Lu par Antigone, Leiloona, Winnie The Pooh.
Impossible de ne pas penser à l'histoire de Natascha Kampusch en lisant "Je dansais". Pourtant, c'est à partir de témoignages multiples, évoqués à la page des remerciements, que Carole Zalberg a construit son dernier roman, paru tout dernièrement. L'art de la synthèse, comme celui de la romancière, concourt à faire de "Je dansais" un témoignage de notre époque, dans ce qu'elle a de plus dramatique. Tout tourne autour du personnage de Marie, une adolescente séquestrée pendant plusieurs années par un homme nommé Edouard. L'auteure en profite pour évoquer, au travers de personnages périphériques, d'autres tragédies humaines et féminines du vingtième et du vingt et unième siècles.
La première partie de "Je dansais" installe l'ambiance étouffante d'un huis clos où se côtoient deux voix également légitimes, celle de l'otage et celle du ravisseur. L'auteure a le bon sens de rester sobre: si les voix sont bien caractérisées, on ne glisse jamais dans une démonstration excessive. Le thème est bien trop grave pour cela! L'auteure fait alterner les voix au gré des chapitres. Ceux-ci fonctionnent donc comme des cloisons: à chacun son chapitre, et le dialogue entre eux n'existe pas, comme il ne saurait y avoir de véritable dialogue dans une relation entre un otage et un ravisseur.
Les voix se distinguent par le jeu des personnes. On a ainsi un Edouard qui oscille entre le "je" et le "tu", un "je" introspectif et un "tu" qui cherche à intégrer l'otage à son jeu, à sa vie - qui interpelle l'autre, en somme, dans une dynamique quasi amoureuse. En face, si Marie manie le "je" pour parler de sa vie, elle parle d'Edouard à la troisième personne. Elle le tient ainsi à l'écart. Et si elle s'adresse directement à lui, par exception, c'est toujours de manière conflictuelle, pour accuser - et, encore une fois, tenir à l'écart.
L'auteure sait donner de la profondeur à ses personnages, Marie bien sûr, mais aussi, et c'est moins évident, Edouard. Il aurait été facile de verser dans le manichéisme, mais l'écrivaine sait éviter le piège. Elle trace d'Edouard le portrait complexe et captivant (captivant parce que complexe, voudrait-on dire) d'un personnage certes détestable, mais qui appelle aussi la pitié, pour ne pas dire une certaine empathie: présenté comme sévèrement défiguré, on découvre petit à petit que c'est à la suite d'un acte héroïque exceptionnel (sauver un homme dans un incendie) qu'il a perdu son visage, donc son humanité - ce à quoi il ne peut se résoudre. La sincérité naturelle d'Edouard fait le reste: voilà que le lecteur se trouve pris entre l'envie naturelle, évidente, de détester le ravisseur, et la tentation de lui trouver de légitimes excuses malgré tout.
Si la première partie du roman fonctionne sur ce tandem, la troisième reflète le besoin d'élargir le terrain de jeu. Un besoin déjà annoncé en contrepoint dans la première partie, et qui constitue l'essentiel de la deuxième: dans un tout autre contexte, qui sera dévoilé peu à peu, une autre femme souffre de la folie humaine. Surtout, cette troisième partie sort du huis clos initial: on entend les voix des parents de Marie, celle même d'un de ses amis. Les voix se font plus marquées, jusqu'à celle de cet ami adolescent secrètement amoureux qui, de manière classique, néglige ses négations quand il parle. De quoi attirer l'attention, d'ailleurs: la voix de l'adolescent, naturelle, est celle du gars avec lequel Marie aurait pu, aurait dû sortir à son âge. En écho, les pique-nique évoqués avec Edouard, en fin de roman, donnent à voir une relation improbable, artificielle, dont la fausseté est évidente.
Séquestre? L'évasion est possible, et le lecteur observe Marie en train de grappiller un peu de liberté. De manière classique, presque attendue, la romancière suggère que le livre est un moyen de s'évader, et va jusqu'à indiquer fortement cette piste au lecteur en rapprochant l'évasion livresque de celle du prisonnier qui creuse son trou (p. 56). Et comme c'est le ravisseur qui amène les livres, il est permis de considérer que celui-ci souhaite inconsciemment l'évasion de Marie, symbolique si ce n'est réelle.
Les parents ont aussi parlé, face au simulacre de la caméra. Il sera même question de cette femme qui a vécu les aléas de l'histoire, victime des troubles au Vietnam, dont la destinée ressemble étrangement à l'actuel désastre de l'Etat islamique - évoquée à travers la figure fugace d'une femme yézidie.
On l'a compris: si tout commence entre deux personnages, l'auteure sait élargir le propos pour en faire quelque chose d'universel. Et en offrant une fin pour ainsi dire ouverte, suggérant que tout reste à faire au moment où Marie retrouve la liberté et revoit ses parents au poste de police, la romancière rappelle que tout reste à faire, à reconstruire, une fois que l'otage est libre. Elle n'entre cependant pas là-dedans: c'est un autre sujet. "Je dansais", roman tragique, est donc un ouvrage assez dense, difficile et envoûtant, qui montre des difficultés d'être femme d'aujourd'hui.
Carole Zalberg, Je dansais, Paris, Grasset, 2017.
Une plume poétique que j'aime beaucoup. Et celui-ci que je viens de finir ne déroge pas à la règle
RépondreSupprimerL'as-tu lu? Je vais aller lire ton billet sur "Je dansais".
RépondreSupprimerJ'ai depuis longtemps le nom de Carole Zalberg en tête, j'ai déjà eu l'occasion de découvrir ce qu'elle écrit avec "L'Illégitime" - un livre très court, avec un petit côté mériméen, ne serait-ce que parce que ça se passe en Corse. Avec "Je dansais", j'ai découvert une autre facette de cette romancière, plus ambitieuse, avec bonheur.