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mercredi 28 février 2024

Label... affaire!

Véronique Richez-Lerouge – Vous les avez remarqués, ces labels divers et variés, parfois contradictoires, qui ornent les produits alimentaires que vous achetez dans le commerce, voire auprès de grands distributeurs: vin, fromage, viande (surtout en Corse), sel (sel gemme issu de mines ou sel issu de l'évaporation de l'eau de mer? Bex, Guérande, Camargue?). Se présentant comme élue locale en France, femme de médias et de terroir, l'auteure Véronique Richez-Lerouge décrypte dans "Les labels pris en otage" ce qu'il y a derrière ces étiquettes. Plus particulièrement, elle expose les enjeux de l'immixtion des acteurs industriels de l'agro-alimentaire dans des distinctions censées protéger des produits traditionnels attachés à un terroir.

Tout débute avec une approche critique de labels courants lorsqu'il est question de produits alimentaires. L'auteure démonte ainsi la promesse du Zéro Résidu de Pesticides et interroge la valeur réelle de la "Haute Valeur Environnementale", qu'elle juge trop peu contraignante pour désigner des produits bio au sens fort. Dès le départ, le lecteur comprend que les acteurs industriels, poursuivant des objectifs de rendement, cherchent à assouplir les conditions liées à l'attribution d'un label afin d'en profiter. Cela, au détriment de l'authenticité, mais pas seulement. L'Inao, organisme de labellisation majeur en France, est également sur la sellette, par exemple lorsqu'il renonce, par souci d'efficience, à accorder leur AOP à des appellations petites mais qui méritent d'être défendues – on pense au caillé doux de Saint-Félicien.

Fondé sur l'expérience de l'auteure, qui s'est précédemment intéressée à ce domaine dans des ouvrages tels que "La vache qui pleure", "Les labels pris en otage" font la part belle au monde des fromages français. Qu'y a-t-il derrière l'image d'une France pays du fromage par excellence? Chapitre après chapitre, l'auteure décrit l'action des géants de la production laitière, tels que Lactalis et quelques autres, désireux de bénéficier d'appellations flatteuse (l'AOP par exemple – dont certains producteurs se détournent, lassés des compromissions) tout en poursuivant un objectif de standardisation qui va à l'encontre de l'ambition de préserver des usages "traditionnels, loyaux et constants" (p. 73) exigeants et spécifiques par nature – par exemple en privilégiant le lait pasteurisé par rapport au lait cru.

Sur la base des cas évoqués, aussi emblématiques que le camembert, dont l'auteure relate la bataille étape par étape, ou le roquefort, qui a littéralement repeint tout un village de l'Aveyron en vert sapin façon Société (une atteinte au paysage... et aux humains qui l'habitent!), l'auteure décrit la manière dont la grande industrie dénature voire fait disparaître un patrimoine fondé sur la richesse des saveurs. Qui peut penser que le roquefort ou le camembert qu'il achète est le plus souvent un produit signé Lactalis, Eurial ou Savencia? Il sera donc question des bactéries qui sont à la source de la couleur bleue du roquefort: alors que les artisans les cultivent sur du pain où le vivre-ensemble entre bactéries est la règle, les industriels privilégient une souche unique élevée en milieu stérile. Il sera aussi question des stratégies de marketing qu'utilisent les industriels pour faire croire que leurs produits sont artisanaux et ancestraux.

L'auteure aborde en passant les manières utilisées pour que les chèvres donnent du lait toute l'année afin d'effacer, en faveur du seul consommateur, la saisonnalités de certains produits – on l'a peut-être un peu oubliée. Proche du terrain, elle mentionne aussi les stratégies de certains petits producteurs locaux pour développer des produits hors AOP, jugeant inadéquat le cahier des charges qui y est lié. Si elle met en avant le domaine fromager, il est notoire que dans d'autres domaines aussi, en particulier le vin, certains producteurs ont choisi cette voie farouchement indépendante. 

Il est bien entendu question de Bruxelles et de ses directives dans "Les labels pris en otage", et constamment du caractère difficilement conciliable d'une approche axée produit, celle des artisans sincères qui osent le goût, face à une approche orientée clientèle, dominante, aux ordres d'une grande distribution qui veut des produits pas chers et standardisés. Pour conclure son ouvrage, Véronique Richez-Lerouge donne quelques recommandations aux acteurs politiques concernés, visant à contenir l'impact des gros producteurs sur un de ces aspects qui fait qu'on aime tant la France: les saveurs de ses produits. Et vu de Suisse, apprendre la mainmise de gros producteurs industriels pourtant dûment labellisés sur tous ces savoureux produits du terroir a de quoi choquer...

Véronique Richez-Lerouge, Les labels pris en otage, Paris, Erick Bonnier, 2024.

Le site des éditions Erick Bonnier.

dimanche 25 février 2024

Dimanche poétique 629: Théodore de Banville

Rondeau : A Églé

Entre les plis de votre robe close
On entrevoit le contour d'un sein rose,
Des bras hardis, un beau corps potelé,
Suave, et dans la neige modelé,
Mais dont, hélas ! un avare dispose.

Un vieux sceptique à la bile morose
Médit de vous et blasphème, et suppose
Qu'à la nature un peu d'art s'est mêlé
Entre les plis.

Moi, qu'éblouit votre fraîcheur éclose,
Je ne crois pas à la métamorphose.
Non, tout est vrai ; mon coeur ensorcelé
N'en doute pas, blanche et rieuse Églé,
Quand mon regard, comme un oiseau, se pose
Entre les plis.

Théodore de Banville (1823-1891). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 23 février 2024

Jean-Philippe Blondel: plagistes en quête d'intrigue

Jean-Philippe Blondel – Et voici une lecture courte entre deux ouvrages de plus grande envergure: j'ai pris le temps aujourd'hui de me plonger dans "Accès direct à la plage", premier roman de l'écrivain à succès Jean-Philippe Blondel. Cet auteur est dans le circuit depuis un certain temps; glâné lors d'un "Dîner Livres Echanges" organisé par la blogueuse Cécile de Quoi de 9, son livre, quant à lui, se trouvait dans ma pile à lire depuis un temps certain.

Plusieurs plages en France, plusieurs époques, plusieurs personnages: "Accès direct à la plage" est le livre des pluralités, regroupées en une grosse centaine de pages. Le début peut paraître léger, avec la voix d'enfant de Philippe Avril qui raconte une première scène de vacances à la plage. De même, le lien entre les nombreux personnages qui prennent la parole dans ce roman choral ne paraît pas d'emblée évident. 

Face à tous ces inconnus, du coup, le lecteur s'interroge. Et force est de relever que si les liens prennent forme et consistance peu à peu, il est permis de se demander, en fin de lecture, ce qui s'est vraiment passé dans le roman "Accès direct à la plage". Certes, les personnages s'entrechoquent, pensent du bien du mal les uns des autres, se découvrent au fil des années (le roman se déroule de 1972 à 2002), mais il n'y a guère de ligne directrice forte, justifiant au plus tard à la fin du livre les bouts d'intrigue et les éclairant d'un jour nouveau et porteur de sens. Il est permis de le regretter: l'impression qui persistera sera celle d'un roman pas tout à fait cousu, porté par des personnages construits de manière sommaire.

"Accès direct à la plage" sauve cependant sa peau grâce à ses qualités stylistiques, en particulier lorsqu'il s'agit de faire parler ses personnages sur trente ans et, en particulier, de passer d'une voix jeune à une prise de parole adulte. Chaque chapitre est un monologue en effet, ciselé pour coller à la manière de parler de celui ou celle qui s'exprime. Et qui évoque les autres, soit dit en passant, afin de les éclairer. Il y aura quelques faux-semblants pour piéger le lecteur, à l'instar de Natacha, cette femme sexy qui porte plus d'un nom et cultive un tropisme peut-être polonais. Et surtout, le jeu des rythmes sera au rendez-vous, chaque personnage parlant à sa vitesse et avec ses tics et habitudes de langage.

"Accès direct à la plage" offre ainsi au lecteur le résultat d'un travail formel remarquable. Il aurait cependant mérité d'être prolongé afin de permettre au lecteur de se sentir plus proche de la cohorte de personnages mis en scène, par exemple au gré d'intrigues plus nourries dans leur entrelacs.

Jean-Philippe Blondel, Accès direct à la plage, Paris, Pocket, 2004/Editions Delphine Montalant, 2003.

Le site des éditions Pocket.

Lu par A propos de livres, Argali, DelcyfaroLectrice du donjon, LisalorKrolinhSylViolette, YohanYuko

Défi des Mille: Lili Galipette est de retour!

Défi des Mille – Le Défi des Mille n'est pas mort! Magali, du blog Lili Galipette, annonce une nouvelle participation à ce défi qui consiste à lire des livres de plus de mille pages. Il y est question d'un classique du feuilleton tel qu'on le vivait au dix-neuvième siècle: "Les Mystères de Paris" d'Eugène Sue, soit 1312 pages. Pour en savoir plus, c'est ici: 

Eugène Sue, Les Mystères de Paris.

Merci pour cette participation, Magali! Pour mémoire, ce défi consacré aux très gros livres est toujours d'actualité, depuis 2011! Les règles du jeu se trouvent ici.

jeudi 22 février 2024

De Montparnasse à Saint-Sébastien, la bohème en roue libre

Ernest Hemingway – De Montparnasse à Saint-Sébastien, est-il possible que la vie soit une interminable fête? En mettant en scène une bande d'amis, l'écrivain américain Ernest Hemingway relate dans "Le soleil se lève aussi" quelques pages de la vie d'une bohème contemporaine composée d'écrivains plutôt à l'aise financièrement, suffisamment en tout cas pour vivre à cent à l'heure les Années folles pendant lesquelles ils évoluent. 

Et les interactions entre personnages vont jouer un rôle fort dans un roman pensé comme une confrontation constante entre les âmes. En particulier, le lecteur comprend l'impression ambivalente que Robert Cohn, un juif, exerce sur ses semblables. Eux-mêmes s'entendent plus ou moins bien, et l'alcool exacerbe tensions et penchants. Pour corser l'ensemble, il y a une femme dans le groupe, Brett, qui se distingue par sa descente et ses penchants amoureux. Quant au narrateur, Jake, une blessure de guerre l'a rendu stérile – ce qui donne au lien quasi privilégié entre Jake et Brett les airs d'un amour impossible.

Les caractères qui se frottent au sein d'une bande d'amis résonnent, en deuxième partie de ce roman avec la narration au plus près de scènes de tauromachie, vues et vécues lors des fêtes de Saint-Sébastien, célèbres aujourd'hui encore. Face à l'autre, après tout, l'humain est souvent seul, comme peut l'être le torero face au taureau auquel il devra faire un sort en un quart d'heure.

L'auteur se révèle admirable par son sens de l'observation dans "Le soleil se lève aussi". Son regard est celui du reporter, toujours au plus près, notamment lorsqu'il évoque les corridas. Mêlant langage technique et valse des points de vue narratifs, il parvient à glisser son lecteur dans l'étroit habit de lumière (l'un des personnage suggère qu'il faut un chausse-pied pour l'enfiler...) des toreros. Et bien entendu, Romero, le très jeune torero de "Le soleil se lève aussi", a son rôle à jouer dans ce roman. Face à Brett, alias Lady Ashley, il va bien au-delà d'une simple figuration.

Cette acuité du regard de l'écrivain, cette volonté constante d'être au plus près de son sujet fait un contraste curieux mais assumé avec l'état d'esprit constamment distancié des personnages qu'il met en scène. Cette prise de distance, on l'a vu, est due à la consommation constante d'alcool. Mais qu'a-t-elle à nous dire? L'auteur nous montre un peuple d'écrivains face à ses contradictions, désireux de raconter des histoires sans se colleter avec le réel (comme le torero qui doit tuer la bête), jouissant d'une vie aisée, et finalement plus intéressé par ses délires d'ivresse que par le réel, si terrible qu'il soit – on le comprend au plus tard lorsque l'auteur évoque la mort accidentelle d'un amateur de férias, encorné par un taureau au milieu de la foule en délire.

Et Montparnasse, alors? "Le soleil se lève aussi" donne surtout envie d'y revenir. L'auteur y révèle d'emblée un talent pour les dialogues rapides, nourris et ciselés dans lesquels on ne se perd jamais, alors qu'ils ont l'ambition constante de retracer ces conversations de bistrot où tout le monde parle en même temps, désireux d'imposer sa parole ou de glisser sa vanne. Les répliques se caractérisent par les façons de parler des uns et des autres, et peuvent se répéter. Pénible? À peine. Et que voulez-vous: le lecteur est en présence d'artistes en roue libre, constamment ivres et avides de paris ou de rodomontades. Quant à la géographie des établissements parisiens, elle n'a guère changé: le Select, la Rotonde, le Dôme, la Closerie des Lilas et la Coupole, brasseries légendaires mentionnées dans l'ouvrage, sont toujours là.

Se colleter avec le réel comme le torero apprivoise le taureau ou comme le boxeur fait face à son adversaire: rude mission! C'est celle que l'auteur de "Le soleil se lève aussi" s'est fixée. Au plus profond, il donne ainsi à voir les dynamiques d'une bande d'amis, révélatrices des tensions et des passions humaines dans toute leur force. 

Ernest Hemingway, Le soleil se lève aussi, Paris, Gallimard, 1933/première édition en 1926. Traduit de l'anglais par Maurice Edgar Coindreau. Préface de Jean Prévost.

Le site des éditions Gallimard.

lundi 19 février 2024

Songes de deux nuits à Florence

Heinrich Heine – D'un certain point de vue, "Nuits florentines", court roman de l'écrivain allemand Heinrich Heine, rappelle les "Contes des mille et une nuits" vus à l'envers. En effet, c'est ici un jeune homme, Maximilien, qui parle à sa bien-aimée pour tenter, effort dérisoire, de sauver la vie de celle-ci, malade de la peste. Comme quoi raconter des histoires est un acte généreux! Sans oublier que le lecteur, du coup, se retrouve avec plusieurs récits pour le prix d'un.

Responsable de cette édition du livre, la femme de lettres Diane Meur rappelle le caractère métaphoriquement politique de cette peste dont Maria est atteinte: cela pourrait être le régime politique allemand d'alors, plutôt rigide. Une impression renforcée par le fait que Heine, censuré à plus d'une reprise, a été sommé par son éditeur d'écrire des ouvrages plus consensuels, "inoffensifs". Voilà qui lorgne vers Albert Camus, à un siècle de distance environ...

D'emblée, le lecteur retrouve dans "Nuits florentines" les tropismes favoris du romantisme. Cela commence avec cette fascination pour la maladie et la mort, portée par le personnage d'un Maximilien amoureux d'une malade, Maria. Ce n'est pas la première fois: il assume d'être tombé amoureux de femmes mortes, d'aimer embrasser des statues surtout si elles sont en ruine (ces ruines qui sont la mort des bâtiments et des œuvres, et qui séduisent aussi les romantiques de leur temps), alors que les peintures le laissent de marbre. Est-il un brin pervers? Il est permis de l'imaginer: le lecteur ignore les origines de son lien avec Maria.

Enfin, l'écrivain entrelace ce motif de la mort avec celui du sommeil. Il y a certes quelque chose d'onirique dans ce roman qui s'inscrit entre veille et sommeil. Mais de façon plus immédiate et radicale, il y a la réplique de ce médecin pressé et énigmatique, peut-être juste là pour rythmer le récit: "Ce sommeil, poursuivit le docteur, prête déjà à son visage le caractère de la mort. (...)" (p. 72). Un classique qui remonte à Homère: "Le sommeil est le frère jumeau de la mort", trouve-t-on, et plus d'un texte religieux l'a relayé. Relevons au passage que Maximilien a justement un tempérament mystique!

Reste que la vie a aussi sa place dans ce roman, en coexistence avec la mort. Cela passe par l'évocation des musiciens du temps de l'écrivain. Côté mode, l'auteur évoque Bellini, mort en 1835 soit au moment de l'écriture des "Nuits florentines", en des mots laudatifs qui s'étendent à sa patrie: l'Italie est présentée comme le pays des musiciens par excellence, bien plus que la nation allemande. Quant à la virtuosité des Paganini et des Liszt, le personnage de Maximilien les associe volontiers au diable, avec lequel ils auraient passé un pacte.

Voyages? Même ce thème romantique, impulsé par l'émergence du tourisme au dix-neuvième siècle, n'est pas étranger à ce livre. Ainsi, Maximilien ne manque jamais, dans ses récits, d'évoquer en détail les mœurs de tel ou tel pays. Il aura donc été question d'Italie, on l'a vu, et il est permis de penser à Stendhal ou à la "Symphonie italienne", la quatrième de Felix Mendelssohn-Bartholdy; mais il est aussi question des Anglais, des Français et même des Allemands dans ce livre. 

Quant au thème romantique prégnant de la nuit, celui des "nocturnes" en musique, celui aussi de la porte ouverte sur l'étrange, il s'avère omniprésent: les histoires relatées le sont toujours de nuit, et celle à laquelle elles sont destinées oscille constamment entre la veille et le sommeil. Lentement développées, les histoires que raconte Maximilien, rappels de concerts, de voyages ou de balades nocturnes en forêt, ne sont donc pas un prétexte à dialoguer: il est dès lors permis de penser qu'il parle aussi à lui-même, ou alors à un lectorat à l'attention plus soutenue que celle de sa bien-aimée Maria. Et c'est ainsi que ce propos touche celui qui ouvre ce livre et s'y laisse prendre.

Heinrich Heine, Nuits florentines, Prilly, Presses Inverses, 2024. Texte traduit, présenté et annoté par Diane Meur.

Le site des éditions Presses Inverses.

dimanche 18 février 2024

Dimanche poétique 628: Albert Samain

Vision

Musique - encens - parfums..., poisons..., littérature !...
Les fleurs vibrent dans les jardins effervescents ;
Et l'Androgyne aux grands yeux verts phosphorescents
Fleurit au charnier d'or d'un monde en pourriture.

Aux apostats du Sexe, elle apporte en pâture,
Sous sa robe d'or vert aux joyaux bruissants,
Sa chair de vierge acide et ses spasmes grinçants
Et sa volupté maigre aiguisée en torture.

L'archet mord jusqu'au sang l'âme des violons,
L'art qui râle agité d'hystériques frissons
En la sentant venir a redressé l'échine...

Le stigmate ardent brûle aux fronts hallucinés.
Gloire aux sens ! Hosanna sur les nerfs forcenés.
L'Antéchrist de la chair visite les damnés...

Voici, voici venir les temps de l'Androgyne.

Albert Samain (1858-1900). Source: Bonjour Poésie.


samedi 17 février 2024

Souffrance au travail: portraits pour dire une situation, dessinés par Marie Pezé

Marie Pezé – Signé Marie Pezé, l'ouvrage "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés" a fait date dans le domaine de la psychologie du travail à sa sortie, en mettant des mots sur le malaise parfois terrible que vivent certaines personnes sur leur lieu de travail. Sans utiliser le mot de "toxicité", devenu à la mode depuis (ce livre date de 2008, et j'évoque sa version poche de 2010), l'auteure décrit quelques situations typiques qui pourraient être ainsi désignées.

Sa méthode? Psychologue clinicienne, initiatrice du réseau "Souffrance et Travail", l'auteure invite son lectorat à visiter son propre lieu de travail et à découvrir les conditions dans lesquelles elle exerce. On la balade d'un bureau à l'autre au gré des contraintes? Elle évoquera la difficulté que ses patients et elle-même auront à prendre pied dans un environnement aussi mouvant. 

L'auteure dévoile aussi à son lectorat certaines de ses méthodes de travail. Il y a l'écoute des témoignages, l'observation des personnes aussi: un humain mal en point parce qu'il souffre au travail, ça se voit au moins autant que ça s'entend. Et au fil des récits, il est possible pour l'auteure de dégager les lignes de force de situations de harcèlement moral, voire d'en dresser une typologie. 

Personne n'y échappe, cadre ou collaborateur; cela dit, l'auteure mentionne avec insistance les souffrances particulières que vivent les femmes dans le monde du salariat, qu'elle perçoit comme conçu par les hommes et pour les hommes, résultat d'un partage des tâches entre les genres qui reste traditionnel et qu'elle détaille. 

Est-ce à blâmer? Non: l'auteure s'efforce de faire la part des choses, comprenant par exemple que les blagues grasses peuvent être une manière, pour les hommes au travail, de se défendre dans le contexte de professions intrinsèquement à risque. Mais, insiste-t-elle, ce n'est pas satisfaisant et peut favoriser des déviances éthiques auxquelles une nouvelle collaboratrice ou un nouveau collaborateur n'adhérera pas forcément. Ce qui place cette personne en porte à faux et la désigne comme cible de harcèlement.

Personne? Oui: le pilier majeur de "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés" reste l'individu. C'est pourquoi cet ouvrage repose sur un certain nombre de témoignages authentiques et typiques qui permettent à l'auteure de mettre en évidence les mécanismes qui rendent un lieu de travail peu agréable, voire carrément détestable. Le rapport avec les semblables est évoqué bien sûr, mais il sera aussi question des outils de travail inhumains ou des restructurations difficiles à vivre. 

Réciproquement, les témoignages mettent en avant les stratégies de défense physiques et mentales que les personnes concernées mettent en œuvre, ainsi que les réactions aux situations difficiles. Ces réactions s'avèrent pathologiques ou psychosomatiques; elles peuvent, on le sait, aller jusqu'au suicide. À la mécanique du travail répond ainsi la mécanique humaine, infiniment plus subtile, broyée par certaines situations de travail. Et l'administration n'aide pas toujours...

En faisant appel à des situations qu'elle a connues en consultation, l'auteure donne un visage humain à "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés". Elle suscite ainsi de l'empathie chez le lecteur – empathie envers les personnes évoquées, mais aussi, par ricochet, envers un thème qui concerne tout un chacun et qu'il n'est pas toujours facile d'aborder.

Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Paris, Flammarion, 2010.

Le site des éditions Flammarion, celui du réseau Souffrance et Travail.

Lu par GaëtaneJean-Noël Amato, Ombres blanchesVerbiage.


mercredi 14 février 2024

"2024" de Jean Dutourd, avant qu'il ne soit trop tard

Jean Dutourd – Nous y voici: il est temps pour moi d'évoquer ma lecture de "2024" de Jean Dutourd. Une relecture en réalité, puisque j'avais déjà parcouru ce roman dans les années 1990. Y revenir a réveillé quelques souvenirs, mais finalement fort peu, les plus marquants ayant été l'idée des rues de Paris rebaptisées au nom de personnes qui n'ont pas aimé la France, par grandeur d'âme, et la silhouette de l'accorte épouse de M. Poinsot, mère de famille empressée, avec ses jambes "ravissantes quoiqu'un peu lourdes, ou peut-être à cause de cela". J'étais célibataire à l'époque...

Autant dire que ma relecture de "2024" fut, pour l'essentiel, une redécouverte, à plus d'un quart de siècle de vie de distance. "2024" est un roman d'anticipation. Publié en 1975, il imagine ce que pourraient être Paris et, dans une moindre mesure, le monde, en 2024. L'auteur a-t-il vu juste? C'est la question qu'on peut se poser en tant que lecteur cette année. Mais est-elle si importante, au fond? Non, on n'est pas à l'année près...

Fidèle au principe du roman d'anticipation, l'écrivain choisit une tendance de son temps pour décrire ce qu'elle aura causé plusieurs années, décennies, siècles plus tard. Ici, c'est le vieillissement de la population, motif sans doute porteur dans les années 1970, qui constitue la tendance dominante. En décrivant une planète dépeuplée faute de naissances, où seuls survivent quelque 400 millions de seniors (dont le narrateur, septuagénaire et observateur sarcastique), l'écrivain force la caricature, on le constate aujourd'hui: non, la planète n'est pas encore vide (mais les auteurs Darrell Bricker et John Ibbitson envisagent eux aussi cette perspective dans "La Planète vide") et les services publics fonctionnent encore, vaille que vaille, tant qu'il y a des bras.

L'auteur explore avec minutie ce que pourrait être un monde sans jeunesse: personne pour faire voler les avions, ou presque, et guère plus pour expédier le courrier ou actionner les téléphones; personne pour tenir des boutiques devenues désertes, personne pour nettoyer un Paris abandonné aux pigeons (le narrateur estime leur population à environ 50 millions d'individus rien que pour Paris, chiant partout...). Imaginant un Paris historique parasité par la construction de tours d'habitation telles qu'elles étaient à la mode dans les années 1970, il ne manque pas de rappeler que presque personne n'y habite et que plus d'un individu y est mort. Et qu'il n'y a même plus personne pour aller piller les appartements... 

Face à cette société fatiguée, l'auteur installe la famille Poinsot, dont le père et les enfants, puis la mère, fraternisent avec le narrateur. C'est une lumière rare, la promesse éclatante d'un espoir dans un roman qui en contient si peu. Cela, dès l'incipit, si ordinaire pour le lecteur d'hier ou d'aujourd'hui, si extraordinaire pour le narrateur: "Dans la rue, le 22 mai, j'ai vu un enfant.". Cet espoir, le narrateur a-t-il droit de s'en nourrir ne serait-ce qu'un peu? La question traverse le roman, jusqu'à ce qu'il rencontre toute la famille à l'occasion d'un repas de famille – événement rare dans une société éclatée et vieillie, à Paris et ailleurs. 

L'auteur se montre inventif lorsqu'il s'agit d'imaginer l'avenir de Paris et du monde, avec des bonheurs divers. Ainsi, si l'on ne saurait être convaincu par son idée d'une population de l'URSS mangée par le goulag, on s'amusera du destin que réserve l'écrivain aux Etats-Unis, rendus aux Nations Premières (on ne les appelait pas ainsi en 1975) qui ont résisté à la vague de vasectomies et autres modes de contraception endémique et continuent donc à faire des enfants. Et je vous laisse découvrir les enjeux du très chinois "Petit saut en arrière"...

"2024" met en scène un narrateur empreint de culture catholique, attachant malgré des travers tels que la nostalgie chauvine d'une France à la grandeur perdue mais qui a laissé dans son esprit un certain complexe de supériorité. L'auteur ne recherche pas le réalisme à tout prix, et n'aborde donc pas du tout des questions qui, tels l'épuisement des ressources, le changement climatique, la tectonique des nations ou l'informatisation, étaient pourtant déjà peu ou prou dans les tuyaux aux temps où ce roman a paru. Le choix de suivre la seule piste du vieillissement de la population lui permet de développer son récit à la manière d'un conte contemplatif dont la première phrase aurait aussi pu être: "Il était une fois, mais il n'y a plus, une jeunesse..."

Jean Dutourd, 2024, Paris, Gallimard, 1975.

Egalement lu par Didier Goux. Le magazine suisse "L'Illustré" s'y est aventuré aussi.

En complément, je remonte le commentaire que Fabrice Trochet a laissé sur ce blog; merci à lui pour ce partage!

Nous sommes en 2024, l’occasion de lire le roman de Jean Dutourd intitulé « 2024 ».

En 2024, Paris est devenue une ville fantôme, dépeuplée et quasiment en ruines. Cela ne s’est pas du tout passé comme Dutourd l’avait prévu, bien au contraire ; il s’est largement trompé. Comme il le signale au dos « J’y dévoile ma vision de l’avenir » qui selon lui ne court pas vers la surpopulation mais son contraire la dépopulation. De nos jours, certains en rêvent.

La raison de cette catastrophe ? les femmes se sont refusées à avoir le moindre enfant et les hommes n’ont rien pu ou voulu faire pour contrer ce mouvement. Résultat : l’humanité, est composé principalement de vieillards ; cela a engendré un effondrement de la civilisation. Un jour, le narrateur rencontre un jeune père accompagné de son fils de six ans …

Il se sert de ce roman pour critiquer les défauts de son époque au travers de ses nombreuses digressions. C’est aussi cela qui fait le charme de ce livre. C’est le premier livre de Dutourd que je lis , j’ai été surpris par le plaisir de lecture de ce texte que j’ai poursuivi par « Une tête de chien » tout aussi formidable et même peut-être plus. 

Jean Dutourd a eu une mauvaise réputation, je m’y suis laissé prendre, je constate qu’il fait partie des grands écrivains du XXe siècle, n’en déplaise à ceux qui se font une opinion sans l’avoir lu.


lundi 12 février 2024

Napoléon le Suisse

Georges Assima – On l'a peut-être un peu oublié, mais Charles Louis Napoléon Bonaparte, dit Napoléon III, était suisse: sa naturalisation, il l'a obtenue en 1832 dans le canton de Thurgovie – la demeure familiale d'Arenenberg, vers le lac de Constance, est d'ailleurs devenue un musée. De quoi créer un tropisme helvétique chez l'homme fort du Second Empire? C'est la question à laquelle répond l'ouvrage biographique de Georges Assima "Napoléon III, un Empereur venu de Suisse". 

Court et synthétique, documenté comme il se doit, ce livre se concentre sur certains points forts liés à la suissitude de Napoléon III. L'auteur met en particulier en avant, comme un leitmotiv, sa relation avec Guillaume-Henri Dufour, personnage politique et militaire suisse de haut rang, nommé général à plus d'une reprise après avoir servi dans la Grande Armée de Napoléon Ier. 

Le lecteur découvre ainsi que le parcours de Napoléon III et celui de la jeune Suisse sont intimement liés, l'Empereur montrant un souci constant du pays dont il a la nationalité. L'auteur expose ainsi de façon brève et exacte le rôle qu'il a joué dans quelques crises de jeunesse de la Suisse post-1848, tout en évoquant cette Confédération compliquée, amas de cantons qui étaient alors autant de pays, qu'a été la Suisse entre le traité de Vienne et l'Etat moderne, créé à la suite de la courte guerre civile du Sonderbund (1847).

L'auteur le révèle dès lors: Napoléon III son rôle de médiateur pour régler la situation du canton de Neuchâtel aux prises avec les royalistes favorables à la tutelle de la Prusse, et fait usage du référendum, un outil qui lui a profité à plus d'une reprise, pour régler l'affaire de la Savoie: alors que la Suisse avait des vues fondées sur la région, les Savoyards choisiront d'être Français en 1860. Mais les traités le disent encore aujourd'hui: côté suisse, la porte n'est pas close...

Côté égalité, l'auteur décrit l'action de Napoléon III pour qu'en Suisse, les Juifs soient considérés comme des citoyens parfaitement égaux aux autres: cela permet d'ajuster des situations qui, lorsqu'on les lit dans "Napoléon III, un Empereur venu de Suisse", pourraient paraître kafkaïennes aujourd'hui. Et dans le même ordre d'idées, l'auteur, évoquant la bataille de Solférino (1863), indique le rôle qu'a joué Napoléon III dans le développement de la Croix-Rouge, née de l'esprit d'un certain Henry Dunant – homme féru d'humanitaire, failli puis réhabilité, l'auteur le rappelle en passant.

L'écriture de ce court ouvrage aurait certes pu être plus fluide parfois. Mais qu'importe: l'auteur y fait preuve d'un esprit de synthèse et de pédagogie excellent pour dire, avec des mots simples et factuels, un dix-neuvième siècle historiquement complexe. De plus, "Napoléon III, un Empereur venu de Suisse" éclaire le dernier Empereur sous un jour original: celui de son tropisme helvétique, qui va bien au-delà de cet accent alémanique lourd qu'on lui prête parfois, avec un sourire amusé.

Georges Assima, Napoléon III, un Empereur venu de Suisse, Gollion, InFolio, 2023. Préface de Charles Bonaparte.

Le site des éditions InFolio.

dimanche 11 février 2024

Dimanche poétique 627: Marion Touja

J'attendrai encore...

Une bise légère me glace le sang
Le Mistral crispe mes doigts
Mes lèvres gercent avec le froid
Debout sur la dune je t'attends

La mer est calme ce soir
Je ne vois plus le ciel, ni les nuages
Ni les récifs, ni le rivage
Dans ma tête, seul, règne l'espoir

L'espoir de te voir revenir
L'espoir de te voir sourire
L'espoir de t'entendre rire

La mer est calme ce soir
Elle ne le sera plus demain
Alors je t'en prie reviens
Ou je perdrai l'espoir

L'espoir de te voir revenir
L'espoir de te voir sourire
L'espoir de t'entendre rire

Une bise légère me glace le sang
Le Mistral crispe mes doigts
Mes lèvres gercent avec le froid
Debout sur la dune je t'attends

Ne me laisse pas, tu m'as promis
La richesse, une nouvelle vie
Mais tout ça je n'en veux pas
Je te veux juste auprès de moi

Cela fait bientôt un an
Que tous les soirs, je t'attends
Mon seul ami est le vent
Me reviendras-tu à présent

Je prie les étoiles et les cieux
Pour qu'ils te laissent me revenir
Pour qu'ensemble on puisse de nouveau rire
Qu'enfin on finisse par être heureux...

Marion Touja (1985- ). Source: Bonjour Poésie.

mardi 6 février 2024

Francis Schull, du sang dans la choucroute

Francis Schull – Tout commence avec la narration du crime, dûment circonstanciée à un détail près: le personnage qui tue n'est qu'une silhouette au volant d'une voiture, alors que la victime, le bel Albert, cuve à la place du mort. Qui se cache derrière cette silhouette? Telle est la question posée par "Meurtre aux petits oignons", la deuxième enquête de la postière alsacienne Léopoldine Piquavoine. 

D'emblée, on s'amuse de ce personnage de quinquagénaire qui n'a pas sa langue dans sa poche. A Agatha Christie, elle doit un profil qu'on peut associer à Miss Marple en plus jeune et en tout aussi célibataire, mais aussi un usage efficace de ses petites cellules grises, chères à Hercule Poirot. Le lecteur se délecte de son caractère bien trempé, qui inclut aussi un style de conduite automobile très personnel. Et se demandera si elle ne pourrait pas entrer en politique communale un jour... ce que le roman ne dit pas. Affaire à suivre?

De manière assez classique si l'on pense à l'histoire du polar, l'auteur fait travailler Léopoldine avec deux gendarmes pas forcément futés, en particulier Schmitterling, dit Schmitty, dit "L'Andouille", dit "Oliver Hardy", qui navrera (mais avec le sourire!) le lecteur le plus patient. Avec lui, Loiseau, son subordonné, dit "Stan Laurel", semble prometteur mais trouvera le moyen de se planter. Et en face, d'improbables suspects: très vite, on distingue que la victime est un coureur de jupons qui a toujours aimé piquer les copines de ses petits camarades de classe. De quoi susciter des envies de vengeance très masculines!

L'humour est omniprésent dans ce roman policier un peu fou, aux raccords parfois imparfaits (Loiseau est-il présent ou absent lors du premier rapport à la hiérarchie policière?), qui met au jour les rognes des uns et des autres pour interpeller le lecteur sur les siennes. L'auteur fait feu de tout bois: il y aura des quiproquos et des incompréhensions, des moments où le lecteur sera directement interpellé ou invité à visiter un peu les coulisses de la narration: faut-il transcrire l'accent des personnages, et jusqu'à quel point est-ce supportable? Au travers d'un lointain cousin américain de Léopoldine Piquavoine, la question est posée. Enfin, l'auteur surjoue les consonances germaniques associées au cru en inventant des noms de localités aussi crédibles qu'improbables, assemblant par exemple des morceaux de Zimmersheim, Obernai et Riquewihr pour recréer Oberwirheim, lieu où Léopoldine Piquavoine travaille.

Mais s'il y a bien un motif omniprésent dans "Meurtre aux petits oignons", c'est bien celui des plaisirs de la table sous toutes leurs formes, et Dieu sait qu'il y en a en Alsace. Si c'est à la mythique Auberge de l'Ill que se noue le drame (il y a des étoiles au Michelin en jeu, c'est dire...), c'est bien autour de choucroutes garnies ou de carpes farcies que l'enquête avance. Cela, sans oublier le crémant, le riesling ou les alcools blancs qui agitent les esprits. Déclinée à maintes reprises au fil du récit, la triplette de l'accueil est du reste sympa, dite en alsacien: "Schmutzala – Brédala – Schnapsala", soit "petits bisous – petits gâteaux – petit schnaps". 

Porté par une écriture amusée et alerte, assumant jusqu'à la scène finale ce qu'il doit à Agatha Christie, "Meurtre aux petits oignons" constitue la suite d'une première aventure de Léopoldine Piquavoine, "Vengeances tardives". Si les références à ce premier opus sont nombreuses dans le deuxième, rien n'entrave une lecture isolée de "Meurtre aux petits oignons". Et quelques portes restent ouvertes, laissant entendre l'avènement d'un tome trois. Reste que l'auteur réussit, au fil de pages aussi généreuses qu'une bonne choucroute garnie, à recréer une planète Alsace littéraire en jonglant adroitement, sans trop se prendre au sérieux, avec des stéréotypes du cru favorables à la création d'une connivence avec le lecteur, ainsi qu'avec les caractères de ses personnages.

Francis Schull, Meurtre aux petits oignons, Bernay, City Editions, 2021.

Le site de City Editions.

Lu par CocoDes plumes et des livres, Follow The Reader, Ka-LightSaveur littéraire

lundi 5 février 2024

Louise Bonsack, l'écriture confisquée

Louise Bonsack – Et si, dans un avenir pas si lointain, l'écriture était confisquée par une poignée de puissants qui en aurait l'usage exclusif? Et s'il était possible de faire sortir les dissidents de la réalité? "Des êtres presque transparents", premier roman de Louise Bonsack, imagine un tel univers, certes inquiétant. Mais même dans la plus policée des sociétés, par exemple celle mise en scène par l'auteure, il y a un grain de sable, forcément... l'amour, peut-être?

En effet, la romancière met en scène deux personnages qui s'aiment et ont été séparés par la "déréalisation", un procédé technologique permettant d'expédier les gêneuses et gêneurs dans un monde parallèle au monde réel, mais sans contact avec lui, et d'en faire, comme le dit le titre du livre, des êtres presque transparents, immatériels, qu'on ignore et qu'on contourne tout naturellement quand on appartient encore au réel de ceux qui ne se révoltent pas. Il est permis de voir dans ce monde parallèle une sorte de purgatoire, à la différence près qu'il n'existe aucun espoir d'en sortir, si ce n'est par ses propres moyens.

Et ce couple, alors? Lui est devenu un haut fonctionnaire, responsable de l'écrit et chargé de rédiger un manifeste à ce sujet, alors qu'elle, précisément nommée Elle, a été déréalisée. Depuis, lui tague son nom un peu partout en ville, prenant des risques puisque les mots écrits sont interdits. D'une dimension à l'autre, se retrouveront-ils? Faudra-t-il une révolution pour y arriver? Le lecteur suit en particulier Elle, déréalisée donc, retrouvant dans un monde parallèle des personnages aux pseudonymes d'écrivaines connues – dont les phrases se retrouvent en exergue au début des chapitres. Peu à peu, dans un mouvement mené par les femmes ainsi invisibilisées et qui passe par des mots tatoués, les déréalisés retrouvent leur place dans le monde du réel. Symbole de cette matérialité retrouvée? "Elle a une ombre.", dit simplement la toute dernière phrase du roman.

En s'attaquant à l'hypothèse de la confiscation de l'usage des mots à l'écrit, l'auteure interpelle sur la question de la liberté d'expression, mise à l'épreuve par un régime qu'on devine dictatorial et bureaucratique – et qui, si l'on y pense, présente quelques similitudes avec celui dans lequel nous évoluons et où la censure, institutionnelle ou privée, est une tentation constante. "Des êtres presque transparents" peut même être vu comme l'expression d'une volonté, de la part de l'écrivaine, de conjurer la crainte qu'on lui retire son outil de travail sacré: les mots.

Louise Bonsack, Des êtres presque transparents, Prilly, Aux Presses Inverses, 2024.

Le site des éditions Aux Presses Inverses.


dimanche 4 février 2024

Dimanche pétique 626: Charles Guérin

Ah! ce bruit affreux de la vie!

Ah! ce bruit affreux de la vie! 
Et que dormir serait meilleur 
Dans la terre où le caillou crie 
Sous la bêche du fossoyeur!

Le soleil a toute ma haine; 
Je suis rassasié de voir 
Sa lumière quotidienne 
Se rire de mon désespoir.

Ah! pouvoir donc enfin m'étendre 
Dans le seul lit où l'on soit seul, 
Et dans l'ombre attentive entendre 
Les vers découdre mon linceul!

Et, quand en moi l'être qui pense 
Sera dissous lui-même, alors, 
Au cœur de l'éternel silence 
N'être qu'un mort entre les morts!


Charles Guérin (1873-1906). Source: Bonjour Poésie.