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mercredi 10 juin 2020

Philippe Jaenada refait le match au château d'Escoire

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Philippe Jaenada – Hasard ou circonstances? Une lecture commune m'aurait-elle échappé? Ces dernières semaines, j'ai vu passer pas mal de billets sur "La Serpe", dernier roman de Philippe Jaenada et prix Fémina 2017, sur vos blogs. Cela fait un certain temps, trop longtemps même, qu'il traînait sur ma pile à lire. Du coup, je m'en suis emparé à mon tour. Puissant exercice que celui de se replonger dans ce fait divers survenu en pleine Seconde guerre mondiale, dont le personnage clé est Henri Girard, connu sous le nom de Georges Arnaud, auteur du fameux roman "Le Salaire de la peur"! Philippe Jaenada en fait une relation envoûtante, fouillée, totale, et poursuit ainsi, après Bruno Sulak ("Sulak") et Pauline Dubuisson ("La petite femelle"), une ample démarche littéraire qui revisite la destinée singulière de certains personnages du vingtième siècle.


Fouillée...
Fouillée? C'est peu de le dire: l'auteur refait littéralement le match (de rugby, les lecteurs comprendront...), et n'hésite pas à se mettre en scène pour dire comment il a construit son roman. Mener l'enquête à la place des policiers, même plusieurs décennies plus tard, c'est faire du travail de terrain, quitter Paris et son bistrot Lafayette pour se rendre à Périgueux, près du château d'Escoire, dans le Périgord, où s'est déroulé le drame: trois personnes sont mortes assassinées à coups de serpe, et le suspect numéro un, le coupable idéal, est Henri Girard, le fils de la famille, fantasque et dépensier en diable.

L'auteur ne nous épargne rien, ni ses propres avanies (l'œuf lâché sur son sac marin, le restaurant chinois "et mes moutons?", les heures passées aux archives...), ni bien entendu celles d'Henri Girard, coffré à la suite du drame, promis à la guillotine. Pourtant, il en réchappera! Documenté à mort, l'auteur excelle à décrire le trafic de services rendus entre le juge et l'avocat de la défense, Maurice Garçon, pour éviter la guillotine à Girard. Cela, dans une vraie démarche d'écrivain qui consiste à sonder les âmes qui sont derrière les actes.

Envoûtante...
Envoûtante? Voilà qu'avec "La Serpe", nous retrouvons l'écrivain Philippe Jaenada dans ses œuvres. Cette fois, l'écrivain se focalise sur son sujet, à la manière d'un observateur au microscope ou presque. On n'aura donc plus les flamboyantes digressions qui ont fait le charme de "Sulak" ou de "La Femme et l'ours" – ou juste un peu, et toujours de façon rigoureusement liée au récit. C'est ainsi que l'affaire du château d'Escoire a quelque chose à voir avec le Club des Cinq ou avec une loupiote orange qui s'allume au tableau de bord d'une voiture et suscite un bel élan de poésie de la part de l'écrivain. D'ailleurs, les trucs qui s'allument, par exemple les fenêtres, ça compte dans "La Serpe". C'est une enquête, je vous dis.

Certaines pages, cependant, paraissent longues, même si l'auteur l'assume en signalant que tel chapitre sera un tunnel. Elles ont l'ambiance ardue des rapports de police, et en adoptent certains côtés froids aussi. C'est aussi le lieu du scabreux, par exemple lorsque l'auteur évoque que l'une des victimes avait ses règles. Cela dit, si révélatrice qu'elle soit des zones qu'on eût préférées laissées dans l'ombre, cette précision est nécessaire. En effet, l'auteur refait l'enquête, et on ne saurait lui reprocher d’être plus rigoureux que la police de l'époque, peut-être sous influence compte tenu des liens de la famille Girard avec la haute administration française: Georges Girard est archiviste à Vichy, mais n'est pas spécialement enthousiaste face au régime de collaboration, qui implique en particulier un acte d'allégeance au maréchal Pétain.

Mais que les fans de Philippe Jaenada se rassurent: les parenthèses hilarantes sont toujours là pour détendre l'atmosphère, et comme souvent dans ses livres, l'écrivain ne peut s'empêcher de parler de lui. Nécessairement: il assume ainsi le fait que "La Serpe" est un regard porté a posteriori sur un fait ancien.

Totale...
Totale? Oui, ô combien! Porter un regard sur un phénomène, c'est déjà le transformer, l'interpréter. Cela, l'écrivain l'assume en parlant de lui sans complexe. Pas seulement de sa démarche d'observateur, froidement méthodologique, non: il va jusqu'à évoquer ce qu'il ressent au fil des pages. Il y a de l'ironie ricanante lorsqu'il évoque ce qu'il lit dans les rapports de police qu'il compulse. Il y a de l'amour simple et sincère dans les lignes où il évoque sa famille restée à Paris: son épouse qu'il aime et qui lui a prêté un foulard en soie pour les besoins de l'enquête, et son fils Ernest qui grandit.  

Et il y a aussi les liens avec les romans précédents, notamment "La petite femelle": l'auteur joue le petit jeu des coïncidences auxquelles on veut à tout prix donner un sens, par exemple cette réceptionniste de l'hôtel Mercure de Périgueux qui s'appelle Pauline, comme par hasard. Pauline Dubuisson étend du reste son ombre sur "La Serpe", aussi parce que certains retours sur "La petite femelle" parviennent encore à l'écrivain au moment où il écrit "La Serpe". Tout au plus peut-on relever que pour l'agrément du roman, il n'était pas forcément indispensable de revenir à deux reprises sur le thème de la tombe anonyme de Pauline Dubuisson, affublée d'un panonceau puis déplacée en un lieu discret. Redite inévitable dans un roman si long et si dense? On pardonne, allez.


... dans un fauteuil?
La plaidoirie de Maurice Garçon, défenseur d'Henri Girard, concluait en suggérant qu'il faudrait trouver un autre coupable, et Philippe Jaenada l'a pris au mot: après une première moitié de roman à évoquer la vie et les vicissitudes de l'auteur du "Salaire de la peur", l'écrivain refait une enquête qui aurait dû avoir lieu et va jusqu'à trouver un autre coupable vraisemblable. Tel est le privilège de l'écrivain: obéir aux injonctions d'un avocat mort mais, en l'espèce, immortel puisque Maurice Garçon, avocat d'Henri Girard mais aussi à la manœuvre lors de l'affaire Pauline Dubuisson, a occupé le fauteuil 11 de l'Académie française entre 1946 et 1967. Philippe Jaenada aurait-il comme une envie de hanter ce siège sous la Coupole, à tout le moins dans un souci de continuité historique? Si je le pouvais, je voterais pour lui, des deux mains. 

Philippe Jaenada, La Serpe, Paris, Julliard, 2017.

Le site de Philippe Jaenada, celui des éditions Julliard.

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10 commentaires:

  1. donne envie de... relire ! en attendant le prochain Jaenada qui ne devrait plus tarder ? à bientôt

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    1. J'attends aussi le suivant avec impatience: force est de constater que depuis "La Serpe", il n'a rien publié. Ouvrons l'oeil!
      A bientôt!

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  2. Ah que j'aime cet auteur! Tiens, je devrais bien lire sulak aussi, je me réjouis des digressions...

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    1. Je dois encore en avoir un ou deux dans ma pile à lire, des anciens où il parle de lui. Oui, "Sulak" est bon, ça digresse à tout va!

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  3. J'aime bien cet auteur, j'ai eu la chance de le rencontrer :)
    J'ai beaucoup aimé de lui "La petite femelle".
    Bonne journée

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    1. Tu l'as rencontré, super! Je n'ai pas (encore) eu ce plaisir… "La petite femelle" est un bon souvenir pour moi aussi. Et avant, il y avait aussi "La Femme et l'ours", qui était super.
      Bonne journée à toi!

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  4. Je te rejoins complètement. Une contre-enquête époustouflante.

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    1. Un bon opus de Philippe Jaenada, en effet - en attendant le suivant!

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  5. Aaah anecdote mémorable que celle du restaurant chinois "et mes moutons".;) Oui, c'est du tout bon malgré quelques petits bémols, par contre c'est mon premier Jaenada et je trouve déjà qu'il digresse pas mal ici alors je n'ose imaginer ses autres romans.

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    1. Ah oui, les digressions sont sa marque de fabrique, avec les célèbres parenthèses!

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