutôt que de se limiter à porter la voix de ceux qu'on entend déjà beaucoup, elle offre une tribune aux électeurs et aux petites mains qui, conjuguant leurs efforts, ont soulevé les montagnes afin de gagner une élection.

Laurence Biava, En Marche! Une Histoire Française, Nice, Ed. Ovadia, 2017.

Le site de Laurence Biava, celui des éditions Ovadia. Merci pour l'envoi!

dimanche 11 février 2018

Dimanche poétique 339: Théodore de Banville

Idée de Celsmoon.

Ballade pour la servante du cabaret

Ami, partez sans émoi ; l'Amour vous suit
Pour faire fête à votre belle hôtesse.
Vous dites donc qu'on aura cette nuit
Souper au vin du Rhin, grande liesse
Et cotillon chez une poëtesse.
Que j'aime mieux dans les quartiers lointains,
Au grand soleil ouvert tous les matins,
Ce cabaret flamboyant de Montrouge
Où la servante a des yeux libertins !
Vive Margot avec sa jupe rouge !

On peut trouver là-bas, si l'on séduit
Quelque farouche et svelte enchanteresse,
Un doux baiser pris et donné sans bruit,
Même, au besoin, un soupçon de caresse ;
Mais, voyez-vous, Margot est ma déesse.
J'ai tant chéri ses regards enfantins,
Et les boutons de rose si mutins
Qu'on voit fleurir dans son corset qui bouge !
Sa lèvre est folle et ses cheveux châtains :
Vive Margot avec sa jupe rouge !

J'ai quelquefois grimpé dans son réduit
Où le vieux mur a vu mainte prouesse.
Elle est si rose et si fraîche au déduit,
Quand rien ne gêne en leur rude allégresse
Son noble sang et sa verte jeunesse !
Le lys tremblant, la neige et les satins
Ne brillent pas plus que les blancs tétins
Et que les bras de cette belle gouge.
Pour égayer l'ivresse et les festins,
Vive Margot avec sa jupe rouge !


Prince, chacun nous suivons nos destins.
Restez ce soir dans les salons hautains
De Cidalise, et je retourne au bouge,
Aux gobelets, aux rires argentins.
Vive Margot avec sa jupe rouge !

Théodore de Banville (1823-1891), Trente-six ballades joyeuses. Source: Poésie.Webnet.

lundi 5 février 2018

Bertrand Schmid, vers des ailleurs plus ou moins étranges

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Bertrand Schmid – Quatre nouvelles, voilà ce que propose, dans son recueil "Autres ailleurs", l'écrivain suisse romand Bertrand Schmid. Remarqué par ailleurs pour sa traduction de l'antique satire hellénistique "La Batrachomyomachie", l'écrivain révèle dans son dernier ouvrage le talent d'un écrivain qui goûte une écriture soignée, léchée, pensée jusqu'au dernier mot. Une écriture qui ne recule ni devant l'helvétisme, ni devant le néologisme lorsqu'il sonne juste.


"Wäre ich ein Berliner": le titre de la première nouvelle de ce recueil est tout un programme. Elle renvoie naturellement au mot célèbre de John F. Kennedy. Mais l'utilisation du subjonctif "Wäre" sème le doute. Et ce doute s'éclaire lorsque le lecteur découvre le personnage principal de la nouvelle, Khachik, un Arménien échoué à Berlin-Est. Khachik mène une vie assez ennuyeuse dans la capitale de Berlin-Est, et il est permis de penser au "Désert des Tartares" de Dino Buzzati en lisant son histoire.

Et surtout (d'où le subjonctif), il est en panne d'identité: à Berlin, il n'est pas un Allemand, et les Allemands le considèrent comme un Russe, suppôt de l'occupant soviétique; et les communistes ne le considèrent pas non plus tout à fait comme l'un des leurs, ne serait-ce que parce qu'il ne parle pas très bien le russe. Et les différences entre les personnages sont soulignées par le choix de transcrire les dialogues en russe ou en arménien, en fonction de celui qui parle, donnant au lecteur l'impression d'identités qui se côtoient et ne se comprennent pas.

Les ailleurs des trois autres nouvelles sont plus flous, ce qui peut s'avérer déroutant: on se demande vers où part le train dans "Ailleurs", comme du reste les personnages de la nouvelle, qui sacralisent la possibilité d'un voyage idéalisé à bord des trains mystérieux. Le voyage va mener vers l'amante d'un personnage principal. Et l'auteur accorde un soin tout particulier à décrire l'amante au moment où elle accueille celui qui lui rend visite. Un moment flamboyant de cette nouvelles, certes, d'un point de vue stylistique; mais on peut regretter que cela se fasse au prix d'une perte de spontanéité. Le reste de la nouvelle relate l'installation de l'homme, au bout des rails qui l'ont amené là, dans un coin qui pourrait être la France.

L'ailleurs de "Larmes de crépuscule" est encore plus étrange, avec des personnages déroutants qu'on découvre peu à peu. Ce sont des marginaux: voilà un voyage que tous les lecteurs n'ont pas entrepris, celui des marges de la société, là où l'on se drogue, où l'on se moque sans complexe du vendeur du supermarché qui a un regard de travers, où la bière à 8,8% a un goût de champagne (on dit "mousseux", comme dans San-Antonio). Voyage aussi, enfin, dans les titres des sections, qui prennent le nom de drogues aux noms plus ou moins ésotériques: on connaît la cocaïne, mais qu'en est-il de la clozapine?

La quatrième nouvelle du recueil, "D'une route", la plus courte aussi, reprend le thème de la gare. C'est que "Autres ailleurs" est aussi fait de récurrences, entre autres autour de la cigarette, qui prend un sens particulier, manque ou appréciation, dès "Wäre ich ein Berliner". Après avoir fermé ce recueil, le lecteur en conservera le souvenir d'un livre à l'écriture très travaillée, flirtant parfois avec ces limites où le style pour le style, excessivement travaillé, prend le pas sur le souci franc de raconter quelque chose. Heureusement, les histoires, baignées d'un constant flou artistique, savent encore intriguer le lecteur et le pousser à aller plus loin.

Bertrand Schmid, Autres ailleurs, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018. Préface d'Andréas Becker.

Le site de Bertrand Schmid, celui des éditions L'Age d'Homme.


Il en parle aussi: Francis Richard.


Cité dans ce billet: Anonyme, La Batrachomyomachie, Vevey, Hélice Hélas, 2016, traduction du grec par Bertrand Schmid.

dimanche 4 février 2018

Dimanche poétique 338: Albert Samain

Idée de Celsmoon.



Arpège

L'âme d'une flûte soupire
Au fond du pare mélodieux ;
Limpide est l'ombre où l'on respire
Ton poème silencieux,

Nuit de langueur, nuit de mensonge,
Qui poses d'un geste ondoyant
Dans ta chevelure de songe
La lune, bijou d'Orient.

Sylva, Sylvie et Sylvanire,
Belles au regard bleu changeant,
L'étoile aux fontaines se mire,
Allez par les sentiers d'argent,

Allez vite - l'heure est si brève !
Cueillir au jardin des aveux
Les coeurs qui se meurent du rêve
De mourir parmi vos cheveux...

Albert Samain (1858-1900), Au jardin de l'infante. Source: Poésie.Webnet.

vendredi 2 février 2018

Un roman fêlé qui s'écrit aux antipodes

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Jean-Paul Didierlaurent – Un tour du monde, rien de mieux pour se changer les idées! Cela, quitte à suivre une fissure... Voyage au bout de soi-même et au bout du monde à la fois, "La Fissure", dernier livre du romancier à succès Jean-Paul Didierlaurent, est un moment de lecture divertissant, à la fois grave et rigolo. Et surtout, c'est un livre rudement bien construit et qui sait surprendre, sous ses aspects complètement fêlés.

Fêlés? C'est le cas de le dire! Il y a d'abord ce titre intrigant, "La Fissure", qui annonce en somme un élément clé du roman, vu comme un personnage à facettes multiples. Au départ, c'est une fissure dans le mur de la résidence secondaire de Xavier Barthoux et de sa femme, sise à Alzon. Peu de chose? Cela pourrait se réparer, fin de l'histoire. Mais en bon écrivain, l'auteur exploite tout au long du livre l'ensemble des résonances que le mot "fissure" éveille. De la fissure personnelle au bec-de-lièvre, en passant par les fentes qui sont des défauts de fabrication des nains de jardin, tout y passe.

Nains de jardin? Que ceux-ci sont importants dans ce roman! Le lecteur est amené à découvrir le business en déclin du nain de jardin en France, de moins en moins qualitatif, concurrencé par des productions moins onéreuses est moins qualitatives en provenance de pays lointains et, plutôt que d'y voir une critique de ces derniers, il comprendra que le nain de jardin est une ouverture sur monde. Mais avant même la philosophie, pour donner une couleur originale à son roman, l'auteur montre de façon réaliste les secrets de la fabrication d'un nain de jardin dans les règles de l'art: peinture, terre cuite, moulage. Farfelu? Non, essentiel.

C'est que l'auteur instille un soupçon de fantastique dans "La Fissure", par le biais d'un nain de jardin qui entre en dialogue narquois avec son propriétaire, le fameux Xavier Barthoux. Nain de jardin parlant, "Numéro 8" a quelque chose d'une divinité, fût-elle sculptée en des temps ancestraux, et l'auteur marque cette confusion à plus d'une reprise. L'écrivain décrit avec adresse et finesse la relation d'amour-haine, de copinage vache en somme, qui naît entre le nain et Xavier Barthoux. Une relation qui va amener ce dernier à rechercher sa véritable personnalité, jusqu'au bout du monde... aux antipodes, pour être précis.

Les îles Chatham, décrites en seconde partie du roman, existent réellement et dépendent de la Nouvelle-Zélande. L'auteur en donne-t-il une vision fidèle? Pas sûr, mais peu importe. Il est plus important de relever que ces antipodes sont régulièrement décrites comme l'inverse symétrique de ce qui se passe dans la France où Xavier Barthoux, représentant de commerce spécialisé dans les nains de jardin, a vécu la moitié de sa vie. L'élément le plus frappant de cette symétrie est le prénom d'Angèle, sa femme qu'il a délaissée, et qui fait écho, lu à l'envers, au prénom de Legna, la jeune femme qui va l'introduire à la vie aux îles Chatham. Ces reflets inversés sont nombreux dans "La Fissure", et l'écrivain les souligne volontiers, parfois au crayon rouge bien marqué, pour ne laisser aucun doute sur le jeu de miroirs qu'il installe. Le lecteur s'amusera à les débusquer, ce ne sera pas bien difficile...

Ce qui n'empêche pas l'auteur de développer une intrigue amusante et surprenante: chaque péripétie est source de gags. On relèvera avec amusement que Legna, à la fois Suissesse et Néo-zélandaise, ne couche jamais après la première fondue (ce qui fait immanquablement penser à la métaphysique érotique du roman "Mabelle, la mort et la fondue moitié-moitié" de Jacques Guyonnet). On sourit aussi aux quiproquos, mais on reste grave face à la description du peuple aborigène des Moriori, objet d'études pénibles pour les insulaires: c'est une population disparue car trop pacifique face à des colons déterminés. Leur nom est justement l'anagramme à peu près parfaite de "miroir", ce que l'auteur ne manque pas de relever.

Et en somme, la fissure est, pour le personnage principal de "La Fissure", le lieu de passage étroit qui lui permet d'aborder une nouvelle tranche de vie, moyennant un minimum de courage pour tout plaquer. On sourit au personnage d'écrivain que Xavier Barthoux se construit pour être quelqu'un sur l'île: c'est une information qu'il donne comme ça, et qui va vite le dépasser un peu. Mais Xavier Barthoux va finir par se conformer à cette fiction qu'il s'est créée, à sa manière. Et à commencer, enfin, littéralement à l'autre bout du monde, après tant d'années d'un mariage devenu mensonger, à tomber les masques et à écrire sa propre histoire.


Jean-Paul Didierlaurent, La Fissure, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2018.



Le site de l'éditeur – merci à lui et à Agnès Chalnot pour l'envoi!