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vendredi 23 août 2019

Bruno Lafourcade et le désarroi de l'enseignant Jean Lafargue

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Bruno Lafourcade – Il faut bien vivre! C'est ce qu'a dû se dire Jean Lafargue, écrivain noyé dans la masse des publications parisiennes, devenu pour quelque temps enseignant, par nécessité. Réac par tempérament, électeur Front National décomplexé, le Lyonnais Jean Lafargue se retrouve pris dans un monde qui lui est totalement étranger: celui de l'enseignement en banlieue de Bordeaux. Les plus cyniques pourraient avoir envie de lui dire: "Bienvenue dans le monde réel!"... Tel est le propos de "L'Ivraie" de l'écrivain Bruno Lafourcade.


C'est qu'avec Jean Lafargue comme prof, on peut s'attendre au clash, et l'auteur soigne le contraste: Jean Lafargue est un écrivain, puriste de la langue française perçue comme un élément identitaire, cultivé et sarcastique. On le découvre atrabilaire et hautain, mais aussi dépourvu de toute expérience d'enseignement. Que va-t-il faire face aux élèves d'un lycée professionnel, aux compétences vacillantes en matières de base et toujours désireux de tester celui qui est en face d'eux? Mais l'auteur est adroit: si le coup doit venir, il viendra d'ailleurs. Et face à la culture de l'enseignant, perçue comme une vraie érudition, les apprenants, décrits avec acuité surtout pour certains d'entre eux, surnomment leur professeur "Google" ou "Clé USB". Impressionnés, quand même!

L'auteur, en effet, dessine aussi le monde enseignant qui hante l'école où Jean Lafargue enseigne. Là non plus, la culture classique n'a pas droit de cité. Le romancier s'amuse (et amuse ainsi le lecteur) à mêler les références classiques, à jouer avec elles. Mais il s'aventure sur un terrain plus sérieux aussi... Deux femmes vont en effet croiser le chemin de Jean Lafargue. Il y a Florence, accorte complotiste adepte du récentisme et du jardinage, et l'immature Tina, singulièrement peu investie dans une relation aux airs pourtant amoureux.

Il y en aura une troisième bien sûr, mais son profil est douloureux: l'élève Noria. Elle est douée, mais, par un implacable déterminisme social, elle est destinée par sa famille à des activités professionnelles qui ne mettront pas ses compétences en valeur. Et l'institution scolaire, piégée par ses règlements et la mentalité de ceux qui l'animent, ne peut rien y faire... Autant dire qu'en filigrane, l'écrivain dessine le portrait d'une école malade, victime – le lecteur le comprend au plus tard au moment où il est question de récentisme – d'une crise de la transmission: en gros, pour l'auteur, les enseignants n'ont plus rien à transmettre, ce qui flingue leur autorité. L'écrivain met d'ailleurs en parallèle ses profs d'aujourd'hui avec ceux dont Jean Lafargue se souvient; et bien sûr, ils ne soutiennent pas la comparaison. Qui a dit "C'était mieux avant!"?

Mais, et c'est heureux, il n'y a pas que l'école dans "L'Ivraie". L'écrivain revisite, amusé, certains lieux communs de la réacosphère: avec la localité imaginaire de Vitrac, près de Bordeaux, c'est de white flight qu'il parle. Le thème de la présentation de l'homosexualité aux élèves, soupçonnée d'être militante et de bouffer des heures de cours, est également abordé. Quant au pédagogisme, l'auteur développe un festival de caricatures de jargon, par exemple en mettant en perspective les termes de la grammaire classique et ceux de l'enseignement moderne du français. Et puis, il y a les expropriations d'habitants, symptômes d'un développement pas toujours très bien contrôlé, qui fait des victimes chez des personnes qui vivent là depuis des décennies et qu'on ne saurait déraciner si l'on était humain.

En bon antimoderne (on pense à Didier Goux ou à Pierre Lamalattie, entre autres), l'écrivain donne à Jean Lafargue un repère, un tiers lieu qui prend la forme d'un bistrot où l'on mange gaulois. On s'y retrouve, on s'y rassure autour d'une assiette d'une spécialité française, alors que dans les environs, seuls les kebabs prospèrent. Est-il permis de penser que ce bistrot, le Calicobar, a des airs de réserve d'irréductibles, à la façon du "Café du Pauvre" où René Fallet campe l'intrigue de son savoureux roman "Le beaujolais nouveau est arrivé"? La consommation de porc et d'alcool y apparaît en tout cas comme un marqueur identitaire – ne serait-ce qu'au travers des ardoises qui clament haut et fort cette philosophie de table.

Et puis, il y a le monde littéraire, que l'écrivain ne peut s'empêcher d'égratigner, en décrivant un salon du livre de province auquel Jean Lafargue participe. Celui-ci a un regard distancé sur l'événement, amusé aussi un peu, surtout face à certains intervenants qui sont soit des personnalités réelles, connues et marquantes (Edwy Plenel), soit des masques qui tombent assez facilement. De plus, l'auteur campe son salon du livre dans la bourgade imaginaire de Foirac; est-ce à dire qu'il est foireux?

Il sera bien évidemment question de vérités alternatives, de numérologie et d'islam littéralement vu comme parole d'Evangile dans "L'Ivraie", et l'on s'attend même à voir débouler le platisme. Mais non... Pas grave! L'essentiel est de rappeler que l'érosion de la culture générale est, pour l'auteur, un terreau propice au grand n'importe quoi.

Et concernant l'écriture, force est de relever que l'auteur apparaît des plus déliés. Il est capable d'une écriture des plus classiques, à la fois sage et précieuse, mais sait aussi s'aventurer dans le verbiage des banlieues, dont il recrée à merveille une musique qui sonne juste et qui claque. Moderne à sa façon, il s'aventure aussi dans l'univers joueur du néologisme. Une limite: la conception que Jean Lafargue a de la langue française demeure conservatrice et puriste, mettant en évidence la dimension étymologique des mots et refusant en particulier la féminisation des noms de métiers et de fonctions et l'écriture inclusive. Mais ça ne regarde que lui! Autant dire que le style de Bruno Lafourcade s'avère d'une souplesse remarquable, prompte à se plier pile-poil à toutes les situations et audacieuse au point d'aller chercher des mots et des formes verbales rares.

Bruno Lafourcade, L'Ivraie, Paris, Leo Scheer, 2018.

Le blog de Bruno Lafourcade, le site des éditions Leo Scheer.

2 commentaires:

  1. Cher Monsieur, je vous remercie de cet article, si fouillé - et par la même occasion, je vous félicite pour votre blog, que je découvre...

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    1. Merci de votre sympathique commentaire! J'ai passé un bon moment de lecture avec "L'Ivraie", et vous en remercie.

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