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jeudi 20 juin 2024

Pierre Charras: conflagration sentimentale dans le RER

Pierre Charras – C'est un roman rapide et captivant que l'écrivain stéphanois Pierre Charras (1945-2014) a offert à son lectorat avec "Dix-neuf secondes". Tout commence avec un rituel bizarre convenu entre Gabriel et Sandrine, deux êtres constituant un couple en perte de vitesse: Gabriel attendra Sandrine à la station de RER parisienne Nation, tel jour à telle heure – ce sera la rame nommée ZEUS. Si elle ne vient pas, c'en sera fini de leur histoire de 25 ans. Une histoire de couple, alors? Oui, mais aussi celle de quelques vies qui déraillent.

Précisément intitulée "ZEUS", la première partie du roman est sans doute la plus prenante. Construite en un compte à rebours saisissant sur 19 secondes (soit le temps d'arrêt de la rame de RER éponyme), elle fonctionne comme un gros plan: de quelques pages chacune, chaque séquence relate, seconde après seconde, ce qui se passe dans la station, du point de vue de plusieurs personnages. Il y a certes Gabriel qui attend, Sandrine qui est peut-être dans la rame. Mais l'auteur diversifie son propos en promenant son regard sur d'autres personnages: un homme à la veste jaune, un professeur aux penchants troubles, une post-ado qui va voir son copain militaire. Inconnus les uns aux autres, représentatifs de la foule des transports publics, tous finissent par avoir partie liée.

Intitulée "STYX", en effet, la deuxième partie relate ce qui se passe après une conflagration qui a détruit la rame, sans doute un acte terroriste. Dès lors, si les personnages restent, le rythme change, devient plus classique. Et la mort devient peu à peu, d'une façon ou d'une autre, la compagne voire le destin de chacun des personnages mis en scène par l'auteur. La police va intervenir, Gabriel le survivant va coopérer, un peu. Et c'est la partie intitulée "HADÈS" (cinq lettres, une de trop pour un RER parisien: on est sorti des voies) qui va dénouer le tout, en un final infernal. Tout soudain, en effet, alors que Gabriel fait face seul à son passé récent, il va y avoir un ou deux morts de trop...

"Dix-neuf secondes" se démarque par l'excellence de sa construction, qui entretient constamment le suspens. Cela, d'abord en créant une sorte de "zoom littéraire" qui grossit chaque seconde. Puis en menant l'intrigue à la manière d'un roman policier, avec ce qu'il faut de silences et d'informations retenues avec adresse, sans oublier les mystères qui entourent les rituels du crime – qui résonnent avec la mystique teintée de fatalité suggérée par les titres des chapitres: tout ce qui s'est passé est-il la volonté des dieux? 

Et comme l'auteur joue à l'occasion avec les demi-teintes, le lecteur n'est pas toujours dans la certitude absolue lui non plus. Certes, il voit disparaître certains personnages auxquels il aura à peine eu le temps de s'attacher. Mais qui est vraiment l'homme à la veste jaune? Et est-ce bien Sandrine qui est morte dans l'attentat du RER ZEUS? Tout comme Gabriel, dont l'auteur observe avec finesse les sentiments changeants, marqués par la peur de perdre un être quand même cher, le lecteur n'y croit pas tout de suite. Et c'est voulu ainsi, de la part de l'écrivain, qui a élaboré une issue alternative terrible et imprévue au rituel initial d'épreuve du couple.

Pierre Charras, Dix-neuf secondes, Paris, Mercure de France, 2003/Folio, 2006.

Le site des éditions Mercure de France, celui des éditions Folio.

Lu par Grâce Minlibé

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